La lecture en contexte scolaire est dirigée par le souci de répondre aux questions des enseignants. En répondant à ces questions professorales, les élèves apprennent à mettre en œuvre la façon de lire analytique attendue au lycée. De la sorte, ils mettent aussi en suspens ou second plan une appréhension pragmatique des textes. Toutefois, les élèves poussent parfois la logique au-delà de ce qui est attendu scolairement : si ces questions sont conçues comme devant orienter leur regard sur des marques textuelles précises, elles sont rarement conçues pour orchestrer une lecture partielle des œuvres. Or cela arrive parfois.
La plupart des élèves interrogés orientent et effectuent leur lecture au gré des questions professorales. Ils ne lisent et/ou ne retiennent du texte que, ou prioritairement, ce qui permettra d’y répondre, parce qu’il faut bien pouvoir y répondre. Ils s’attachent à telle ou telle marque textuelle (les figures de style, les champs lexicaux, la récurrence d’un chiffre, les personnages, les lieux et moments de l’action...) mais quelquefois aussi à tel ou tel passage d’une œuvre intégrale :
‘« je m’en rappelle plus du tout en fait de Senso... (ouais ?) ouais [petit rire] Nan, je m’en rappelle plus du tout de l’histoire ! (tu l’avais lu ou euh... tu l’avais...) non, en fait je l’ai étudié vite fait en classe avec eux, mais... (ouais !) je l’ai même pas lu entier ! [petit rire] (pas en entier) nan ! [petit rire] (tu lisais les passages que la prof donnait, et tout ça) ouais ! [petit rire] » (Karine ; père : technico-commercial, au chômage au moment de l’entretien, a été informaticien ; mère : comptable dans l’informatique ; parents bacheliers)La manière dont débute l’entretien avec Pierre-Jean est significative de l’attention que cet enquêté, comme tant d’autres, accorde aux questions professorales posées sur les textes : non seulement il les évoque comme accompagnement nécessaire des lectures scolaires, mais il demande aussi de préciser les questions avant de se lancer dans une présentation des lectures scolaires :
‘« (pour commencer est-ce que tu peux me parler des différents textes... que t’as lus... pour les cours de français cette année. Donc à la fois ce que t’en as retenu et puis... si t’avais aimé, pas aimé... et tout ça ?) les différents textes ? (ouais !) euh... [petit silence] Pff’ ! Ben je m’en rappelle mais pas des titres [il a l’air anxieux] (ouais ? Je peux t’aider hein si t’as... même raconte l’histoire. C’est pas... c’est pas grave) [petit silence] Y en a tellement ! Ben... je peux pas dire des livres ?(si, si, si !) ben Le Misanthrope (ouais ?) [petit silence] faut que je dise quoi ?(ouais ben... ce dont tu te souviens ! Si, et puis... ce qui t’avait plu... ou déplu... et puis ce que vous aviez fait en classe... et tout ça !) Euh... t’façons c’est toujours pareil, on... Ben... madame E elle nous a posé des questions, c’est tout (ouais ?)Elle nous a donné une fiche où y avait des questions... fallait répondre(tu te souviens des questions ?) [petit silence] Ouais à peu près (c’était quoi ?) ‘‘Analyser... les paroles de Célimène’’, quèque chose comme ça » (Pierre-Jean ; père : câbleur, en invalidité, scolarité en Inde ; mère : éducatrice, pas d’études)’Le repérage des éléments textuels étudiés s’accompagne souvent de pratiques qui interrompent le cours de la lecture : les enquêtés déclarent prendre des notes, copier ou surligner des passages, rédiger des réponses, etc. 1078 Selon l’intériorisation des questions par les élèves, ces pratiques précèdent les demandes professorales ou leur succèdent. Dans les deux cas, elles constituent des façons de s’autocontraindre. Ce sont des « technè de contrôle de soi » 1079 permettant aux enquêtés de retenir des textes ce que les enseignants demandent d’en retenir et en même temps de ne pas se laisser prendre par l’histoire à l’occasion d’une lecture scolaire. Elles manifestent également le souhait de limiter les lectures inutiles : en repérant dès la première lecture les éléments susceptibles d’être étudiés, les enquêtés qui lisent peu de littérature en dehors des recommandations scolaires, veulent avoir une lecture efficace. Les enquêtés qui rendent compte de telles pratiques se montrent peu soucieux d’afficher une lecture intéressée ou peu gênés de mettre en avant une lecture fortement dépendante des consignes scolaires voire même attentifs à rendre compte des techniques de travail intellectuel :
‘« [à propos de La Peste] on a un questionnaire sur chaque chapitre et en fait on a des questions donc... ouais c’est vrai que c’est plus des questions de grammaire, d’énonciation, des machins comme ça mais... nan je... / (/ du coup tu t’en sers de ces questions-là pour lire ? [...] t’essayes d’y répondre ? A ces questions maintenant ?) ouais ben... (en même temps ?) pas le choix... Ouais ben... t’es obligée... (ouais ?) Euh... surtout parce qu’en plus tu dois faire... comme une carte d’identité à chaque personnage... (hum... ?) à des personnages qu’elle nous a nommés... la prof sur la feuille (ouais !) Et... pour chaque personnage et ben t’sais tu dois dire la situation familiale... professionnelle, qu’est-ce qu’i pense de la maladie donc... T’sais à chaque fois que... on parle d’un personnage et qu’on parle de ses pensées tout ça de... comment i vit et tout ça t’es obligé de souligner et puis de... (ah ouais ?)Si certains enquêtés reconnaissent la légitimité de la lecture in extenso et sont gênés lorsqu’ils mentionnent des lectures partielles d’œuvres étudiées en classe, d’autres enquêtés, comme Isabelle, Maxime, Leïla ou Sophie, considèrent avoir lu entièrement des romans, alors même qu’ils ont « sauté » des pages, voire des chapitres.
‘« Le Rouge et le noirj’ai tout lu mais... j’ai sauté... une, pff’... je sais pas cinquante pages [petit rire] » (Sophie ; père : médecin, doctorat de médecine ; mère : sans profession, garde des enfants à domicile, a été laborantine, bac technique ; parents séparés depuis qu’elle a 5 ans, elle vit avec sa mère)Isabelle justifie ce saut de « chapitres » par la nécessité d’avoir fini le roman le jour du contrôle de lecture. Maxime l’attribue aux décalages entre envie de lire et échéancier des études de passages. Sophie renvoie cette pratique du saut de pages au manque de plaisir éprouvé à la lecture de l’œuvre de Stendhal. Malgré les objectifs pédagogiques 1080 , le contexte scolaire permet aux enquêtés dont la lecture de littérature classique est circonscrite à ce contexte de revoir la définition de l’expression « en entier » ou de lecture d’une œuvre. Lire « en entier » signifie alors lire seulement ce qui est nécessaire à l’étude 1081 , voire seulement ce qui est lu et évoqué en classe.
Lire en fonction des questions posées et repérer ce qui est demandé sont des gestes lectoraux qui découlent de l’inscription de la lecture dans des relations d’enseignement (cf. supra, chapitre 6) : ils permettent une lecture informative-sélective consistant à identifier dans les textes des informations nourrissant les réponses à apporter aux questions professorales. On rejoint et on comprend de la sorte le constat fait par E. Fraisse de la variation des manières de lire estudiantines selon les filières d’études : « On voit ainsi se dessiner un paysage intellectuel et pédagogique dans lequel les exercices 1082 définissent les contours de différents modèles d’accès à l’information » 1083 . La variation des types d’imprimés en fonction des exercices ou des consignes 1084 et des manières de s’emparer des textes caractérise la lecture effectuée en situation d’enseignement : il s’agit d’une lecture de type informatif indépendante des textes mêmes (textes littéraires ou informatifs). Toutefois, les consignes et exercices scolaires n’ont pas une efficacité universelle 1085 . Les « modèles d’accès à l’information », par une lecture sélective et orientée, ne correspondent pas nécessairement aux consignes scolaires : devenue non lecture, la sélection contrevient par exemple aux attentes professorales d’appréhension analytique des textes. Les élèves « font avec » les conditions scolaires de lecture (obligation, questions, etc.). Ils « retraduisent » les exigences professorales dans l’ordre de leur logique propre. Retraductions de consignes lectorales plus ou moins explicites et exercices, les façons de lire effectives en contexte scolaire sont le produit de l’agencement de plusieurs éléments :
Parmi les enquêtés, ceux dont les lectures sélectives sont aussi des lectures partielles des œuvres ont des caractéristiques particulières. Ce sont plus souvent des enfants de parents non bacheliers et faibles lecteurs de littérature (qui plus est, classique). Leurs résultats scolaires en français ont été incertains et variés au cours de la scolarité. Ils accordent peu de temps à la lecture de livres et leurs pratiques et conditions de vie déclarées sont peu favorables à cette dernière (nombreuses occupations et sollicitations non lectorales). Ce sont enfin des lecteurs moins entraînés à des lectures longues et prolongées qu’à des lectures partielles telles que le sont souvent celles de magazines 1086 .
Ainsi, les sélections opérées par les élèves sont d’une part le produit de l’organisation de l’enseignement du français et révèlent les habitudes lectorales qui se constituent en classe de seconde. Elles manifestent d’autre part la mobilisation d’habitudes lectorales constituées antérieurement (à l’école ou non) et potentiellement mises en œuvre sur d’autres types d’imprimés que les textes littéraires, et dans d’autres contextes de lecture que le contexte scolaire. Autrement dit, les lycéens réactivent et renforcent des habitudes lectorales en se saisissant des questions professorales.
Pratiquant une lecture sélective et orientée par des questions professorales, les élèves mettent en suspens une appréhension pragmatique des textes : en effet il ne s’agit pas de se laisser prendre par le texte, mais d’avoir prise et emprise sur lui en lisant avant tout ce qui permettra de répondre à la demande scolaire. En classe, ils sont guidés par leurs enseignants qui orientent leur regard et leur attention sur tel ou tel aspect des textes, qui corrigent leurs réactions lectorales, etc.
Lorsque les élèves choisissent un sujet de devoir, les textes et les réactions lectorales relevant d’une appréhension pragmatique passent également au second plan, derrière les questions professorales et la maîtrise des savoirs et savoir-faire permettant d’y répondre. Le choix s’effectue, parfois même avant la lecture du texte, sur la base des questions posées par l’enseignant, ou sur la nature supposée des questions en fonction du type de texte-support. L’importance accordée par les élèves aux consignes de lecture se perçoit aussi dans les déclarations de goût pour tel ou tel type de texte. Ces dernières dépendent souvent des facilités ou difficultés rencontrées pour la réalisation de consignes propres aux différents sujets et types de textes :
‘« Y a pas de rédaction à faire, c’est pour ça que je l’ai pris [ce sujet], et c’est sur... c’est sur quoi ? Je sais pas trop parce que je l’ai même pas encore... je l’ai pas commencé [à lire le texte du DM] Mais en fait j’ai choisi tout de suite parce que... y avait pas de rédaction quoi [petit rire] [...] c’étaient des champs lexicaux, et des trucs, en fait j’avais lu les questions et ça m’avait paru plus... plus facile quand même, donc c’est pour ça que je l’ai pris » (Sophie ; père : médecin, doctorat de médecine ; mère : sans profession, garde des enfants à domicile, a été laborantine, bac technique ; parents séparés depuis qu’elle a 5 ans ; elle vit avec sa mère)Habiba déclare préférer étudier des textes argumentatifs que réaliser des commentaires composés. Ici encore, la plus ou moins grande maîtrise des exercices prime sur les textes mêmes :
‘« On avait fait Le Dormeur du val (ouais...) çui-là, ça va, il était pas mal (le poème ?) ouais... Ben je l’avais déjà... / (/ qu’est-ce qui t’avait ? /) / nan, je pense que je l’avais déjà lu au collège parce qu’i me disait quèque chose (ouais...) mais... mais si ça va il était bien pour faire le commentaire composé aussi... (ouais) Et puis on l’a fait avec la prof vu que c’était... notre exemple quoi ! La... première fois qu’on faisait le... commentaire composé (ouais) ça va, c’était pas mal. On avait vu les couleurs... euh... le son... on avait vu... 'fin... plein de trucs (ouais ? Tt’ ! Et ça, ça... t’aimes/ Entre... ouais, ce que je me disais, c’est... et les textes pour l’argumentation ?) nan, moi je préfère l’argumentation en général(ouais ? Pourquoi ?) ben parce que je sais pas, j’ai... j’y arrive mieux... (hum !) l’argumentation... 'fin quand i demandent de trouver les arguments, les trucs comme ça... j’aime bien parce que... le commentaire composé c’est moins concret quoi sur des trucs euh... plus abstraits en fait, i faut voir des choses... des couleurs... et tout (mouais) et moi je les vois pas forcément les trucs comme ça... » (Habiba ; père : maçon, en invalidité depuis l’enfance d’Habiba ; mère : femme au foyer ; scolarité primaire des deux parents en Algérie) ’Les propos des enquêtés rejoignent les analyses des contraintes lectorales lycéennes du chapitre 6 : des questions particulières correspondent aux différents types de textes (genres littéraires ou types de discours). L’importance accordée par les élèves aux consignes de lecture est liée à l’évaluation des habitudes lectorales en contexte scolaire, et à l’inégale maîtrise des différents exercices 1090 . Elle manifeste aussi la manière dont s’intériorise l’association entre des types de texte et des façons de lire qui posent aux textes des questions particulières et désignées comme essentielles et primordiales, autrement dit, la manière dont l’enseignement lectoral construit et rend possible l’efficacité textuelle : peu à peu les élèves apprennent à doter les textes des appropriations dont ils sont redevables en contexte scolaire.
Le souci de répondre à la demande scolaire de lecture (et autant que possible, y répondre adéquatement, quels que soient les moyens mis en œuvre pour y parvenir) s’articule à une conception de la lecture comme travail scolaire. Des représentations particulières du cadre et des conditions de réalisation de l’activité sont attachées à cette conception de la lecture.
M. Millet, Les Etudiants de médecine et de sociologie à l’étude, op. cit., p. 626.
B. Lahire, La Raison des plus faibles, op. cit., p. 132.
Ainsi madame E me dit-elle « Mes élèves, enfin bon... je sais pas si c’est ce que tu vérifieras mais, i z’ont très très peu l’habitude de lecture, ce qui fait que la plupart ne lisent pas entre [les extraits étudiés d’une œuvre intégrale]. Donc, certains n’ont appréhendé Le Misanthrope que par les passages que l’on a étudiés en cours... et pas par ce qu’y avait entre (Mais c’est pas obligé, ’fin c’est pas...) Ah si c’est obligatoire (Hum) Mais eux s’en dispensent. C’est pas... Si si, c’est obligatoire (Hum hum) Ce qu’y a c’est que si tu veux, moi après... De quelle façon je vais vérifier ça ? Euh... est-ce qu’i faut que je demande en entrant en classe chaque fois un contrôle... Tu vois, est-ce qu’i faut que je fasse ? ç a me fait perdre beaucoup de temps. Donc... ben... je laisse entendre au début que i faut absolument lire parce qu’à tout moment je peux faire une vérification de lecture, mais en fait je la fais pas. » (Madame E).
« On sait par exemple, que seulement 15 % des étudiants en sciences lisent in extenso les livres, alors que c’est le cas de 44 % des étudiants en lettres. [...] On peut se demander si l’on n’a pas ici un indice de l’existence de modes de lecture spécifiques - plus documentaires que littéraires - qui impliquent, notamment, la recherche d’informations précises », B. Lahire, Les Manières d’étudier, op. cit., p. 150. Les analyses réalisées conduisent toutefois à se demander si la lecture in extenso que les étudiants de lettres déclarent mettre en œuvre ne recouvre pas des mises en pratique différentielles (à l’instar d’Isabelle ou Véronique qui « lisent tout en sautant des chapitres ».
Si les élèves de seconde n’ont pas à répondre en français à des QCM, ils doivent cependant répondre à des questions précises avant d’avoir à réaliser des dissertations ou des commentaires. De plus, ces derniers exercices sont, au moment de l’enquête, précédés de « questions d’observation ».
E. Fraisse, « Les Lectures des étudiants », op. cit., p. 172.
E. Fraisse distingue le recours différentiel des étudiants à des livres de référence, des manuels, des polycopiés, des cours.
Des façons de lire différentes peuvent répondre aux mêmes consignes lectorales ; cf. infra, chapitre 8.
Selon C. Détrez, les magazines autorisent une « lecture [...] partielle, superficielle, fractionnée dans le temps », C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 69.
Les élèves de madame B ont eu le choix de réaliser une fiche de lecture soit sur Les Rêveries du promeneur solitaire, soit sur Dom Juan, soit sur La Peste, soit sur Rhinocéros.
Les élèves devaient réaliser un compte rendu de lecture : donner et justifier leur appréciation du livre, résumer une scène qu’ils ont trouvée significative de l’œuvre, citer le lieu de l’action, donner le nom de l’auteur, la date de parution, la maison d’édition...
Monsieur C a justement conçu ce groupement de textes sur l’adolescence du fait de l’appréciation de ce thème par ses élèves lors de l’étude du roman de V. Larbaud. L’appréciation de ce roman repose non seulement sur le thème qu’il déploie mais aussi sur les consignes lectorales spécifiques à ce type de textes : entraînés à y répondre depuis longtemps, les élèves ne sont pas mis en défaut par de telles consignes et les « apprécient » donc plus (l’appréciation n’est pas nécessairement liée au goût pour les consignes).
Cette importance accordée par les élèves à la compréhension des consignes fait pendant à celle que lui accordent les enseignants, cf. supra, chapitre 6.