3) Les représentations du lire scolaire

C’est parce que dans « sa mise en œuvre, la lecture pour le travail n’est pas indépendante d’une lecture perçue comme travail » 1091 , que certains élèves interrogés l’associent à des attitudes particulières 1092 , aussi bien corporelles qu’intellectuelles 1093 . Ils décrivent alors les moments de lecture pour l’école par le lieu 1094 qu’ils choisissent pour lire (bibliothèque, lieu isolé, bureau, etc.), le temps passé à réaliser les lectures scolaires et par les pratiques qu’ils mettent en œuvre pour se concentrer sur les textes (lecture à voix haute, relecture, etc.). Quelques-uns insistent sur les conditions différentes de réalisation des lectures scolaires et extra-scolaires 1095 . L’évocation des conditions de lecture suggère la mise en œuvre de pratiques d’autocontrainte visant à reconduire les situations scolaires de production d’un travail. Les conditions de lecture déclarées sont peut-être plus révélatrices d’un souci d’une « présentation de soi » comme élève sérieux qu’elles ne traduisent des pratiques effectives. Cependant, elles restent significatives des représentations de la lecture scolaire par bon nombre d’enquêtés 1096 . Rejoignant l’organisation scolaire des apprentissages et des activités individuelles, elles témoignent de son intériorisation comme condition favorable à la lecture. Elles varient selon les conditions d’existence et de coexistence des enquêtés plus ou moins propices à la skolè 1097 . La plupart des enquêtés, habitués au silence et à l’isolement domestiques, se déclarent gênés par le bruit et les usagers des bibliothèques publiques. Ceux qui fréquentent seuls les bibliothèques depuis l’enfance et qui ont souvent noué des liens avec le personnel de bibliothèque (médiateurs du livre ou bibliothécaires), y trouvent au contraire des documents apportant des aides à la lecture ou un moyen de se soustraire aux sollicitations familiales 1098  :

[1] Maîtriser chez soi les sollicitations extra-lectorales :
« quand je lis pour l’école [...] en général c’est chez moi parce que... je travaille chez moi, je lis à mon bureau » (Marie ; père : gestion de production, « fac » ; mère : comptable, BEP puis cours par correspondance)
« le français je peux pas le faire au CDI, je peux faire les autres choses mais... pas le français, je sais pas pourquoi c’est comme ça [petit rire] Je préfère être chez moi toute seule, ’fin dans un coin puis être dans le texte [...] quand y a des mots qu’on comprend pas, on les cherche [dans le dictionnaire] » (Samantha ; père : électricien, au chômage ; mère : technicienne de méthode à la SCAPEL, arrêt maladie longue durée, BTS ; beau-père : profession et études non déclarées ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans)
« [je travaille] chez moi ouais, le français i faut que... je sois au calme, qu’i y ait aucun bruit autour, c’est... une des seules matières où... faut que je sois... carrément isolée quoi pour arriver à... tirer quèque chose » (Valérie ; père : informaticien, bac et IUT informatique ; mère : ATSEM, CAP assurance puis CAP d’employée de bureau ; parents séparés depuis quelques mois, elle vit avec sa mère)
« franchement pour la... bibliothèque les fois où j’y suis, ça peut se compter sur les mains... (hum !) non je... Non. J’ai... pratiquement tout ce qu’i faut chez moi donc... puis quand j’ai vraiment un problème... je vais à, au CDI... » (Caroline ; père : agent technique, études non déclarées « un scientifique » ; mère : coiffeuse, s’est arrêtée de travailler à la naissance de son 3ème enfant, CAP coiffure)
« [les livres pour l’école] je les lis dans ma chambre, puis c’est tout. Nan parce que dans le salon y a... souvent la télé et... (ouais ?) ça... ça distrait » (Emmanuel ; père : chauffeur de camion ; mère : aide-soignante de nombreuses années, en recherche d’emploi ; scolarité primaire des deux parents au Portugal)
A propos de la lecture du Père Goriot : « j’aime bien quand y a aucun bruit [...] j’aime lire quand je suis seule, d’ailleurs là y a pas longtemps, j’étais avec mon grand-père, j’étais chez lui, et je lisais, et à chaque fois... i me regardait et i me disait ‘‘Mais qu’est-ce tu lis ? et qu’est-ce tu fais ça ?’’ Oh j’ai dit : ‘‘Arrête de parler’’. Parce que... moi je peux pas lire si quelqu’un parle, i faut qu’y ait... aucun bruit [...] sinon faut que je reprenne la phrase parce que sinon j’ai pas compris, faut vraiment être concentrée sur le livre hein » (Isabelle ; père : policier, niveau bac ; mère : vendeuse, après avoir été modiste, arrêt des études à 14 ans)
« j’ai vraiment besoin d’un petit espace pour me concentrer et pour pouvoir travailler [le français] Et j’ai une maison de campagne par exemple c’est impossible que je travaille là-bas quoi, t’as plein de trucs à faire dehors, tu vois i fait super beau, euh... quand i pleut t’as envie d’aller chercher des escargots, c’est... Je peux pas travailler là-bas, j’ai pas d’endroit à moi vraiment pour m’établir avec mes p’tits cahiers et mes crayons et tout, et pour... me concentrer » ; « moi [les livres pour les cours de français] je les lis... soit à mon bureau [...] » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)
[2] Trouver hors de chez soi les espaces propices aux lectures scolaires
« je fais tout pour aller à la bibliothèque parce chez moi à chaque fois faut que je bouge, j’arrive pas [...] à rester longtemps... en place. C’est pour ça... je préfère mieux aller à la bibliothèque [...] ça me permet de mieux travailler, c’est calme et... je suis pas tenté d’aller... vers le frigo ou... de me promener par ci par là [...] j’y vais surtout pour le français [...] parce que le français... vraiment, faut se concentrer... » ; « (t’y vas tout seul ? à la bibliothèque) ouais tout seul(t’y vas pas avec des copains ?) nan parce qu’après on discute et tout (ah ouais ?) c’est pas... ça je sais que on discute, ’fin... mercredi à mon avis je vais aller avec des copains (ouais) parce que... c’est un travail qui est... çui-là c’est... ça va être surtout du... recopiage (ouais) parce c’est un exposé donc on n’a pas à réfléchir (ouais) Sinon le samedi j’y vais tout le temps le... tout seul(ouais) le samedi (le matin) ouais j’ai demandé à personne de... je demande pas qu’on m’accompagne » (Kamel ; père : soudeur ; mère : sans profession ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)
« pour le... cours de français y a... c’est vraiment la bibliothèque qu’i faut, y a tout, je trouve que c’est vraiment bien une bibliothèque [...] Quand je suis dans une bibliothèque, je veux être... tranquille, personne me parle, je veux être dans le livre et tout [...] faire des recherches sur les livres que j’ai lus, sur l’auteur et tout, je fais des photocopies sur les résumés du livre » (Tasmina ; père : gérant dans la restauration, après travail dans l’import-export, études de radiologie puis de commerce au Pakistan ; mère : femme au foyer, après avoir été professeur d’histoire au Pakistan ; elle vit en France avec ses parents depuis 11 ans)
[3] Passer du temps à lire et travailler les textes
« (généralement quand tu fais ces préparations, tu mets combien de temps à peu près pour les faire ? ça te prend du temps ? Ou euh... ?) ben je pff’... je lis le passage... et puis après ben je les relis... (ouais ?) après ben je lis les questions... ben ça dépend ce que je fais en... 'fin elle nous donne une semaine à l’avance donc... je les fais... bien le week-end, tout le week-end... Et puis après... mardi soir après que ça soit terminé ou lundi soir... pour bien... (tu mets une heure à peu près pour le faire ou... ?) ouais, ou deux heures... ! Deux heures, trois heures... (ah ouais ?) ça dépend ouais ! Ben si j’ai bien compris ou pas (hum !) si j’ai bien compris, bon, je peux mettre une heure et demi deux heures... (ouais !) donc... (sinon ça met plus longtemps /) / Ben sinon ouais c’est plus de temps euh... » (Sylvia ; père : lamineur ; mère : femme au foyer après avoir été ouvrière au Portugal dès l’âge de 12 ans ; scolarité primaire des deux parents au Portugal)
« ([les préparations domestiques sur Le Misanthrope] c’est des choses que... t’arrivais à faire ou euh... ?) ouais j’arrivais à le faire (ouais ?)je prenais beaucoup de temps mais... j’arrivais à les faire [...] (quand tu dis que ça te prenait beaucoup de temps, c’t-à-dire, tu mettais à peu près combien pour euh... ? De temps pour le faire ?) ben pour deux questions en général je fais... en une heure ou deux heures [silence] C’est... des fois cinq ! Nan, c’est, ça dépend, des fois je mets quatre heures (ouais ?) quatre heures... » (Pierre-Jean ; père : câbleur, en invalidité, scolarité en Inde ; mère : éducatrice, pas d’études)
« (quand elle demande par exemple de faire... des préparations... sur le portrait des personnages et tout ça, tu les fais ou euh...) euh... si je les fais, mais je les prépare surtout à l’oral parce que après en lecture, on n’écrit pas la même chose qu’on dit, donc en fait je les prépare le plus souvent à l’oral, comme ça si elle m’interroge je peux répondre, mais... je les écris pas [...] Y a des choses que je trouve pas ! Mais bon... sinon en... global je trouve... ce qui est dit quoi (c’est quoi que tu trouves pas ? par exemple ?) ben... les trucs un peu approfondis quoi, mais vraiment les p’tits trucs... qui sont très recherchés, où i faut voir toutes les structures... et tout... (hum) et là je les trouve moins, parce que/ Enfin... je sais que je pourrais les trouver, mais bon... faudrait vraiment que j’y alle à fond et que... que je lise le livre, tout tout tout tout ! (hum [pause] Quand tu fais ce genre de... préparation à l’oral, tu... tu passes combien de temps à peu près ?) ben... le temps de relire et puis après, pff’... une demi-heure(une demi-heure ? /) / le temps de bien la relire... de bien comprendre et après... de préparer le truc » (Arthur ; père : dermatologue ; mère : radiologue ; tous les deux docteurs en médecine)
Inversement, les enquêtés qui déclarent passer peu de temps à leurs préparations, disent aussi que c’est insuffisant pour répondre aux exigences scolaires :
« (tu faisais les lectures analytiques... [sur Le Hussard sur le toit] ? qu’i fallait faire dessus ?)nan ! [petit rire des deux] Franchement nan je les faisais pas (hum) J’en ai fait une ou deux quoi mais... pp’. ça m’a gavé [...] Je lisais quand même [les extraits étudiés]. Nan, parce que c’est pas... je le fais pas parce que... parce que pff’ j’ai autre chose à faire, c’est que... c’étaient pas les passages qui me disaient tellement quoi [...] puis bon étant donné que... je voulais faire S... le français [petit rire](t’as relâché ton attention) ouais... Voilà. Mais... mais bon, ça n’empêche que je lisais quand même les passages ouais pour voir... ce qu’i nous demandait quand même parce que... donc voilà quoi » (Nadine ; père : commercial en milieu scientifique, après avoir été ingénieur chimiste, bac +5 ; mère : pharmacienne, chef de laboratoire, a longtemps travaillé pour l’agence française du médicament, est depuis peu à l’OMS, études supérieures)
« (tu les fais parfois les... les préparations qu’elle demande ?) les préparations ? (tu sais dans... sur Dom Juan elle disait... ‘‘Vous dressez le portrait de...’’) ah oui oui, oui ! Euh... [petit rire](ou pas trop ? [petit rire]) nan si ça dépend enfin... ça dépend. Par exemple... si j’ai... une interro à réviser pour la semaine d’après et que je m’avance... et ben... nan... je vais pas le faire ! Et... 'fin je vais pas le faire en tous cas... je vais le faire rapide... » (François ; père : balisticien, nombre d’années d’études après le bac inconnu ; mère : sans profession, possède une maîtrise de philosophie)
[4] S’efforcer de relire les textes
« Britannicus [...] je comprends pas grand chose... ben, le premier chapitre je l’ai lu au moins... deux fois, trois fois, [petit rire] pour comprendre » (Sophie ; père : médecin, doctorat de médecine ; mère : sans profession, garde des enfants à domicile, a été laborantine, bac technique ; parents séparés depuis qu’elle a 5 ans ; elle vit avec sa mère)
« je lis souvent à voix haute, je lis jamais à voix basse parce que comme ça ça rentre mieux et puis... tu parles donc t’entends ce que tu dis en même temps, tandiss que quand tu penses... » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)
A propos de Madame Bovary : « je bougeais les lèvres pour bien... que ça rentre, parce que sinan après... je pensais à autre chose, je lis et après... je pense même pas au machin, je suis en train de lire et je pense à autre chose [...] je me retrouve deux pages plus loin et [...] j’ai rien compris » (Matthieu ; père : agent de maintenance, CAP puis formation par l’AFPA ; mère : directrice d’un centre social, maîtrise d’économie ; parents séparés, il vit avec sa mère)
« [les textes étudiés en cours de français] i faut que je les lise au moins dix fois pour savoir de quoi i parlent, i sont trop durs » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)
« quand on le connaît pas on comprend pas tout de suite en fait, faut le lire plusieurs fois » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)
« Les Rêveries du... promeneur solitaire [...] fallait que je relise plusieurs fois les chapitres parce que je comprenais vraiment rien » (Véronique ; père : cadre commercial au chômage, équivalent baccalauréat ; mère : hôtesse d’accueil, études d’hôtesse de l’air)
« pour le français [...] faut que je lise plusieurs fois le... texte, t’sais i faut que... je me concentre sur le texte, i faut que je le relis plusieurs fois pour le comprendre » (Kamel ; père : soudeur ; mère : sans profession ; scolarité primaire des deux en Algérie)’

Parce qu’ils doivent répondre à une demande scolaire investie de différents enjeux, les élèves interrogés adoptent des pratiques qui leur permettent d’y parvenir. Ces pratiques peuvent être appréhendées comme gestes d’autocontrainte. Elles passent pour certains enquêtés par la recréation des conditions scolaires de lecture (isolement, silence, bureau, documents de travail, relecture, etc.). Le suivi scrupuleux des consignes professorales constitue l’élément le plus significatif. L’ensemble des enquêtés en témoigne. Ce suivi conduit les enquêtés à mettre au second plan les réactions lectorales relevant d’une appréhension pragmatique : pour les non-lecteurs de littérature, cette appréhension est généralement mise en veille ; pour les lecteurs de littérature, elle est généralement canalisée et non explicitée en contexte scolaire. Le suivi des consignes professorales ne se traduit pas toujours par une appréhension analytique des textes étudiés. Celle-ci dépend de la possible mobilisation des savoirs et savoir-faire spécialisés attendus ainsi que de l’intériorisation de la logique de l’enseignement de la lecture littéraire. En fonction des habitudes lectorales et scolaires constituées au cours de leur parcours antérieur et de l’enjeu scolaire que représente le français par rapport aux autres disciplines, des élèves mettent en œuvre et acquièrent des savoirs et savoir-faire spécifiques permettant de connaître la littérature à partir d’une appréhension analytique des textes. D’autres mettent en place des moyens de répondre aux questions professorales sans lire les œuvres littéraires suggérées. Tous les enquêtés se concentrent néanmoins sur la production des réponses aux questions professorales. Cette concentration se décline en gestes lectoraux variés selon les habitudes lectorales et scolaires constituées : lire les questions avant les textes, choisir les textes lus en fonction des questions posées, orienter sa lecture en se focalisant sur ce qui fait l’objet de questions et en passant vite sur les passages non interrogés.

Comme les entretiens cités le suggèrent, outre le souci de répondre aux demandes professorales, les enquêtés justifient la réalisation de ces pratiques d’autocontrainte lectorale par les difficultés qu’ils rencontrent en lisant certains textes pour les cours de français.

Notes
1091.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 75.

1092.

J.-M. Goulemot invite à porter attention aux conditions concrètes d’effectuation de la lecture et à les appréhender comme des indices de ce qui est investi dans la lecture, J.-M. Goulemot « De la lecture comme production de sens », op. cit., p. 115-127. Il faut noter toutefois que le lien entre situation de lecture et façons de lire n’est pas de nécessité. Il dépend aussi des conditions de constitution des habitudes lectorales.

1093.

C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 230-231. F. de Singly, « La lecture de livres pendant la jeunesse », op. cit., p. 153.

1094.

Sur la coproduction du cadre de travail par les étudiants, et sur la manière de reproduire des éléments typiques d’un espace organisé scolairement, cf. M. Menuet-Rutkowski, « Chapitre 9 Où travailler et comment se mettre au travail », Rapport au travail, manières de travailler et techniques du travail universitaire, op. cit., et notamment p. 135.

1095.

On ne mentionne dans le corps du texte que des citations décrivant les conditions des lectures scolaires, mais les entretiens reviennent sur les lectures extra-scolaires. Marie lit ses romans et magazines sur son lit ou sur la moquette. Eléonore décrit ses lectures estivales faites « les doigts de pieds en éventail » et Rodolphe les réserve « aux transats », etc. A l’inverse ils réalisent leurs lectures scolaires à leurs « bureaux ».

1096.

On verra au chapitre 8 que des enquêtés évoquent à l’inverse la recherche de conditions de lecture distinctes des situations scolaires : ils inscrivent par exemple les lectures et le travail sur les textes dans des relations de sociabilités permettant la production de savoirs scolaires au sein d’interactions.

1097.

M. Millet et D. Thin, « Conditions d’existence des familles et conditions de possibilité de la scholè », Ruptures scolaires, op. cit., p. 30-40.

1098.

Un plus grand nombre d’enquêtés fréquentent les bibliothèques scolaires ou municipales pour travailler le français avec des pairs et inscrire leurs lectures dans des sociabilités lectorales.