Le « temps scolairement passé à lire des textes lexicalement et syntaxiquement complexes » 1099 contribue à la construction d’une « maîtrise linguistique ». Pour monsieur C, la proposition de textes littéraires a explicitement pour fin « l’enrichissement » de la langue des élèves. Les textes qui leur sont soumis supposent, en même temps qu’ils visent à la construire, une « maîtrise linguistique ». Il n’est pas étonnant dans cette perspective que les enquêtés se trouvent confrontés à ce que B. Lahire nomme « la première barrière d’accès au livre ». La récurrence des difficultés rencontrées varie selon la fréquentation actuelle et passée des textes de 1ittérature classique au sein des cours de français ou en dehors, selon la familiarisation des élèves avec la culture littéraire classique (par des lectures, des discussions, des visions d’adaptation, etc.) et selon la proximité des arbitraires culturels familiaux, amicaux et scolaires.
Quelques enquêtés, comme Samuel, éprouvent rarement de difficultés lexicales ou syntaxiques. Lorsqu’ils en rencontrent, ils ne se trouvent pas désarmés pour les surmonter et pour poursuivre leur lecture :
‘« (Y en a pas que tu trouves difficiles ou euh... dans ces textes-là... ? Où t’as besoin de...) non... (pas vraiment...) nan pas vraiment. Parce que... quand j’étais plus petit je lisais beaucoup (ouais ?) donc... j’ai acquis je dirais pas mal de... vocabulaire là-dessus... et donc... ça maintenant ça m’a aidé donc quand je lis/ 'Fin de temps en temps y a... parce que évidemment y a des mots anciens que je connais pas ou que je comprends pas... ! (ouais ?)mais... ça me gêne pas pour comprendre... la suite du texte » (Samuel ; père : plombier, études non précisées ; mère : secrétaire après avoir été longtemps au foyer, baccalauréat, arrêt des études après son mariage)’Mais la grande majorité des enquêtés déclarent avoir rencontré des difficultés lexicales et syntaxiques en lisant des textes pour les cours de français : « des mots très très complexes » (Isabelle à propos des Rêveries du promeneur solitaire), « des mots... je sais même pas si i z’étaient dans le dictionnaire » (Matthieu à propos de Britannicus), « des mots que... on n’arrive pas à comprendre » (Anne-Cécile à propos d’Iphigénie), « pour une phrase tu mets une heure à comprendre » (Nordine à propos du Misanthrope), « c’est trop compliqué » (Sébastien à propos de Britannicus), « la façon dont les phrases elles étaient faites [...] y a des tournures qu’on comprend pas » (Aïcha à propos de Madame Bovary), « la façon dont i s’exprime » (Valérie à propos de Rabelais), « la formulation déjà han ! fff’, faut suivre » (Didier à propos de Madame Bovary). Ahmed peine à lire Le Misanthrope et La Peste :
‘« Le Misanthrope c’est trop compliqué ! [...] la compréhension... des phrases ! (hum ?) tu vois... c’est le langage d’avant et... (ouais !) et puis on comprend pas des fois ! [...] i fallait chercher dans le dictionnaire... (ça tu le faisais ou... des fois tu faisais pas ?) ouais ouais, nan, franchement je le faisais au début de l’année et... (ouais, hum hum)au fur et à mesure... t’en as marre ! (ouais !) ouais... et... Bon après on a fait quoi, on a fait... La Peste (ouais ?) et puis après... ça... et puis je sais plus (tu l’as lu ?) euh/ Avant je me disais ‘‘Ouais, Albert Camus’’, parce que j’ai lu un livre d’Albert Camus c’est L’Etranger (hum hum) et franchement... j’étais fasciné par ce livre (ah ouais ?) et après... Elle nous a dit... ‘‘Lisez... La Peste ’’. Je me suis dit ‘‘Ouais c’est bon, c’est Albert Camus, c’est une belle histoire et tout. Oh... ça va me motiver pour lire !’’ (ouais !) et j’ai commencé à le lire après à la... cinquième page, je l’ai jeté [ petit rire](c’est vrai ?)mais ouais c’était... trop compliqué... je me suis pas pris la tête hein » (Ahmed ; père : ouvrier, au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité primaire des deux parents en Tunisie)’Le théâtre classique, la poésie, les textes du XVIe sont les plus désignés comme difficiles par les enquêtés. Les œuvres littéraires suscitent en eux un « sentiment d’étrangeté » 1100 par la langue qu’ils mobilisent, par les réalités qu’ils évoquent ou les manières de les évoquer :
‘« Dom Juan ça... c’était pas facile à lire [...] parce que bon ben... les dialogues i sont pas toujours bien... nous on parle pas comme ça » (Vincent ; père : chef de service, pompier, bac scientifique ; mère : professeur d’histoire-géographie en LP, bac littéraire, CAPES)Pour rendre raison de ce « sentiment d’étrangeté » et de leurs difficultés, certains enquêtés pointent la distance historique entre les conditions de production et de réception des œuvres : ils mentionnent l’usage du « vieux français » (Valérie, Marie et Séverine à propos de Rabelais et Montaigne), ils évoquent « l’époque » de production des œuvres :
‘« c’est vrai que Montaigne et Rabelais, déjà c’est du vieux français (ouais)donc c’était dur à comprendre [petit rire] » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)Concentrant leur attention pour surmonter ces difficultés lexicales et syntaxiques, mobilisés sur la compréhension des mots et phrases qui composent les textes, les élèves relèguent au second plan la mise en œuvre d’une appréhension pragmatique. Ainsi, pour saisir les histoires d’Iphigénie et de Britannicus, Anne-Cécile et Isabelle prévoient respectivement de se faire expliquer et de relire les pièces. Focalisées sur les difficultés lexicales et syntaxiques, ces enquêtées n’ont pas pu se préoccuper de l’intrigue, y prendre part et la retenir :
‘« Iphigénie, franchement... au début j’ai rien compris [...] je savais vraiment pas ce que c’était l’histoire (ouais...) c’est à la fin on découvre que Iphigénie en fait... c’était pas la vraie Iphigénie, tout ça donc... En fait j’avais trop rien compris à l’histoire [sourire] Voilà (parce que... après du coup, ouais, t’as compris quoi à la fin ? Finalement) ben après en fait on en a parlé tous ensemble et... (en cours ?) ouais... 'fin pas en cours... entre élèves [...] on discute, on est... ensemble, pour essayer de comprendre(parce que du coup, toi t’avais compris quoi en fait ?) en fait j’avais vraiment pas compris que... En fait je croyais que c’était la vraie Iphigénie qui était tuée à la fin(ouais ?) mais... en fait, nan, c’était la fausse [petit rire] » (Anne-Cécile ; père : mécanicien, réparateur photocopieuse en pré-retraite, CEP ; mère : sans profession, a gardé des enfants chez elle pendant longtemps ; pense que sa mère n’a pas fait d’études ; parents séparés depuis quelques mois, elle vit avec son père)Si ces difficultés lexicales et syntaxiques gênent la mise en œuvre d’une appréhension pragmatique des textes et rendent difficile l’impression de les « vivre », c’est aussi qu’elles entraînent des pratiques qui interrompent le fil de la lecture : il en va ainsi de la recherche du sens des mots non compris par la lecture des notes de bas de pages, la recherche de mots dans le dictionnaire, la supposition du sens par le contexte d’usage, etc. La mise en imprimé 1101 des textes proposés à l’étude peut inciter les élèves à réaliser ces pratiques recommandées par les enseignants et perturbant une appréhension pragmatique. Comme de nombreux enquêtés, Marie-Eve, Elodie, Emilie, François et Arthur disent l’importance du recours aux notes pour la compréhension de certains textes. Si Arthur s’y réfère systématiquement, Marie-Eve, Emilie et François y recourent ponctuellement :
‘« y avait un passage aussi de je sais plus quel poète... qui parlait, qui faisait... énormément de symbolisme et alors quand y avait les notes en dessous, on pouvait comprendre... !(hum hum) mais sinon... je sais plus, i comparait... je sais plus ce qu’i faisait comme comparaison... je sais plus si c’était pas des oiseaux avec des bateaux, des toits avec la mer enfin je sais plus... c’était incompréhensible sans les notes quoi ! (ouais ! Et du coup là tu les lisais les notes ?) oui ! Oui ben pour/ Oui ! Les poèmes en général je les lis... » (Marie-Eve ; père : ingénieur en fluides, bac+5 ; mère : statisticienne, bac+5, économie)Mais la recherche des mots dans le dictionnaire ou la lecture des notes rendent plus complexe encore la compréhension des textes à certains enquêtés. C’est le cas lorsqu’en plus de répondre aux consignes professorales de lecture et d’avoir une appréhension analytique des œuvres, les élèves inclinent à se saisir de ces dernières d’une façon pragmatique (parce qu’ils ont constitué des habitudes lectorales pragmatiques à l’endroit de la littérature et ont eu l’occasion de les mettre en œuvre en contexte scolaire). Le passage du texte au paratexte, au dictionnaire ou aux notes n’est pas une simple gymnastique du regard. Par la lecture des marques dans le texte le lecteur est invité à changer de posture vis-à-vis du texte : être ‘‘dans’’ le texte, puis le tenir à distance, y revenir, et ainsi de suite. Eléonore, Matthieu et Sophie sont de ces enquêtés qui éprouvent des difficultés supplémentaires à ce changement de posture :
‘A propos des textes de Rabelais : « t’as des mots... qui sont... c’est censé être du français, mais i faut se repérer... aux p’tits un, deux, trois, pour être... sûre que t’as bien compris. T’as déjà/ Pour lire un texte, t’as des numéros dans tous les sens donc euh... c’est pas très pratique d’avoir à te référer à chaque fois dans la marge pour voir... ce qu’i veut dire, donc... ça facilite pas la chose » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)Ce va-et-vient du texte aux notes peut augmenter la difficulté que des enquêtés éprouvent à lire et à comprendre les textes étudiés en cours de français. Difficultés lexicales et changement de posture gênent une appréhension pragmatique des textes.
B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 111.
B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 192.
La mise en imprimé est l’un des trois éléments constitutifs de l’acte de lecture identifié dans R. Chartier, « Textes, imprimés, lectures », op. cit., p. 20.