Si les élèves interrogés trouvent difficiles les œuvres qu’ils ont à lire pour les cours de français, c’est aussi parce qu’ils se sont heurtés à une « seconde barrière » d’accès aux textes. La faible résonance des « thèmes qu[e les textes] développent, [des] expériences qu’ils mettent en récit » gêne l’entrée des lecteurs dans le « monde du texte » 1102 , et les empêche de les « vivre », de les référer à leurs « stocks de schèmes incorporés », à leurs « expériences sociales antérieures » ou « présentes ».
Une « exacte similitude » entre ce qui est décrit dans le texte et ce que les lecteurs ont vécu (lu, réfléchi, etc.) n’est pas nécessaire à l’entrée dans les textes. Cependant, celle-ci est facilitée lorsque les lecteurs perçoivent des analogies entre le monde du texte et leur monde 1103 . Or, les élèves interrogés pointent l’étrangeté des univers évoqués dans les textes, que la langue utilisée laissait pressentir. Ce sentiment d’étrangeté constitue un obstacle à la mise en œuvre d’une appréhension pragmatique des textes (plus qu’à leur compréhension à proprement parler même si cela peut être conjugué) et à la satisfaction d’une attente lectorale largement partagée par les « jeunes » :
‘« Le livre peut être admis le plus facilement par l’imaginaire, terme qui signifie que l’on pense, comprend, expérimente dans le monde fictif de quelqu’un d’autre. C’est sortir de son propre imaginaire pour aller à la rencontre d’autres univers » 1104 ’De nombreux élèves interrogés critiquent les textes lorsqu’ils se sentent exclus du « territoire » d’autrui 1105 . En évoquant avec humour l’inadéquation entre les réalités décrites dans les textes et les conditions climatiques au moment de sa lecture, Matthieu pointe ce décalage entre les mondes du texte et du lecteur, décalage qui gêne une appréhension pragmatique :
‘« les textes... je m’en rappelle même plus, [après avoir feuilleté son classeur de français] Voilà, L’automne malade et [...] des trucs comme ça, Chanson de l’automne, c’est pas trop trop marrant, surtout quand i fait beau dehors » (Matthieu ; père : agent de maintenance, CAP puis formation par l’AFPA ; mère : directrice d’un centre social, maîtrise d’économie ; parents séparés, il vit avec sa mère)’Ramenant les poèmes à leur contenu littéral – le concret du temps qu’il fait, par opposition à « la métaphore d’un état d’âme » que monsieur C souhaitait mettre en évidence –, Matthieu détourne de « manière ludique » 1106 la façon de lire enseignée et requise au sein des cours de français qui s’attache d’abord au traitement littéraire des thèmes. Par cet humour, il manifeste sa reconnaissance de l’illégitimité d’un tel point de vue sur les textes en contexte scolaire et remet en cause de manière euphémisée l’échelle des légitimités des différentes façons de lire. Selon qu’ils se sentent responsables ou fautifs 1107 du décalage entre mondes des textes étudiés et du lecteur et selon leurs possibilités de dépasser ce décalage pour répondre aux attentes professorales, les élèves le vivent et l’explicitent en entretien de différentes manières : avec humour, avec sérieux, de façon dramatique, avec irritation, etc.
Moins ils ont lu de littérature classique durant la période collégienne, moins ils ont été familiarisés avec ce répertoire et plus ils ont constitué des goûts lectoraux pour d’autres catégories de textes, plus les enquêtés se sentent en décalage avec différentes réalités évoquées par des textes étudiés en classe de seconde et se sentent autorisés à l’exprimer en entretien (lorsqu’ils y sont conviés). Univers fictifs, personnages, histoires, argumentations, etc. (qu’ils n’appréhendent pas de manière analytique mais en ancrant pragmatiquement les textes : Sophie parle des « gens » pour les personnages par exemple), produisent chez eux un sentiment d’étrangeté dont ils rendent compte en utilisant les adjectifs « bizarre », « compliqué », « vieux », « bête », etc., en comparant ces textes à d’autres textes (pour lesquels ils n’éprouvent pas de tels décalages), en évoquant leurs préoccupations lectorales et leurs déconvenues, ou en envisageant les intérêts d’autres lectorats :
‘« les livres que je lis là [pour moi, où les personnages sont des] les enfants [malheureux] et tout là, je me mets plus... [dans l’histoire] et ça m’intéresse plus de savoir, tandis que leurs histoires... elles m’intéressent pas trop quoi [rire des deux]. Je m’en fous un p’tit peu, et voilà c’est tout. Nan je trouve qu’i choisissent des livres trop vieux je trouve, trop compliqués, les gens [ie. personnages] i sont compliqués [petit rire des deux] c’est vrai » ; « les histoires qu’on lit main’nant en classe, c’est pas triste [...] on ressent pas grand chose quoi, on le lit parce qu’i faut le lire et puis c’est tout » ; « souvent ce que je confondais c’était les personnages, je savais plus qui c’est qui était comme ça ou comme ça, alors [...] quand on me parle du Rouge et le noir des fois je mets... Madame Bovary dedans alors que ça a rien à voir quoi que c’est ailleurs » (Sophie ; père : médecin, doctorat de médecine ; mère : sans profession, garde des enfants à domicile, a été laborantine, bac technique ; parents séparés depuis qu’elle a 5 ans, elle vit avec sa mère)Le sentiment d’étrangeté suscité par les textes peut être lié au décalage du texte lu avec les préoccupations ordinaires des enquêtés. Le décalage provient alors de la distance socio-historique éprouvée entre auteur et lecteur. Les réalités évoquées par les auteurs sont jugées peu dignes d’intérêt par les lecteurs :
‘A propos de Bérénice : « C’est ce que j’aime le moins quoi (ouais ?) je trouvais ça complètement... complètement nul quoi c’était/ A mon avis c’est pas de notre époque, je vois même pas pourquoi on étudie ça aujourd’hui parce que... à mon avis c’était pour amuser la galerie... à l’époque et... aujourd’hui moi je vois pas du tout l’intérêt quoi [...] Vu que c’était pas trop trop long bon... je me suis forcé quoi et... je l’ai lu mais... c’est vrai que... c’était... vraiment... ouais je lisais sans... gros intérêt quoi parce que... (hum !) personnellement je trouvais ça nul » (Rodolphe ; père : directeur financier, bac, DESCF ; mère : secrétaire, bac)Enfin si le décalage entre ce que vivent les lecteurs et ce qu’ils lisent est trop grand pour permettre une appréhension pragmatique et une participation lectorale, c’est aussi que le monde du texte et le monde réel peuvent rivaliser pour capter l’attention du lecteur. Pour pénétrer dans le « monde du texte », vivre une expérience de « déterritorialisation », le lecteur doit sortir de son quotidien :
‘« Horace, je m’en souviens plus trop [...] je sais pas j’ai pas trop aimé c’est une histoire de... c’est entre familles, deux familles qui s’aiment pas, l’autre il est marié avec la sœur et puis bon... la sœur de l’autre... elle aime son frère, puis ça se tue entre eux, puis bon ben [...] c’était trop compliqué. Puis bon quand j’ai commencé à lire aussi... j’étais dans une mauvaise ambiance [...] je m’étais embrouillée chez moi et... voilà. ç a fait que je lisais et en pensant à autre chose, ça fait que [...] je me suis pas accrochée à cette histoire » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’Horace est sorti vaincu de sa rivalité avec le quotidien d’Adeline, autrement plus prenant et préoccupant. On rejoint ici le constat selon lequel les sollicitations du quotidien – comme des activités, des relations, etc. – peuvent empêcher de vivre le texte en en empêchant la lecture 1108 .
Le sentiment d’étrangeté éprouvé par les élèves-lecteurs à l’égard des réalités évoquées dans les textes étudiés en cours de français conduit des enquêtés à ne pas pouvoir les distinguer : « c’est tout le temps » la même chose, « ça se ressemblait », etc. sont autant d’expressions qui témoignent de cette indistinction des œuvres. Celle-ci amène par exemple Sophie à confondre Madame Bovary et Madame de Rênal.
Le suivi des consignes lectorales lycéennes qui visent à appréhender les textes d’une façon analytique renforce sans doute l’indistinction des textes suscitée par le sentiment d’étrangeté. Tout se passe comme si la systématicité et l’invariabilité des questions posées aux textes étudiés en cours de français (pour chaque texte on doit observer les figures de style, l’énonciation, etc.) rendaient les textes identiques entre eux, comme si les textes étaient perçus et caractérisés par la façon dont ils étaient lus.
L’expression de P. Ricœur permet de concevoir la lecture comme expérience de « déterritorialisation ». G. Mauger et C. F. Poliak écrivent dans cette perspective : « L’émigration mentale dans un autre monde (une autre intrigue avec d’autres personnages dans un autre contexte et un autre décor) sollicite implication, empathie, identification. Séparation d’avec le monde réel, la lecture d’évasion (qu’il s’agisse de romans ou, plus généralement de récits) est aussi insertion dans ‘‘le monde du texte’’, identification aux personnages [...] engagement dans l’intrigue », G. Mauger et C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », op. cit., p. 5.
B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 111. G. Mauger et C. F. Poliak « Les Usages sociaux de la lecture », p. 5 : « le divertissement requiert, sinon la concordance, du moins un accord entre les schèmes de perception qui organisent le monde du texte, les schèmes d’interprétation et d’action des personnages et ceux du lecteur. La compréhension immédiate, de plain-pied, non-réflexive, suppose l’appartenance du monde du texte et du monde du lecteur à un monde de sens commun ».
F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 107.
M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 291.
B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 182.
Ces différences d’appréhension du décalage sont à rattacher au rapport qu’entretiennent les élèves avec la lecture et avec l’école en général et qu’ils ont constitué notamment au sein des relations familiales. Des « parents qui ont souffert à l’école et qui en conservent des angoisses, des hontes, des complexes, des douleurs, des hantises ou des blocages », peuvent transmettre à leurs enfants de telles appréhensions de l’univers scolaire, B. Lahire, Tableaux de familles, op. cit., p. 279-280.
Les relations et amitiés de voisinage peuvent être porteuses de sollicitations qui détournent de la lectureou d’autres activités scolaires, cf. S. Beaud, 80 % au bac et après... ?, p. 181-185. Si les conditions économiques d’existence ne sont pas les seuls éléments déterminant la tenue à distance de l’urgence pratique, elles peuvent y participer ; elles peuvent également empêcher une concentration sur les activités scolaires, P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 24 et suivantes. La moindre concentration sur les activités scolaires peut aussi découler de la faible constitution des habitudes et appétences culturelles nécessaires à leur réalisation, B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 132-136.