3) Les difficultés stylistiques

De nombreux enquêtés renvoient enfin leur difficile compréhension et, partant aussi souvent leur dépréciation, des textes étudiés à leur style et à leur construction. Ces particularités textuelles expliquent la mise en suspens d’une appréhension pragmatique puisqu’elles détournent l’attention des lecteurs de ce à partir de quoi ils construisent le sens des textes lorsqu’ils lisent d’autres œuvres littéraires (intrigue, personnages, idées, etc.), et de ce qu’ils ont appris à prendre en considération (au collège, en réalisant des résumés, etc.). Les élèves peinent alors à « vivre » les textes. Ils disent par exemple leur difficulté à identifier et à cerner les personnages, non seulement en raison de leurs noms propres peu usuels, de leurs préoccupations, pensées, actes, paroles, univers, etc., étrangers à ceux des lecteurs, mais aussi en raison de leur grand nombre ou d’une construction narrative qui disperse l’attention des lecteurs en passant d’un personnage à un autre, etc. 1109

[1]  Les rimes, figures de styles, etc.
« Britannicus ça va, il est euh... il est bien, mais au niveau de la lecture c’est qu’y a des rimes à chaque fois, toujours des rimes, bon ça ça embarrasse un peu » (Nicolas ; père : gardien dans une entreprise ; mère : femme de ménage dans la même entreprise ; scolarité primaire des deux parents en Italie)
A propos du Misanthrope : « ça va il est... i passe [...] C’est la fin qui m’a plu parce que... i meurt (ouais ?) c’est tout [...] c’est ça qui m’a fait planer c’est tout. C’est tout, mais [...] y avait les rimes, là, et après je commençais que à voir les rimes et puis c’est tout » (Farid ; père : gardien de nuit, ne connaît pas ses études ; mère : femme au foyer, école primaire)
A propos de Britannicus : « quand je lisais, je faisais plus attention aux rimes que... qu’essayer de comprendre les paroles donc ça me gênait vachement(ouais) puis... donc j’essayais de re/... Je relisais plusieurs fois la scène quoi » (Yannick ; père : ouvrier RVI à la retraite, « BEPC » ; mère : assistante maternelle, « BEPC »)
« les grands poètes style... Apollinaire, ou... enfin... tous les grands... Hérédia et tout. J’aime bien mais... ouais j’ai du mal à comprendre en fait (là par exemple ceux étudiés cette année, tu les trouvais difficiles ?) là, alors... mercredi, bon, t’étais pas là mais... mercredi... on en a fait un... d’Apollinaire sur la guerre... et y avait des rimes... des métaphores encore... j’ai... vraiment eu du mal à comprendre quoi (hum hum) ’fin... j’ai pas trouvé ça très évident. Du coup y en a certains je veux dire je comprends le sens général du texte mais... si on me demande d’étudier... tel vers ou tel autre... je pourrais pas, enfin... y a des choses, je comprends pas quoi. Je... j’arrive pas à comprendre... à quoi i fait référence ou... Donc ouais, c’est pas toujours évident » (Nadine ; père : commercial en milieu scientifique, après avoir été ingénieur chimiste, bac +5 ; mère : pharmacienne, chef de laboratoire, a longtemps travaillé pour l’agence française du médicament et est depuis peu à l’OMS, études supérieures)
A propos de Madame Bovary : « je dis pas qu’il est pas bien mais bon... c’est vrai ça m’a pas enchantée [...] Bon ben si y a quèque chose dedans, dans le livre... ça raconte une femme avec un adultère, ça va ’fin, l’histoire est... je dirais pas qu’elle est pas bien mais... c’est la manière dont il le fait dire c’est... pff’, c’est long quoi, c’est saoulant au bout d’un moment » (Samantha ; père : électricien, au chômage ; mère : technicienne de méthode à la SCAPEL, arrêt maladie longue durée, BTS ; beau-père : profession et études non déclarées ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans)
« un livre comme Madame Bovary qui est avec des... je dis pas que c’est mal, que c’est pas... bien fait c’est tellement pompant, han ! pff’... Alors moi ça m’énerve à force (ouais, ouais) alors à force c’est pour ça que je lis jamais les livres comme ça » (Didier ; père : PDG d’une PME, « études universitaires » non précisées ; mère : femme au foyer, a vendu des bijoux pendant une période, « faculté », non précisée)
« moi ce que j’aimais pas trop c’étaient les descriptions chez Flaubert faut dire que... je veux dire il lésine pas là-dessus, et c’était... c’est vrai puis des fois en plus je comprenais même pas ce que je lisais, alors j’étais obligée de reprendre tout le chapitre » (Véronique ; père : cadre commercial au chômage, équivalent baccalauréat ; mère : hôtesse d’accueil, études d’hôtesse de l’air)
[2] Les constructions textuelles déstabilisantes
« Fermina Màrquez c’est... un p’tit peu lourd [...] l’histoire elle est pas précise, ça change tout le temps, ouais l’histoire elle est jamais pareille... i passe d’un personnage à un autre » (Léonardo ; père : dentiste, doctorat en médecine ; mère : sans profession, a été professeur d’économie, maîtrise d’économie, CAPES)
« Fermina Màrquez il était... pas trop intéressant c’t-à-dire que... y avait plusieurs... plusieurs histoires mélangées à l’intérieur et donc... nan ça m’a pas trop intéressé quoi » ou à propos de Madame Bovary : « bon au début ça allait, il était pas trop barbant, mais après... par la suite [...] j’ai pas trop aimé, puis après elle a des amants et... l’histoire en avant, l’histoire en arrière, faut se rappeler » (Nicolas ; père : gardien dans une entreprise ; mère : femme de ménage dans la même entreprise ; scolarité primaire des deux parents en Italie)
A propos du Misanthrope : « y a quarante mille personnages... [petit silence] (ouais) l’autre i veut... se marier avec elle, l’autre i veut se marier avec elle. Moi j’aime, j’aime pas ! Vraiment pas » (Nordine ; père : scieur, retraité ; mère : femme au foyer ; sont tous les deux allés à la « petite école » en Algérie)
« [Les Chroniques italiennes] j’ai pas tellement aimé non plus [petit rire] parce que [...] j’ai trouvé ça compliqué. Y avait plein de personnages, et c’était pas très cohérent. Des fois on se mélangeait complètement [petit rire] On comprenait plus, ouais, qui c’étaient les personnages [...] on démarrait, on avait des personnages, après ça changeait complètement » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)
A propos des Chroniques italiennes : « des fois je m’embrouillais complètement les pinceaux, je suivais plus l’histoire [...] (tu comprenais plus l’histoire dans Stendhal, tu peux me... préciser) ben... je m’emmêlais les pinceaux... je savais plus lequel disait/ ’Fin, c’t-à-dire ça tourne beaucoup en rond, i rajoute beaucoup de personnages au fur et à mesure donc on sait plus... dans l’histoire qui est qui... après le beau-frère avec la sœur. Oh là là... donc je m’embrouillais complètement » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, études d’ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maîtrise et CAPES)
« j’avais pas tellement aimé Les Chroniques italiennes(ah ouais ?) nan, pas trop [...] on sait à peu près... comment ça va finir quoi : i vont mourir forcément... y en a qui vont mourir [petit rire] Donc... une fois que t’en as lue une, tu peux t’attendre... la fin d’une autre quoi, donc j’avais pas super, super aimé » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)
« j’ai lu... Chronique d’une mort annoncée (ouais ?) hum ! Mais i m’a pas plu non plus (ah ouais ?!) Enfin... je m’attendais à un bon livre... je me disais qu’il allait être bien et puis... i m’a déçu (comme/ Pourquoi tu t’attendais à un bon livre ?) parce que déjà... j’aime bien quand y a du suspense ! Déjà dès le début on sait c’est qui... qui va être assassiné(ouais !) bon ça... ça peut être, à la limite ça peut être... Comment dire ? ça sort de, ça peut être original ! (hum hum) mais... par la suite... les histoires... la façon dont c’est raconté... ça m’a saoulé !(hum !) hum ! (et le... ouais l’intrigue même ça t’a pas... ?) ben l’intrigue... l’intrigue elle-même si ça m’avait plu ! Puis c’est l’histoire quoi c’est comme... l’histoire elle était écrite que ça m’a saoulé quoi ! (parce que y avait quoi dedans qui était saoulant ?) ben déjà y a des phrases qui étaient dures à comprendre(ouais ?) parce que en fait c’est... pendant tout le livre... c’est un gars qui est... qui recueille des informations. Donc c’est pas l’histoire, on... la vit pas en elle-même... c’est un gars qui nous la raconte à partir de... de ce qu’il a appris !(hum hum) Par exemple i va chez quelqu’un, i recueille ça, ça, ça ! Et il en fait des... conclusions, tout ça. Et puis... comment dire ? Au début on dirait que c’est pas là... l’histoire de l’homme qui va être tué... c’est pas ça c’est... ça on dirait que ça dérive sur une histoire, sur le mariage de quelqu’un... et puis après on a du mal à suivre ! C’est après qu’on retombe sur l’histoire du gars qu’i veulent tuer alors... c’est... ça a été un peu dur à suivre quoi » (Philippe ; père :électricien, CAP ajusteur mécanicien ; mère : aide comptable, CAP employée de bureau)’

Evoquant les textes étudiés, les élèves interrogés pointent les difficultés auxquelles ils ont été confrontés lors de leur lecture qui les ont empêché d’entrer dans le monde des textes et, souvent simultanément, de les apprécier (on n’aime pas ce que l’on ne comprend pas 1110 ). Si le travail sur le style et sur la construction des textes est particulièrement désigné par les élèves comme étant difficile c’est que, comme on l’a vu au chapitre 6, les œuvres étudiées sont principalement choisies à l’aune du travail stylistique qu’elles présentent. Mais, qu’elles soient lexicales, syntaxiques, référentielles ou stylistiques, les difficultés mentionnées par les enquêtés sont souvent des marques textuelles que leurs enseignants ont également pointées comme difficultés à surmonter. De la sorte on peut supposer qu’en même temps qu’elles révèlent des difficultés éprouvées par les élèves, ces difficultés sont légitimées et aiguisées par une désignation professorale. Par exemple, alors que madame D a souligné à maintes reprises en cours l’impossible compréhension de la scène des paysans de Dom Juan sans la lecture des notes de bas de pages et a déploré l’achat par certains élèves d’édition sans notes, François décrit précisément son recours ponctuel aux notes de la pièce de Molière pour cette scène. Si Farid ne voit plus que « les rimes » dans Britannicus, c’est en partie sans doute que l’étude menée sur cette œuvre l’y conduit. De même, si Eléonore sait d’avance comment vont finir les différentes Chroniques italiennes (par une mort), c’est que l’étude de ce recueil était orientée par une synthèse sur la mort et l’amour dans l’ouvrage. La légitimation professorale des difficultés contribue à rendre raison de la moindre variation interindividuelle – au sein d’une même classe – des déclarations de difficultés. Plus ou moins récurrentes selon les caractéristiques scolaires et lectorales des enquêtés, les déclarations de difficultés portent généralement sur les mêmes marques textuelles et sont expliquées de manières proches. En effet, la variation de ce qui fait difficultés ou obstacles à une lecture de divertissement selon les caractéristiques sociales des lecteurs 1111 a donc elle-même des conditions possibilité : que les lecteurs soient ou non soumis ou confrontés aux mêmes sollicitations lectorales.

En outre, en désignant le travail sur le style et sur la construction des textes comme particulièrement difficile et/ou déplaisant (parce qu’imposant la mise en suspens d’une appréhension pragmatique), les élèves pointent, dans le même temps, une autre difficulté à laquelle ils sont confrontés lorsqu’ils lisent des textes pour les cours de français : celle de devoir lire et donner sens aux textes selon des consignes lectorales réclamant de prêter précisément attention à ces marques textuelles et de les analyser.

Notes
1109.

Cela correspond à ce que N. Robine décrit de manière misérabiliste dans « Les Jeunes travailleurs. Relations entre la faible lecture et les représentations dominantes », in S. Goffard, A. Lorant-Jolly (dir.), Les Adolescents et la lecture, op. cit., p. 102 : « L’organisation du récit doit correspondre à des normes de sécurité [...]. Sinon le lecteur perd le sens de ‘‘l’histoire’’ et ne peut achever son roman. Cela implique un petit nombre de personnages, une seule action bien cernée dans les premières pages, la connaissance préalable de la démarche du récit ».

1110.

On pourrait suivre P. Bourdieu lorsqu’il écrit dans La Distinction, op. cit., p. 549 : « Les limites objectives deviennent sens des limites, anticipation pratique des limites objectives acquise par l’expérience des limites objectives, sens of one’s place qui porte à s’exclure (biens, personnes, lieux, etc.) de ce dont on est exclu ».

1111.

G. Mauger et C. F. Poliak dans « les usages sociaux de la lecture », p. 4-10 (pour les caractéristiques sociales des lecteurs, p. 8-9).