Lorsqu’ils évoquent leurs difficultés à comprendre les textes, les élèves désignent souvent les difficultés des consignes lectorales qu’ils doivent suivre, les difficultés de l’appréhension analytique des textes qui est enseignée et exigée au lycée. Les glissements des difficultés des textes lus et étudiés aux questions posées sont fréquents. Cela apparaît par exemple lorsque Kamel évoque un travail réalisé autour d’un texte de Zola ou lorsqu’Esther rend compte de l’étude d’un texte de Bruckner :
‘« un texte [...] c’tait Zola je crois, i m’avait... ’fin je m’étais embrouillé un peu (i t’avait embrouillé ?) en fait c’étaient surtout les questions, tout ce qu’y avait dessus (c’étaient quoi les questions ?) c’était, ben... je crois bien que je l’ai là... [il cherche dans son cahier le sujet du commentaire] [...] c’étaient... des dures questions » (Kamel ; père : soudeur ; mère : sans profession ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)L’importance que les enquêtés accordent aux consignes lectorales (cf. supra, I.) explique en partie la fréquence de ces glissements (de l’évocation des difficultés des textes et des questions).
Par ailleurs, on sait que les « questions que posent les enseignants aux élèves, ou bien les questions qu’ils demandent aux élèves de se poser face à un texte [...] sont bien des techniques d’acquisitions du mode d’appropriation adéquat [dans un cadre scolaire] des textes » 1113 . C’est en apprenant à répondre à ces questions professorales (à celles-là seulement, et dans le bon ordre) que les élèves apprennent à s’approprier les textes selon des modalités particulières. En contexte scolaire, durant le temps de l’acquisition des façons de lire, les élèves ne décident pas des questions qu’ils posent aux textes 1114 . Or, les consignes lectorales lycéennes guident une appréhension analytique des textes et ne sollicitent pas la mise en œuvre d’une appréhension pragmatique. En plus d’orienter les lectures et d’infléchir les sélections des marques textuelles lues et retenues, ces consignes lectorales réclament l’ancrage de la lecture et de la compréhension des textes dans des savoirs spécifiques et la mobilisation de savoirs et savoir-faire spécialisés. Elles visent notamment l’acquisition progressive de « ce principe de sélection [qui] fait repérer et retenir, parmi les éléments proposés au regard [...] tous les traits stylistiques et ceux-là seulement qui, replacés dans l’univers des possibilités stylistiques, distinguent une manière particulière de traiter les éléments stylistiques retenus » 1115 .
Parce qu’elles guident une appréhension analytique des textes, dont la systématicité est nouvelle en seconde, les consignes lectorales paraissent parfois difficiles aux élèves. Elles paraissent d’autant plus difficiles qu’ils ont été moins préparés à y répondre durant la période collégienne. L’analyse des propos des enquêtés rejoint celle des propos professoraux. Certains enquêtés déclarent plus de difficultés à réaliser des analyses qui réclament la mobilisation de savoirs stylistiques, d’autres mentionnent leurs difficultés à inscrire leurs repérages dans un propos plus vaste sur le texte, etc. Ces variations sont liées aux habitudes constituées au collège (telles qu’on a pu les reconstruire à partir des entretiens). De plus, les consignes lectorales paraissent d’autant plus difficiles aux élèves qu’ils sont peu dirigés au lycée. Soucieux de pouvoir se soumettre aux consignes lectorales, les enquêtés témoignent d’une forte tension à leur endroit : ils attendent qu’elles soient claires et directives afin de faciliter leur appréhension analytique des textes dont la maîtrise est évaluée. Pour eux, cette appréhension analytique renvoie essentiellement au travail de description des textes lus à partir de savoirs spécialisés. Plus systématique qu’au collège, ce travail de description a également pour particularité de devoir fonder des perspectives interprétatives au sein desquelles il s’inscrit. La mise en avant de ce travail de description par les élèves découle de la nature des consignes lectorales lycéennes. Elle résulte aussi de la répartition des tâches entre enseignant et élèves, et encore de l’activation par les élèves de gestes scolaires depuis longtemps constitués pour l’acquisition et la mobilisation de savoirs spécialisés (apprentissage, récitation ou application).
Esther a obtenu 11.5/20 au lieu des 13/20 habituels.
B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 122, on souligne.
H. R. Jauss définit l’activité de réception comme question que le lecteur pose aux textes, H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 248 : « la réception implique une interrogation ; mais elle va du lecteur vers le texte qu’il s’approprie. En inverser le sens, c’est retomber dans le substantialisme. ». Les concepts utilisés par F. de Singly (« fonctions de la lecture ») et G. Mauger, B. Pudal, C. F. Poliak (« intérêts de lecteur ») renvoient à une semblable conception de la lecture.
P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 52.