Comme on l’a vu au chapitre 6, une appréhension analytique des textes se réalise en plusieurs étapes. La première consiste en des repérages, en particulier d’ordre stylistique et formel 1118 . Les élèves étudient les procédés stylistiques ainsi que la composition des textes. Parce qu’ils « focalisent l’attention sur la structure » des textes, ces différents travaux « interdisent toute attitude responsive-active » 1119 . Les élèves n’ont alors pas à évoquer ce qu’ils ressentent vis-à-vis des textes, ou à propos de telle phrase, de tel jeu de sonorités, de tel thème traité, etc. Lorsqu’ils désignent ces travaux, les enquêtés disent « décrire », « chercher », « repérer », « racler », « trouver », « étudier », « détailler », « expliquer » les textes et leurs procédés de construction. Stéphane indique par exemple qu’en français il « décortique tout ». Eléonore dit « expliqu[er] profondément » les textes. Samantha souligne le caractère « précis » du « travail » réalisé en français. L’évocation des consignes lectorales par les élèves est elle-même plus précise en fonction de leur maîtrise des savoirs spécialisés :
‘« [la prof] elle nous fait travailler sur en fait le texte, lui-même, en lui-même, ce qui en ressort [...] on doit savoir... décrire le texte » ; « on repère les adjectifs, les personnages... la façon... dont l’auteur... s’exprime, qu’est-ce qui raconte en fait, et quelle forme [...] il a voulu faire à travers son texte en fait. Plein de choses, des exercices comme ça... les métaphores... les comparaisons, ouais plein de choses comme ça » ; « [dans un poème de Ronsard] on cherchait les champs lexicaux [...] y avait souvent... des adjectifs : ‘‘vous’’, ‘‘vous’’... qui se répétaient ‘‘vous’’, ‘‘nous’’, ‘‘vous’’, ‘‘nous’’ [...] Si c’tait bien on les repérait » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)Le travail effectué sur les textes, travail d’objectivation-identification, est perçu par les élèves comme un travail de « recherche », d’« observation » qu’indiquent les intitulés des différentes parties des sujets de devoir : « I. Questions d’observation », « II. Travail d’écriture ». En l’effectuant ou en le voyant faire, ils apprennent petit à petit à repérer dans les textes ce à partir de quoi ils doivent construire et justifier le sens littéraire des textes qu’ils étudient. Ils apprennent à en avoir une appréhension analytique.
En même temps qu’ils apprennent à inscrire leur appréhension des textes dans des savoirs et savoir-faire spécialisés, les élèves doivent acquérir ou étendre ces derniers. Ces apprentissages-là prennent parfois le pas sur la production de propositions interprétatives. Concentrant une grande partie de leur attention sur les nouveaux savoirs spécialisés, et pouvant réinvestir des pratiques d’écoliers rassurantes lors de ces apprentissages, les élèves mettent en veille une appréhension pragmatique des textes sans pour autant produire toujours une proposition interprétative suffisante ou suffisamment étayée. C’est ce que souligne Jean en évoquant l’étude du point de vue narratif dans un conte de Maupassant. La correction en classe lui permet d’apprendre que l’étude des pronoms ne suffit pas à celle du point de vue narratif :
‘« (Pour Les Contes par exemple, t’as toujours fait les préparations ?) ouais... ben y a... certains trucs qu’on... auxquels, 'fin... sur lesquels je passais à côté hein mais... 'fin par exemple sur certains thèmes ou... certaines remarques mais... (tu te souviens quoi ?) [petit silence] Par exemple on devait faire un exercice sur la... narrateur... et j’avais oublié la moitié des mots parce que... j’ai regardé que... les pronoms !(hum hum) alors qu’on pouvait regarder par exemple... les subtilités du... des verbes . Par exemple... je sais pas... ‘‘Laure avait réalisé... la grandeur de son malheur...’’. On pouvait analyser autre chose que... le fait que Laure... était malheureuse. Donc on doit analyser le fait que Laure... par exemple... ‘‘Le narrateur savait que Laure avait réalisé ça donc il était dans la tête de Laure’’ par exemple. Donc y a des petits trucs comme ça je passais complètement à côté (hum hum) mais après ça... en fait le fait qu’on fasse ça en classe c’est vraiment... ça... permet d’acquérir un peu... ça rassure en fait. Parce que quand le prof dit ça c’est... heureusement parce que... c’est fait... si on a noté, c’est bien, si on est passé à côté i faut pas passer à côté après, la prochaine fois » (Jean ; père : directeur marketing dans une entreprise pharmaceutique, doctorat de biologie ; mère : conseillère en formation pour cadres licenciés, bac, études supérieures « de base » en psychologie)’La systématicité de ces repérages, la plus grande précision et la plus grande diversité des savoirs mobilisés ainsi que l’exigence d’inscription de ceux-ci dans la production de propositions interprétatives les rendent plus difficiles aux élèves que les repérages des champs lexicaux par exemple qu’ils ont appris à relever et à associer à la compréhension des textes dès le collège.
B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 133.