IV. Les interprétations et analyses des textes

Le travail d’observation sur les textes qui requiert la maîtrise de savoirs et savoir-faire spécialisés (dont l’enseignement commence au collège et se poursuit au lycée), ainsi que le travail d’interprétation de marques textuelles particulières, constituent les points d’appui d’une interpréta­tion d’ensemble des textes, d’une lecture analytique. Au lycée, tous les élèves interrogés ont été confrontés à cette exigence lectorale et ont été plus ou moins régulièrement invités à s’y soumettre (en situation d’évaluation, en situation de préparation ou d’exercice, au cours d’interactions en classe, etc.). Les élèves apprennent progressi­vement 1/ à assimiler les interprétations professorales des textes étudiés, 2/ à suivre les consignes professorales et à mettre eux-mêmes en œuvre des gestes lectoraux attendus.

On a mis en annexe une copie de Séverine illustrant de manière idéale le passage de l’observation des textes et d’interprétation de marques textuelles précises à l’interprétation du texte, à son commentaire par le suivi des consignes professorales. Mais, pour la plupart des élèves interrogés, le passage d’une tâche à l’autre n’est évident ni à concevoir, ni à réaliser. Cette difficulté est compréhensible puisque la classe de seconde inaugure l’exigence de ce passage de l’une à l’autre des activités interprétatives. Jusqu’alors la production de propositions interprétatives concerne, on l’a vu, des marques textuelles particulières ; celles-ci sont inscrites dans une appréhension pragmatique des textes plus ou moins canalisée 1124 et ne sont pas organisées selon une perspective d’étude. La conscience de l’appréhension analytique exigée en seconde 1125 et la crainte de réactions lectorales inadéquates conduisent les élèves à adopter des pratiques de « remise de soi ». Celles-ci peuvent être effectives lorsque les enseignants reprennent la parole lors des explications de texte, ou lorsque les élèves ayant à préparer des lectures scolaires en dehors des cours de français s’en remettent à d’autres qu’eux pour la production de leurs interprétations. Ces pratiques de « remise de soi » s’accompagnent indissociablement d’une mise en suspens, temporaire ou non, d’une appréhension pragmatique des textes. Elles rendent possible aussi une modalité particulière de constitution des habitudes lectorales analytiques, par le voir-faire et le faire comme.

On verra qu’en plus de recourir aux corrections professorales, à des publications, ou à des membres de leur entourage, quelques enquêtés, comme Séverine, Marie-Eve et Thierry, apprennent progressivement à répondre seuls à cette exigence lectorale. Ils se distinguent d’autres élèves, tels Aïcha et Véronique par exemple, qui ont compris ce en quoi consistait la construction du sens des textes au lycée, mais qui ne parviennent pas toujours à la mettre en œuvre en dehors des interactions de la salle de classe. Parce qu’ils « pren[nent] les chemins indiqués, décod[ent] les indicateurs fournis par » 1126 leur enseignant, ces quelques enquêtés ont saisi la logique de l’interprétation des textes attendue au lycée. Lorsqu’ils l’ont intériorisée, ils arrivent à la mettre en œuvre seuls (leurs copies témoignent d’une appréhension analytique des textes reconnue par leurs enseignants). Ils arrivent à mobiliser des savoirs et savoir-faire spécialisés et à organiser des repérages et des propositions interprétatives ponctuelles selon une perspective d’étude d’ensemble. Ils mettent alors également en suspens ou au second plan une appréhension pragmatique des textes.

Notes
1124.

Cf. infra, chapitre 8.

1125.

« pour qu’il y ait reconnaissance de la légitimité d’une pratique [ou d’un modèle de pensée] [...] il suffit de placer des êtres sociaux dans une situation telle que leur existence sociale (et donc leurs raisons d’exister) dépende plus ou moins complètement de ces pratiques », B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 283.

1126.

Ibidem, p. 150.