1) S’en remettre aux enseignants. Apprendre à interpréter les textes en écoutant et en voyant faire

Dans L’invention du quotidien, M. de Certeau note :

‘« La fiction du ‘‘trésor’’ caché dans l’œuvre, coffre-fort du sens, n’a évidemment pas pour fondement la productivité du lecteur, mais l’institution sociale qui surdétermine sa relation avec le texte. La lecture est en quelque sorte oblitérée par un rapport de forces (entre maîtres et élèves, ou entre producteurs et consommateurs) dont elle devient l’instrument. L’utilisation du livre par des privilégiés l’établit en secret dont ils sont les ‘‘véritables’’ interprètes. Elle pose entre le texte et ses lecteurs une frontière pour laquelle ces interprètes officiels délivrent seuls des passeports » 1127

La relation pédagogique qui unit enseignant et enseignés participe de cette surdétermination de la relation du lecteur au texte. La différence de statuts – et des compétences lectorales reconnues qui y sont associées – autorise les premiers à détenir le monopole de l’interprétation légitime des textes. Partant, les enseignants émettent des consignes lectorales permettant la production d’une telle interprétation. Ils gèrent et prévoient le déroulement des séances à l’aune de l’explicitation de cette interprétation. Ils donnent des « corrections ». On comprend ainsi que Kamel décrive les cours de français en disant : « c’est tout des corrections qu’on fait et... faut les comprendre ». Appréhendées de la sorte, les explications professorales des textes ne laissent pas d’alternative à la perception des productions lycéennes : parce qu’il est potentiellement évalué comme une « erreur de lecture » (les élèves ont « mal » lu) qu’il s’agit de corriger 1128 , tout écart par rapport à l’explication professorale 1129 est perçu comme tel :

‘« quand la prof nous a rendu, j’avais toujours le rêve que j’avais encore très bien fait. Et puis quand la prof a rendu, et qu’elle a expliqué... Ah j’étais sur le cul tellement j’avais vu... que en fait je m’étais trompé, et que j’avais... confondu et que c’était juste parce que j’avais mal lu. Alors du coup et ben ça m’avait fait avoir... (et mais t’étais d’accord après avec ce qu’elle, la correction ?) ouais ben après quand j’ai relu et que j’ai vu ce que c’était ouais [...] j’ai compris que j’avais fait l’erreur » (Didier ; père : PDG d’une PME, « études universitaires » non précisées ; mère : femme au foyer, a vendu des bijoux pendant une période, « faculté », non précisée)
« je comprends beaucoup plus [les textes] après la correction quand même (ah ouais ?) ouais ouais, à la fin de la correction je trouve tout évident et alors que... je trouvais rien avant [petit rire des deux] » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, études d’ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maîtrise et CAPES)
« des fois je comprends bien comme le prof veut que je comprenne et puis y a des fois où j’ai complètement mon interprétation et... je suis complètement à côté de la plaque [...] [il y a] un texte où je croyais vraiment l’avoir... vraiment l’avoir compris et puis en fait c’était mais vraiment pas ça du tout » (Marie ; père : gestion de production, « fac » ; mère : comptable, BEP puis cours par correspon­dance)
« c’est la prof qui note on va pas discuter avec hein (ouais, tu discutes pas)on essaye bien de comprendre pourquoi, où c’est qu’on fait des erreurs » (Samantha ; père : électricien, au chômage ; mère : technicienne de méthode à la SCAPEL, arrêt maladie longue durée, BTS ; beau-père : profession et études non déclarées ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans)
« (tu te souviens d’une fois où... d’une question justement où t’as... où t’avais bloqué ?) nan franchement je m’en rappelle plus (ouais ?) c’est des questions tout le temps... voilà ! Comme c’était/ On étudiait les poèmes et... y avait une question où... ‘‘Pourquoi c’est un poème ?’’ Et moi j’y arrivais pas à répondre à cette question(ouais ?) mais en fait j’étais bête ! [petit rire] C’était tout simple... (c’était quoi ?)et moi je cherchais le compliqué... Parce que ça revenait à la ligne... parce que en fait c’était écrit en prose et... et i demandait pourquoi c’était un poème (mouais ?) c’était tout simple et puis moi... je suis partie dans le compliqué [...] Je cherchais dans le compliqué (ouais !) en fait quand c’est facile on... a plutôt tendance à aller... bien loin mais... [...] quand on corrige... c’est super facile [petit rire] (ouais !)quand on les fait en DS c’est pas vraiment facile hein... » (Najia ; père : tourneur, en invalidité depuis 5 ans après accident du travail, non scolarisé au Maroc ; mère : auxiliaire de vie en maison de retraite, bac au Maroc)
« (y a eu des fois où... pendant les cours où t’étais... ça t’est arrivé d’être en... désaccord avec... l’explication que faisait le prof ou euh... ?) ouais... ! Ouais ! (Tu te souviens de ce sur quoi c’était ?) euh... en désaccord avec monsieur/ Je crois que c’était même sur Bérénice... Ben j’avais interprété à ma manière et le prof... i disait que j’étais allée trop profond, machin... qu’en fait ça devenait... c’était même plus cohérent, machin, donc... Mais c’est vrai qu’après je m’en suis rendue compte [...] ( justement quand i t’avait dit que t’étais allée trop profond dans le commentaire de mot... de Bérénice, ça t’a... t’étais d’accord avec lui après ? En fait !) ben... après ouais... après réflexion mais sur le coup ça m’a un peu... ben j’avais un peu bossé donc ça m’a un peu... dégoûtée quoi (hum !) mais à la fin ouais. 'Fin main’nant c’est vrai que main’nant je comprends mieux quoi ! Je fais pas les mêmes erreurs et tout mais... au début ça m’a un peu vexée et puis après... non c’est bon, je m’en suis rendue compte et... et c’est passé quoi (et tu te souviens plus... quel passage c’était ?) euh... pff’... [...] ça devait être au milieu... quand Bérénice disait que... Nan ! Quand elle demandait à... je sais plus qui, à Titus je crois, si i partait finalement ou pas. Ouais je crois que c’était sur ça. Puis y avait plein de trucs c’était... y avait plein de... y avait les champs lexicaux de l’amour, machin, la flamme et tout. Je crois que j’avais pris... la flamme... et expliquer et... voilà quoi. Et j’étais partie dans tous les sens et en fait [monsieur F] il avait pas adoré [...] il l’a pas expliqué comme moi en fait » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)
« au début de l’année... j’étais un peu paumé quoi [petit rire] Donc j’ai pas trop fait... je suivais pas trop (ouais ?) j’étais pas trop dedans [petit rire] (paumé par rapport à ce qu’i vous demandait de faire ? Ou par rapport à... ?) ouais, voilà quoi... c’était nouveau et... je m’y attendais pas (hum !) Donc... Fallait faire le travail et tout... je voyais pas les trucs pareil ! J’étais pas bien organisé et... [petit rire] C’était un peu le bazar [sourire] [...] par rapport à la façon de travailler quoi (hum hum ?) 'fin la façon de lire un... ouais de lire, tout ça, d’analyser... (ouais ?) mais... voilà en découpant tout ça... par parties... en fait c’est ça quoi (ouais !) j’avais pas l’habitude du tout [sourire] [...] (du coup tu faisais comment ? Là ?) ben j’essayais de suivre ! Ben j’ai... ouais... je subissais un peu en fait » (Colin ; père : ingénieur, bac technique, diplôme d’ingénieur en formation continue ; mère : documentaliste au chômage au moment de l’entretien, baccalauréat)’

Comme le suggèrent les propos de Samantha, l’enseignant a toujours quelque chose à dire à propos d’un texte, toujours quelque chose à redire par rapport à une interprétation d’élève, et toujours quelque chose de fondé :

‘« les préparations on les fait chez nous, et après on les corrige. Donc généralement [la prof] elle interroge... quelques-uns de la classe [...] puis... bon ben des fois elle nous dit que c’est ça, des fois elle nous dit que c’est pas ça, puis quand elle... pense que c’est ça bon ben elle y approfondit ou alors, quand elle nous dit que c’est pas ça, bon ben c’est pas ça [...] c’est elle qui fait la correction » (Samantha ; père : électricien, au chômage ; mère : technicienne de méthode à la SCAPEL, arrêt maladie longue durée, BTS ; beau-père : profession et études non déclarées ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans)’

La reconnaissance lycéenne de la légitimité des propos des enseignants sur les textes ou celle des perspectives d’étude professorales reposent notamment sur la différence statutaire entre enseignants et élèves. Elle est articulée à la reconnaissance de la relation pédagogique même. Au vu des observations, les élèves interrogés contestent rarement ouvertement, au sein des cours, les propos professoraux. Leurs contestations peuvent se manifester, en pratique, par la non maîtrise des savoirs et savoir-faire. Elles s’accompagnent en revanche peu de contestation de l’autorité pédagogique des enseignants 1130 .

‘« (Le Misanthrope qu’est-ce qui t’a plu dedans ?) ben en fait... on l’a étudié en classe et... ce que j’ai bien aimé c’était... comment la prof elle percevait les choses. Euh... d’une simple, d’une... Je sais pas ! J’ai bien aimé quand... ses analyses... comment elle, elle voyait les personnages ! (hum hum ?) j’ai bien aimé comment elle présentait ça [...] j’aimais bien quand... son étude du livre... (hum hum) t’as remarqué comment elle le faisait ? (ouais !) donc ça j’ai bien aimé, et... (hum hum) on arrivait bien à étudier... (ça te permettait de... de mieux comprendre et tout ça) de mieux comprendre ouais, hum, parce que il est difficile ce livre (ouais ?) à comprendre parce qu’i y a... c’est psychologique, c’est... les réactions psychologiques. Et donc... j’ai bien aimé... comment elle nous présentait ça quoi ! (ouais ! Et y a eu des/ Y a pas eu des fois où... où t’étais pas... d’accord avec ce qu’elle disait justement sur les personnages... et tout ça ?) euh... Ben non ! Vu que... [petit rire] (ouais ?)c’est la prof alors c’est elle qui trouve ! [petit rire des deux] » (Leïla ; père : ouvrier ; mère : femme au foyer ; ne connaît pas la scolarité de ses parents en Tunisie)
« (ça t’allait... le choix qu’elle avait fait ? [des passages étudiés pour Pierre et Jean]) ouais ! C’est normal ! [sourire] Elle est prof de français ! [petit rire des deux] C’est son boulot ! C’est quand même... c’est quand même logique qu’elle choisisse les passages les plus importants quoi ! » (François ; père : balisticien, nombre d’années d’études après le bac inconnu ; mère : sans profession, possède une maîtrise de philosophie)
« des fois quand je comprenais pas un p’tit truc, après elle t’explique, après dans ta tête tu te dis [...] ‘‘Nan mais ça peut être p’t-être comme ça’’ mais en fait... en fin de compte, comme elle t’explique, tu vois à travers, tu te dis ‘‘Ah ouais, c’est vrai, c’est... bien ça’’. Et après tu vois ton erreur quoi, ça c’est bien. I faut bien... que... quelqu’un sache hein [petit rire] » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)
« moi le français je suis pas très bonne donc ouais j’ai pas trop d’arguments pour dire... ‘‘Je suis d’accord, pas d’accord’’(ah ouais ?) donc la plupart du temps c’est moi qui ai tort, mais bon je veux quand même comprendre pourquoi j’ai tort quoi... je veux pas mourir stupide » (Myriam ; père : artisan plombier ; mère : aide une personne âgée ; scolarité des deux parents en Algérie non précisée)
« (y a eu des fois où t’étais pas d’accord avec ce qu’elle disait la prof ? Sur euh... le texte ? Là surLe Misanthrope par exemple ?) nan ! Nan parce que... elle [petit rire des deux] elle sait tout donc... je peux pas... (c’est vrai ?) ouais ! (même sur le...)Je peux pas lui, ouais quoi lui prouver le contraire quoi !(hum ! Même sur le caractère des personnages... et tout ça ?) nan, nan ! Nan parce que souvent elle a, elle interroge... et ensuite elle corrige(ouais ?) donc... voilà [petit rire](et quand... elle corrige ? Après ?)après on comprend plus facilement(ouais !) hum... (ouais, ça te permet de comprendre ?) ouais voilà ! » (Malika ; père : pas d’indication sur la profession, au chômage, ne connaît pas ses études ; mère : ouvrière, études jusqu’en 3ème en Tunisie)
« faut reconnaître quand même que... si on est là c’est qu’on n’a pas la science infuse donc [petit rire des deux] on est un peu là juste pour écouter aussi quoi puis c’est tout » (Valérie ; père : informaticien, bac et IUT informatique ; mère : ATSEM, CAP assurance puis CAP d’employée de bureau ; parents séparés depuis quelques mois, elle vit avec sa mère)
« (ça t’arrive d’être... pas d’accord avec une explication de texte que fait la prof ou...) ben, je vois pas comment je pourrais pas être d’accord vu que c’est la prof. Non ça m’est pas arrivé, elle est/ Elle explique vachement bien, elle développe bien, non on a une très bonne prof » (Isabelle ; père : policier, niveau bac ; mère : vendeuse, après avoir été modiste, arrêt des études à 14 ans) 1131
« ça rassure le fait de faire ça [les corrections] en classe, en fait, je pense... (ça rassure par rapport au bac ? Ou euh... par rapport à d’autres choses ?) non, par rapport à soi, par rapport... je sais pas à son... le fait d’ordonner un peu son travail quoi, de dire... prendre une petite note par ci par là... genre... ‘‘Correction, ne pas oublier de regarder... les verbes’’ et tout ça, des trucs auxquels on n’aurait pas pensé. Enfin en même temps le prof il est un peu là pour ça donc [petit rire des deux] » (Jean ; père : directeur marketing dans une entreprise pharmaceutique, doctorat de biologie ; mère : conseillère en formation pour cadres licenciés, bac, études supérieures « de base » en psychologie)’

Les critiques de certains enquêtés renvoient même parfois à ce qui leur apparaît comme non-respect professoral de cette relation pédagogique et des obligations des deux parties qui y sont associées :

‘« (Est-ce qu’i y a des fois où t’étais pas d’accord avec l’explication qu’elle donnait la prof ? Sur un texte ? Tu comprenais pas... ou euh...) nan quand je comprends pas je le dis ! (ouais !) ou sinon, nan, ça a toujours été clair hein (ouais ?)avec elle c’est toujours clair hein (et t’es toujours d’accord ? [petit silence] Y a pas des fois où sur un personnage, t’étais pas d’accord ou... ?) ben nan ! Elle dit toujours ce qui est en fait, elle dit la vérité, elle fait ‘‘Voilà, il est comme ça, il est comme ça’’(hum !) et puis... je vais pas dire ‘‘Nan ! Il est pas comme ça !’’ [petit rire] Si il est comme ça... (ou si des fois t’avais pas compris pareil et tout) nan, quand j’ai pas compris pareil, je m’en rends vite compte [ie. j’y souscris] (ouais ?) comme quand... lors d’un DS et tout, quand je comprends mais vraiment, mais vraiment pas ce qu’elle... quand moi... je comprends, quand moi j’ai pas vraiment compris ce qu’elle a dit, ben je lui dis hein ! ‘‘Ouais mais moi j’ai pas compris ça, moi j’ai cru que...’’ Et je dis toujours hein ! (ouais ! Et elle dit quoi à ce moment-là ?) elle dit qu’on comprend pas... elle dit que... qu’on n’a aucune culture générale [petit rire](et ça te fait rire ?) je te jure, nan mais elle nous dit ça mais... moi c’est, main’nant ça me fait rire, ça me fait plus rien hein !(ouais. Au début ça te... ça te blessait ?) ben nan ! C’est pas gentil, nous on est en seconde pour apprendre, on n’est pas là pour... (ouais !) si on serait, bon si on saurait tout , on serait même pas là !(hum !)elle serait pas là elle aussi. Mais elle s’en rend pas compte, j’ai pas l’impression que... (hum) j’ai l’impression qu’elle s’en rend pas compte » (Najia ; père : tourneur, en invalidité depuis 5 ans après accident du travail, non scolarisé au Maroc ; mère : auxiliaire de vie en maison de retraite, bac au Maroc)’

Nicolas cantonne les divergences de points de vue avec son enseignant aux débats socio-politiques ne reposant pas sur la mobilisation de savoirs spécialisés au sein des cours de français (vs au sein de cours de SES). En revanche il ne s’autorise pas à contester le point de vue professoral en matière littéraire du fait de la reconnaissance de compétences lectorales nécessaires institutionnel­lement à l’exercice du métier d’enseignant. Le seul reproche que Nicolas émet à ce propos porte sur le manque d’explications et de justifications apportées parfois par monsieur C 1132  :

‘« (y a des fois où t’es pas d’accord avec ce qu’i dit le prof, sur les textes et tout ou... les explications qu’i donne et...) euh... une fois on avait fait [un débat] sur... y avait les riches sur ce qu’i dépensaient et tout, oui parce que y en a qui disaient que... si i z’ont de l’argent c’est bien qu’ils les dépensent et tout, et moi j’étais pas d’accord parce que... dépenser de l’argent dans les tableaux... c’est pas très intéressant parce que... y a des gens qui meurent de faim, autant leur donner à eux le... plus de nourriture que d’acheter des tableaux et de... clouer sur un mur et de plus toucher [...] on avait... fait un p’tit débat [...] (ça t’est jamais arrivé sur un poème ou... ouais pareil)nan, nan parce que... [le prof] il argumentait bien, i disait clair que c’était juste... donc... si on essaye de dire le contraire, bon faut bien argumenter ce qu’on dit sinon après... c’est tout faux (c’est vrai ?) hum hum [...] y en a qui l’ont d’jà essayé de dire ce qu’i voulaient, bon, i z’ont argumenté, et le prof il a dit ‘‘C’est bien vous avez essayé de voir’’, mais... il avait toujours raison, donc... ça servait à rien(ça ça t’énerve quand... qu’il ait toujours raison ou euh...) pff’... d’une part non parce que... i sait ce qu’il a à faire, donc euh... bon des fois il a tort c’est vrai parce que... il essaye d’aller vite [il n’y a pas de ‘‘d’autre part’’] » (Nicolas ; père : gardien dans une entreprise ; mère : femme de ménage dans la même entreprise ; scolarité primaire des deux parents en Italie)’

La plupart des élèves interrogés reconnaissent la légitimité de l’enseignant à détenir le monopole de l’interprétation des textes, non seulement parce qu’ils reconnaissent la légitimité de la relation et de l’autorité pédagogiques, mais aussi parce qu’ils reconnaissent à l’enseignant des compétences spécifiques et encore parce qu’ils adhèrent aux principes de l’analyse littéraire même s’ils ne les maîtrisent pas forcément en pratique. Ceci est sans doute d’autant plus sensible en seconde que les élèves sont confrontés à l’exigence nouvelle de mise en œuvre d’une façon analytique de lire les textes littéraires. Les enseignants font figure de ‘‘super lecteurs’’. Ils apparaissent capables de trouver des significations à des textes ou à des marques textuelles particulières, imperceptibles aux élè­ves (quelle que soit leur maîtrise de la façon de lire enseignée). Ils sont aussi perçus comme ‘‘décodeurs’’ des propos des auteurs des textes étudiés (inversement, la contestation de la légitimité du droit de parole professorale repose notamment sur le fait que les enseignants « ne sont pas dans la tête des auteurs ») 1133 . Tout se passe comme si les enseignants de français étaient dotés d’une capacité imaginative remarquable. Une telle perception de l’interprétation littéraire (comme relevant de l’imagination) n’est pas sans rappeler les représentations opposant (et hiérarchisant à l’aune d’une scientificité) les différentes disciplines 1134  : lettres vs sciences, imagination vs objectivité 1135 . Cette imagination constitue une compétence reconnue parmi d’autres :

‘A propos du Misanthrope : « moi ce que j’aime bien... c’est la façon... de, à la prof de présenter ça (ouais !) ça j’adore ! J’aime bien comment elle le fait (hum hum) je trouve ça... des fois quand elle est là à nous sortir plein de trucs et tout... ‘‘Ouais, Célimène machin, Alceste est un homme...’’. Je suis comme ça [elle mime quelqu’un qui reste bouche bée en buvant les paroles de son interlocuteur] (hum hum hum hum) je me dis ‘‘Mais comment elle fait pour... ? Elle apprend par cœur ? Et comment elle sait ça ?’’ » (Leïla ; père : ouvrier ; mère : femme au foyer ; ne connaît pas la scolarité de ses parents en Tunisie)
« c’est vrai que... je me faisais à l’idée de la prof parce que bon c’est... c’est pas elle qui a raison mais bon... elle a plus d’expérience que moi , elle sait très bien... c’est elle qui fait son cours donc elle sait... Elle sait que c’est comme ça ! » (Sylvia ; père : lamineur ; mère : femme au foyer après avoir été ouvrière au Portugal dès l’âge de 12 ans ; scolarité primaire des deux parents au Portugal)
« (y a des fois où t’es pas d’accord avec... l’explication qu’i fait le prof ? sur les textes) ben... non, je suis toujours d’accord pour ça(ah ouais ?) c’est pas que je suis obligé, mais c’est que ouais c’est... c’est ce qu[e l’auteur] il a voulu dire donc ouais » (Sébastien ; père : agent SNCF – sans précision – ; mère : femme au foyer ; tous les deux détenteurs du certificat d’études)
« [l’étude de Pierre et Jean] ç a m’a permis de comprendre certains détails que j’aurais pas compris... sans quoi ! (ouais) et puis, aussi, comprendre mieux... comment se déroule l’histoire. Par exemple : moi, Maupassant, je connais/ En fait ! Je connais, j’ai pas étudié beaucoup de grands romans. 'Fin, si j’en ai étudié mais bon... je m’en rappelle plus trop. Et Maupassant en fait... il est... il a eu une phase dans sa vie où il est devenu fou ! (hum) ouais.... Et... ! I caractérise sa folie par de la brume... de la brume souvent... Et à la fin, quand Pierre s’en va/ Déjà, à plusieurs... y a un moment où i va sur le port et y a de la brume qui envahit le port... et à la fin brume... s’en va, je crois, ou y a de la brume qui apparaît au loin... (hum hum) et ça... c’est un peu une annonce... du livre qu’il a fait... je sais plus comment i s’appelle... mais enfin c’est un livre où i raconte vraiment sa folie... Guy de Maupassant... Enfin bon je sais plus, enfin bref ! Et y a des petits trucs comme ça que... j’aurais pas compris sans quoi et... (ça, c’était madame D qui le disait ?) ouais ! Qui nous... a éclaircis quoi ! (hum) et... et elle nous a dit aussi que... Maupassant... parfois s’identifiait à Pierre... 'fin des... quelque chose que j’aurais pas ... capté quoi sans parce que Maupassant moi je connais pas » (Livio ; père : boulanger, CAP ; mère : aide-soignante, études inconnues)
« les textes à lire, à découvrir le sens... les textes pour les analyses méthodiques [...] moi personnellement j’aime pas trop [...] parce que j’arrive pas [...] à... analyser, à... trouver d’un coup et à monter... à trouver les détails et puis après à... de but en blanc à trouver tout ce qui s’y rapporte et... ça j’arrive pas à les trouver, alors ça m’énerve, ça me bloque [...] Je reste comme ça [mimique signifiant : ‘‘Je reste impuissant devant mon texte à analyser’’] » ; « en classe on a découvert quand même plus de choses, c’était bien » (Didier ; père : PDG d’une PME, « études universitaires » non précisées ; mère : femme au foyer, a vendu des bijoux pendant une période, « faculté », non précisée)
« moi faut que ça soit logique, logique et carré, comme la grammaire tout ça y a pas de problème, mais quand i faut laisser l’imagination, j’ai d’jà plus de mal [petit rire des deux] Puis faire... des rapprochements [...] quand on parle d’un style littéraire, rechercher par rapport à d’autres auteurs, comment i z’écrivent tout ça, ça marche pas trop » ; « [la prof] elle, avec... un mot ou deux, par exemple : ‘‘Il la regarde’’, et ben elle trouvait plein de trucs [petit rire des deux], tandiss que moi je trouvais rien du tout » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, études d’ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maîtrise et CAPES)
« on étudie mot par mot presque tu vois ce que je veux dire ? [la prof] elle nous fait étudier ‘‘le’’ tu vois, alors là ça a une signification... [petit rire] mon dieu, c’est terrible, tout va nous tomber sur la tête [petit rire] » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)
« par exemple dans des textes, [la prof] elle voit des allitérations [petit rire] ou des trucs que personne voit quoi [rire]. Et puis elle dit que ça donne un sens au texte quoi » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)
« (vous faites quoi sur ces textes ?) ben on... fait des lectures méthodiques [...] [le prof] i nous pose des questions, on y répond... il enchaîne sur des trucs, on n’y comprend rien (ah bon ?) [petit rire] on se demande d’où i sort ça mais enfin bon [...] par rapport à ce qu’on répond i nous sort des trucs... qu’on n’aurait même pas pensés [...] (toi ça te semble pas très juste) si. Ben... c’est pas à moi de critiquer hein [petit rire] C’est le prof de français, et... i connaît un peu mieux que nous » (Léonardo ; père : dentiste, doctorat en médecine ; mère : sans profession, a été professeur d’économie, maîtrise d’économie, CAPES)
« [la prof] elle a un état d’esprit bizarre quand même... c’est, par exemple, revenons aux études de textes [...] elle va carrément... donner des choses que... on n’aurait jamais l’idée, on n’aurait jamais pensées quoi, des... je sais pas [petit rire] j’arrive jamais à trouver le rapport moi avec le texte » (Valérie ; père : informaticien, bac et IUT informatique ; mère : ATSEM, CAP assurance puis CAP d’employée de bureau ; parents séparés depuis quelques mois, elle vit avec sa mère)’

La reconnaissance des compétences professorales ne va pas sans une reconnaissance d’une moindre compétence lycéenne qui se manifeste parfois par des tentatives pour « retourner le stigmate ». Nombreux sont les enquêtés qui soulignent leurs difficultés à interpréter les textes qu’on leur soumet selon les modalités exigées scolairement lorsqu’ils ne sont pas guidés ou lorsqu’ils n’ont pas à suivre de perspectives d’étude explicites. Ils valorisent de ce fait les consignes qui leur permettent de mieux saisir les textes étudiés :

‘« (t’as... l’impression que les études de textes, ça te permet de comprendre mieux... les textes ? Ou... pas du tout ?) ben oui, si / (/ ou c’est autre chose en fait ?) aussi ça aide, oui ! Parce qu’on comprend ce que veut dire l’auteur... les moyens qu’il utilise pour le faire mais... Moui, ça aide, ouais ! (ouais ?) parce que des fois on lit un texte, et on peut passer à côté de... ce que veut dire l’auteur !(hum hum) alors que là... ça nous aide à le comprendre ! » (Bastien ; père : marketing commercial, bac, IUT, école de commerce (ISC) ; mère : laborantine, en disponibilité au moment de l’enquête, bac+2)
« dans l’ensemble elle nous donne des questions pour nous guider ou bien par exemple le premier commentaire composé elle nous donnait les principaux thèmes du plan [...] on peut... s’aider des questions du livre, ça aide beaucoup ouais pour comprendre (pourquoi c’est quoi les questions dulivre ?) ben c’est... c’est clairement dit en fait [petit rire] Par exemple... ‘‘Il y a... deux champs lexicaux, cherchez-les’’, donc déjà on sait qu’y en a deux [...] on sait quoi chercher » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, études d’ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maîtrise et CAPES)
« on a fait un commentaire composé en classe, mais elle nous avait donné des axes de lecture [...] encore là ça va [...] mais moi sur... en fait j’en aurais trouvé deux sur trois quoi si elle les avait pas donnés » ; « le commentaire composé on commence mais c’est vachement dur [...] une fois qu’on a les axes de lecture ça va, mais bon [petit rire des deux] faut les trouver, et c’est dur » (Marie ; père : gestion de production, « fac » ; mère : comptable, BEP puis cours par correspondance)
« (tu me disais que les questions... et 'fin et les cours, ça te permettait de comprendre le texte...) ouais... [...] y a l’avis aussi de la prof... donc c’est plus approfondi... (elle ce qu’elle donne ?) mouais, bon... C’est plus... en fait... elle lit, c’est tout en plus... entre les lignes que... les lignes quoi ! » (Sylvia ; père : lamineur ; mère : femme au foyer après avoir été ouvrière au Portugal dès l’âge de 12 ans ; scolarité primaire des deux parents au Portugal)
« (Madame Bovary en fait tu l’avais lu cet été ?) ouais je l’avais lu, je l’ai lu... au mois de juillet (ouais,et...) C’est vrai que... on s’en est pas souvenu tout de suite, au mois de septembre [...] comme c’étaient les vacances quelquefois pff’... je le passais un peu trop rapidement » ; « [en cours] on explique mieux... plus approfondi, parce que... dès la première lecture on... y avait des choses quand même qu’on passe plus rapidement, et on... va pas retenir » ; « (Britannicus t’aimes bien ou t’aimes pas ?) ben... quand même la première lecture elle est... on comprend... pas très bien quoi (ouais) mais... je crois que j’aurai le temps de lire la deuxième fois [lors de l’étude de texte] (ouais)et j’essayerai de comprendre [petit rire] » (Emmanuel ; père : chauffeur de camion ; mère : aide-soignante de nombreuses années, en recherche d’emploi ; ont tous les deux suivi une scolarité primaire au Portugal)
« i fallait lire pendant les vacances Madame Bovary bon on a, on l’étudie en classe quoi (ouais) on prend des passages... on prend un passage par passage, on approfondit » ; « (quand elle pose des questions en cours et tout, t’as l’impression que ça te... permet de comprendre le texte ou... ou pas) euh pff’... ça me permet de... en fait le texte je l’avais compris d’avant quoi mais ça permet d’approfondir quoi, y a des trucs qu’on voit pas à la première lecture, et donc voilà quoi c’est... on les voit » (Stéphane ; père : plombier zingueur, certificat d’études ; mère : secrétaire, école primaire en Italie, école ménagère en France)
A propos de Madame Bovary : « je l’avais lu cet été et puis après elle nous l’avait... refait travailler par p’tits passages (donc là t’avais relu en entier, ou... juste les passages que...) ben... je l’avais relu en entier pour... mieux revoir l’histoire (ouais) parce que la première fois ça a pas été trop facile de voir... tout alors que la deuxième fois... on voit bien ce qu’on n’avait pas vu la première fois » (Vincent ; père : chef de service, pompier, bac scientifique ; mère : professeur d’histoire-géographie en LP, bac littéraire, CAPES)
« (Madame Bovary, t’as préféré quand tu l’as lu la première fois ou quand tu l’as lu la deuxième fois ?)la première fois... t’sais on remarque pas trop... l’histoire, mais quand on en parle avec la prof, parce qu’on... on détaille les choses, on voit qu’est-ce qu’i cachait l’auteur, en fait qu’est-ce qu’i voulait dire et tout [...] on a plus analysé le texte » (Tasmina ; père : gérant dans la restauration, après travail dans l’import-export, études de radiologie puis de commerce au Pakistan ; mère : femme au foyer, après avoir été professeur d’histoire au Pakistan ; elle vit en France avec ses parents depuis 11 ans)’

Les évaluations négatives dont les élèves font l’objet en seconde ou dont ils ont fait l’objet antérieurement avalisent un sentiment de moindre compétence lectorale chez certains enquêtés. Ainsi, Sophie et Myriam se décrivent comme n’ayant « jamais été bonnes en français ». La performativité des jugements scolaires persiste alors même que les compétences lectorales ou analytiques évaluées ne sont plus nécessairement les mêmes. C’est en orthographe et grammaire que Myriam et Sophie ont été évaluées négativement tout au long de leur scolarité. Le sentiment de moindre compétence lectorale rend en partie raison des pratiques de « remise de soi » aux discours professoraux qui paraissent « approfondis ». Certains élèves interrogés expliquent aussi ces pratiques de « remise de soi » par la difficulté des textes qu’ils ont à lire (cf, supra II.). En ce sens, on peut dire qu’ils ont intériorisé et fait leur l’idée selon laquelle les textes abordés en classe de seconde nécessitent un accompagnement.

Cette propension à s’en remettre aux enseignants pour l’interprétation des textes prend des allures différentes allant de l’arrêt d’une tentative de compréhension des textes – qui se traduit concrètement par l’absence de lecture, ou une lecture ‘‘inattentive’’ en attendant l’explication professorale –, à une logique de vérification-rectification – les élèves corrigent leur compréhension des textes –, en passant par un suivi scrupuleux des consignes lectorales ou des propositions interprétatives professorales. Les options pédagogiques des enseignants (réaliser les études en classe ou corriger des travaux faits à la maison, vérifications ou non de la réalisation de ces travaux, etc.) et les caractéristiques lectorales et scolaires des élèves contribuent à la variation des modalités de remises de soi. Quelles que soient ses modalités, la remise de soi se constate par les déclarations ouvertes des enquêtés ou par la convergence des propos des enquêtés sur les textes étudiés et des analyses et perspectives d’étude professorales. Les élèves interrogés s’en remettent d’autant plus facilement aux propositions interprétatives de leurs enseignants et passent d’autant moins de temps à produire leurs propres propositions interprétatives qu’ils n’ont pas constitué le français comme priorité par rapport à d’autres disciplines scolaires et que leur lecture est moins encadrée. La moindre maîtrise des savoirs et savoir-faire attendus au lycée est en outre convoquée comme motifs de non réalisation des préparations domestiques :

‘« elle nous met le plan au tableau et puis après ben on cherche ensemble » (Véronique ; père : cadre commercial au chômage, équivalent baccalauréat ; mère : hôtesse d’accueil, études d’hôtesse de l’air)
« elle fait super bien hein [...] elle écrit le plan, après [...] on participe [...] et tout le temps quand c’est juste elle note, donc c’est toute la classe qui la fait [l’étude de texte] c’est à l’aide de ce qu’on... des réponses qu’on dit » (Tasmina ; père : gérant dans la restauration, après travail dans l’import-export, études de radiologie puis de commerce au Pakistan ; mère : femme au foyer, après avoir été professeur d’histoire au Pakistan ; elle vit en France avec ses parents depuis 11 ans)
« pour l’instant, là c’est vrai que c’est le début aussi du commentaire composé. Donc... on a vraiment vu en fait... elle nous souffle le plan la prof. Donc on n’a pas trop de problèmes pour l’instant non plus... (et une fois que t’as le plan t’arrives là par contre à développer quoi [elle sourit] Ouais ?) y a pas de problème [petit rire] » (Belinda ; père : ingénieur en télécommunication par ordinateur, bac S, DUT, ENIC ; mère : enseignante dans une école de puéricultrice, BEP sanitaire et social, DE infir­mière, DE puéricultrice, licence de management)
« [la prof] elle sort tout et elle dit tout, mais bon nous on... si on comprend pas ben... elle dit ‘‘Vous comprenez ?’’ On dit ‘‘Oui oui’’ mais... [petit rire des deux] en fait, on cherche pas de nous-mêmes [...] elle fait pratiquement tout toute seule » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, études d’ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maîtrise et CAPES)
« (madame D elle donne des préparations à faire ou des trucs comme ça sur un passage plus précis [...] tu les fais ce genre de préparations, ou euh ? [petit rire des deux]) ça dépend ! ça [ie. l’enregistrement] va être diffusé ou euh... ? (nan nan, c’estpas diffusé [petit rire]) nan... je trouve que... ça dépend ! Parce que... des fois c’est pour le samedi matin alors le vendredi soir... j’ai pas forcément envie de [petit rire] de... en plus le vendredi... on a trois heures de TP l’après-midi de... physiques et... et bio ! Donc... quand je rentre j’ai pas envie ! [petit rire des deux] de me mettre... au français (ouais ?) donc euh non généralement je le fais pas » ; « (tu comprends toujours... le plan que fait madame D au tableau ? Par exemple ?) mouais... c’est assez clair et... bien structuré. C’est... clair... (ouais... Et y a pas parfois de... Mouais ! Des moments où tu te... t’aurais organisé autrement les explications ?) non... non enfin généralement je m’y intéresse pas trop [petit rire] (ouais !) quand même je prends la correction et... je m’attarde pas dessus quoi (hum hum. Mouais, c’est ça et puis... tu t’y fies quoi) voilà » (Samuel ; père : plombier, études non précisées ; mère : secrétaire après avoir été longtemps au foyer, baccalauréat, arrêt des études après son mariage)
« sur Maupassant [...] on avait à lire des passages pour faire des... des devoirs en cours et on les faisait pas, [monsieur F] i voyait rien, donc on les faisait pas quoi ! [petit rire] (ah ouais ? Tu les faisais pas ?) enfin ça dépend des fois quoi j’en ai fait en... en plus c’était en début d’année, donc j’ai dû en faire cinq six et puis après... j’ai lâché le truc quoi ! (ouais !) nan ça me plaisait pas des masses Maupassant non plus » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)
« [à la maison] j’essaye de répondre aux questions... que j’arrive à comprendre, les plus difficiles, je regarde dans le livre si y a des explications, sinon ben... j’essaye un peu, et si j’y arrive pas, et ben je verrai avec le professeur le lendemain » (Nicolas ; père : gardien dans une entreprise ; mère : femme de ménage dans la même entreprise ; scolarité primaire des deux parents en Italie)
« (pour les questions, tu disais qu’i y en avait certaines qui étaient compliquées, ’fin... qui étaient difficiles à comprendre, c’est plutôt lesquelles en fait que tu trouvais compliquées) euh... c’étaient celles... plus sur le texte, où i nous demandaient de... hou là là ! C’était plus à... Hou là là [petit rire des deux] Euh j’arrive pas à vous dire. Déjà c’étaient pas celles sur... la grammaire ou sur les temps... Les temps, ça, ça va... ! (ouais ?)c’est pas sur les champs lexicaux parce qu’encore je me débrouillais et j’arrivais à expliquer pourquoi l’auteur il avait... choisi ces... certains champs lexicaux plutôt que d’autres ! C’était sur... : comment était fait le texte, quand elle nous posait des questions sur les personnages... ‘‘Qu’est-ce... Pourquoi fait-il réagir ce personnage de la sorte ? Que veut-il faire montrer ? Que veut-il prouver ?’’ J’y arrivais mais c’était un peu dur à expliquer (ouais) c’était plus ça... c’étaient les questions pour lesquelles je prenais... plus de temps (pour les personnages ?) voilà et... et certaines fois j’arrivais pas à y répondre, c’était dur [...] des fois elle demandait... ‘‘Quel caractère ? Quelle opposition y a-t-il entre les deux... ?’’. Et... des fois quand c’est pas trop écrit dans le texte... on doit regarder par rapport à certaines choses qui ont été dites ou par rapport à... on doit essayer de... d’analyser et... [...] faut les comprendre nous- mêmes (hum) c’est pas donné, c’est... c’est pas donné directement, c’est nous par rapport à ce qui est écrit, en y réfléchissant, en regardant ce qui s’est passé avant ou... ce qui va se passer après (hum hum) et ben... c’est comme ça (ouais ! Et du coup quand... quand t’arrivais pas trop à répondre, comment tu faisais ? Tu laissais comme ça ou euh... ou des fois t’en discutais avec d’autres ou euh... ?) le plus souvent j’en discutais avec d’autres ! [...] Autrement ben... si j’étais toute seule, euh... j’essayais de répondre par moi-même, je mettais ce que je comprenais de la question... Ou alors... des fois je la laissais un peu de côté, je regardais les autres, je relisais jusqu’à ce que... je comprenne bien. Mais la plupart du temps au moins je comprenais la question [...] je passais pas trop de temps dessus (hum hum. T’attendais plutôt euh de voir ce que la prof elle disait... et tout ça)voilà... (hum !)et là je prenais une grande correction [petit rire] » (Lamia ; père : ouvrier en usine puis patron de café avec l’un de ses fils, décédé lorsqu’elle était en 6ème, scolarité en Algérie, savait lire et écrire en arabe ; mère : sans profession, scolarité non évoquée)
« ([dans Pierre et Jean] t’aimais bien justement les personnages... et tout ? Ou pas ?) mouais... ! (ou pas trop ?) ben... Pierre et Jean, mouais... [petit silence ; avec un petit rire et bas :] Ben... je m’en rappelle plus ! [petit rire des deux] Ouais, y a quand même... quelques mois. Mais... (tu t’en souviens bien moins... que de Bel-Ami [lu l’an passé et évoqué précédemment] ou... ? De Pierre et Jean ?) si je m’en souviens ! Mais bon... ouais les personnages, si c’était intéressant de voir... la rivalité entre les frères [perspective d’étude] et euh... [pause] » (Bastien ; père : marketing commercial, bac, IUT, école de commerce (ISC) ; mère : laborantine, en disponibilité au moment de l’enquête, bac+2)’

Ainsi, la remise de soi aux propositions interprétatives professorales est liée à la reconnaissance de l’autorité pédagogique, aux options pédagogiques des enseignants et aux caractéristiques scolaires et lectorales des enquêtés. Quelles que soient les modalités de remise de soi, une majorité d’enquêtés met en suspens une appréhension pragmatique des textes au profit d’une appréhension analytique à l’occasion de la production d’une interprétation ou d’une organisation de propositions interprétatives ponctuelles. Lorsqu’ils en saisissent la logique, les élèves peuvent acquérir de la sorte les savoirs et savoir-faire spécialisés permettant la production de telles propositions interpré­tatives, progressivement, par mimétisme et mémorisation de gestes lectoraux.

Les propositions interprétatives professorales sont celles auxquelles un plus grand nombre d’enquêtés ont accès. Ce sont aussi celles auxquelles un plus grand nombre d’enquêtés se rallient, et celles qui sont les plus fréquemment mémorisées (si ce n’est appréciées). Toutefois, d’autres propositions interprétatives peuvent être saisies par les élèves pour répondre à la demande professorale de production d’une interprétation des textes : par la consultation d’ouvrages ou de textes de référence qui offrent des mises en discours analytiques des textes (encyclopédies, dictionnaires, Profil, manuels, préface, etc.) ; par des échanges avec des personnes de l’entourage autour des textes étudiés.

Notes
1127.

M. de Certeau, L’invention du quotidien, op. cit., p. 248.

1128.

La perception par les élèves de la relation scolaire d’enseignement objective sa logique que l’évolution historique a pourtant euphémisée en « plaçant l’enfant au centre des apprentissages ». J. Hébrard rend compte du rôle (disciplinaire en même temps que cognitif) de l’exercice au sein de l’institution scolaire. Il évoque aussi l’importance de l’erreur dans une perspective de l’enseignement. La « tradition de la cacographie » des exercices de grammaire, où les enfants apprennent l’écriture en corrigeant les fautes proposées, voire leurs propres fautes réalisées au quotidien (difficile acquisition du français écrit pour les enfants parlant des dialectes) en est un illustration forte, p. 18.

1129.

Les contestations par les enquêtés des évaluations professorales pointent rarement les principes mêmes de l’interprétation. Ils se focalisent souvent sur le reproche du manque de considération des enseignants pour le temps passé à réaliser un travail, pour l’effort fourni. Les propos de Samantha expriment de façon idéal-typique ce rapport aux évaluations scolaires : «  J’avais fait un devoir à peu près... deux feuilles doubles donc ça fait quatre pages (Ouais) Et bon ben pour ce que j’en ai eu en retour bon ben... bon ça fait pas une bonne note quoi (Ouais) ç a m’a un peu dégoûtée [...] J’avais pas été contente ce jour-là c’est vrai ». Cf. P. Merle, L’Evaluation des élèves, op. cit., p. 130.

1130.

Pour l’analyse des contestations ouvertes en entretien des propos professoraux, cf. infra, V.

1131.

Isabelle témoigne d’un fort ascétisme scolaire. Elle m’explique par exemple qu’elle a refait trois fois de suite un devoir jusqu’à ce qu’elle obtienne la moyenne.

1132.

Cela rejoint les propos de monsieur C qui dit couper cours aux « divagations » des élèves en ramenant l’argumentation sur des faits de langue, et qui déclare veiller par ailleurs à laisser des temps d’expression lors d’études non strictement littéraires.

1133.

Ceci rejoint le constat que pour un certain nombre d’élèves « en seconde, on ‘‘apprend à voir ce que l’auteur a voulu dire’’. », C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 216.

1134.

Les enseignants du français luttent depuis longtemps contre ces représentations. Cf M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., infra, chapitre 6.

1135.

P. Merle a montré qu’à ces représentations sont attachées des différences de perception (par les élèves et les enseignants) des évaluations dans les différentes disciplines : une évaluation en mathématiques est perçue comme plus objective qu’une évaluation en français, P. Merle, L’Evaluation des élèves, op. cit., p. 94 et 175-179.