c. les conditions de la persévérance

Ces enquêtés ont éprouvé quelques difficultés lors des premières explications de texte réalisées en seconde. Ils n’ont pas pour autant été découragés. Plusieurs éléments ont sans doute contribué à ne pas figer les élèves dans un sentiment d’échec bloquant le processus d’apprentissage. D’une part, ils ont construit au cours de leur expérience scolaire antérieure une certitudo sui en matière scolaire (et notamment en français) que les difficultés rencontrées n’ébranlent pas immédiatement. De plus, tous conçoivent l’acquisition des savoirs et savoir-faire scolaires comme une progression et certains témoignent d’une conception méritocratique du travail scolaire. D’autre part, ils témoignent d’un sens du jeu scolaire 1144 – et des cours de français en particulier – qui les conduit à vouloir et à pouvoir vaincre rapidement, par un travail fourni scolairement payant, les résistances que leur oppose un nouveau savoir ou une nouvelle activité scolaire. Ils savent en outre réguler leurs efforts (fournis pour l’acquisition des savoirs et savoir-faire). Aucun d’entre eux ne considère les difficultés des textes comme insurmontables. Par ailleurs, leurs difficultés sont rarement reconnues scolairement dans la mesure où c’est à l’occasion d’exercices non évalués qu’ils les ont le plus souvent éprouvées : par auto-évaluation. Ces enquêtés estiment leurs difficultés en comparant leurs préparations aux propositions et corrections professorales. Quelques-uns sont encouragés par leur entourage à persévérer pour la maîtrise des savoirs et savoir-faire spécialisés. Enfin, ces enquêtés éprouvent des plaisirs variés à cette maîtrise : ils apprécient non seulement la reconnaissance professorale de leurs habitudes lectorales, mais aussi les satisfactions lectorales nouvelles, permises par la réalisation même des analyses de texte.

Tous ces enquêtés déclarent avoir de très bons résultats en français (les copies et les relevés de notes collectés en attestent) comme dans les autres matières et ce depuis le collège. Cela apparaît par exemple dans l’autoportrait scolaire de Maxence qui fréquente un établissement scolaire où les notes ne montent guère au-dessus de treize-quatorze dans les matières littéraires et où les classements scolaires sont encore de rigueur 1145 :

‘« c’est vrai [au collège en français], je m’en sortais pas trop mal... (tu te souviens de tes moyennes ?) en rédaction ? en tout ? (euh... ouais et puis tout le reste en fait...) en rédaction, je crois que j’avais... au premier trimestre, je devais avoir onze... je sais pas, ben après je devais, par contre aux deux autres trimestres, je devais avoir treize ou quatorze... [petit silence] Par contre, en moyenne générale... j’avais eu quatorze en français !(ah ouais ! Avec l’orthographe et la grammaire ?) voilà ! [petit rire des deux] Surtout la grammaire d’ailleurs... [ton satisfait amusé :] des petits dix-huit... [petit rire] (ah ouais ?) hum... (parce que c’était quoi les... ?) je sais pas c’est... les subordonnées... les trucs comme ça (i fallait repérer ?)ouais, et les analyses grammaticales... On avait vu... comment faire la cause... la conséquence, des choses comme ça... (hum !) j’ai toujours bien compris ça... et puis l’orthographe aussi... [petit silence] (ça allait ?) ouais ! [petit rire des deux] (hum, d’accord... Et cette année, t’as... quelle moyenne ?)en français ? (hum hum) au premier trimestre, j’avais douze huit [la meilleure moyenne de la classe était 14.2], le deuxième... treize sept... (hum... et par rapport... aux autres matières ? C’est...)c’est pas mal ! [petit rire] (pas mal ?)ouais, ben j’ai... au deuxième trimestre, je suis troisième... [classement des élèves] donc ouais, c’est si ça va... En fait, ça doit être la deuxième moyenne en français... Le plus c’est en éco... En éco, je suis premier... » (Maxence ; père : magistrat, ENM ; mère : femme au foyer, elle a été attachée d’études dans le privé, études de droit)’

Maxence est familier des progressions annuelles des résultats qui signifient la progressive adaptation aux exigences professorales et la progressive acquisition des savoirs et savoir-faire attendus. Le verdict des premières difficultés – toutes relatives – est atténué par l’assurance de son caractère temporaire : dès le collège la moyenne du premier trimestre est plus faible que celle des suivants (de 11 à 13-14 sur 20 de moyenne trimestrielle). La reconstruction par Mathilde de sa réaction aux premières évaluations lycéennes en français, mauvaises, rend également compte d’une conception de l’acquisition des savoirs scolaires comme « adaptations » aux exigences professora­les :

‘« (tes notes ? Au niveau du... 'fin l’évolution par rapport au collège et tout ?) ben au début en fait... [petit rire] On est arrivé [elle siffle et mime une chute ; petit rire] Le truc qui baisse, j’avais jamais vu ça, premier contrôle : 8. Hum bah... ! Euh oui... j’ai pas bien compris... Ah non on a eu... grave une évolution quoi. Déjà... c’était pas du tout le même type de travail... puis c’est toutes les habitudes qui changent quoi. Déjà du collège au lycée, y a un fossé énorme : parce que t’es nettement plus autonome au lycée. Et puis... on te laisse vraiment te débrouiller. Tandis qu’au collège... c’est moins ça quoi, au collège t’es vachement plus dirigé. T’es plus... Ben si tu veux au collège... tu faisais dictée... Voilà ! Dictée, questions de grammaire sur la dictée et puis ça te faisait un contrôle quoi. Tandis que là déjà t’as pas de dictée. Ça, ça change grave / (/ Et y avait rien sur les livres ?) sur les livres... pff’... si, on devait faire deux trois analyses mais c’était moins sur les livres, c’était plus sur des trucs des manuels quoi (hum hum) un... morceau de texte, mais c’est pas pareil [...] Au début moi j’ai eu vachement du mal à m’adapter [...] (et donc ouais je t’ai coupé par rapport à cette année en fait t’as commencé avec 8 et puis après t’avais eu... 16 ? [petit rire]) ah ben après ça a remonté, après ça a fait 12... après on est restée longtemps sur 13 et puis après... une fois que tu comprends... bon c’est comme ça hein, c’est à toi de t’adapter par rapport au prof aussi. Si tu veux avoir des bonnes notes... i faut t’adapter et sinon ben... tu peux en faire qu’à ta tête... tu vois ce que ça fait hein. Mais... bon... faut être aussi intelligent dans le sens où... si tu te tapes des mauvaises notes... si tu veux pas t’adapter, si t’as des mauvaises notes c’est que c’est mauvais. Donc, franchement... 'fin vaut mieux être adapté. C’est ce que je me suis dit. Je me suis dit ‘‘Euh bon, si je reste comme ça... p’t-être que ça me plaît de faire comme ça mais... je vais pas aller loin’’. Donc je me suis mise à essayer de comprendre un peu ses cours, à comprendre les conseils qu’i nous donnait. Et puis à... et puis je m’en suis sortie avec... un 17 pour le... Le Hussard sur le toit, un 16, là... 'fin j’étais vraiment contente quoi » (Mathilde ; père : archi­tecte, bac et études d’architecture ; mère : institutrice, formation d’institutrice, deug de psychologie en formation continue)’

Mathilde adhère à une conception méritocratique de la réussite scolaire. C’est à force de travail qu’elle est parvenue à surmonter ses difficultés et à s’adapter aux exigences lectorales lycéennes. La plupart de ces enquêtés partagent avec Mathilde cette conception de la réussite scolaire. Ils soulignent l’importance du travail fourni pour obtenir leurs bons résultats en français :

‘« on a plein de travaux à faire à la maison c’est vrai que c’est l’occasion si on comprend pas d’en faire. Et y en a qui les faisaient pas et qui lui disaient qu’i comprenaient rien et que... que machin quoi. 'Fin c’est normal si on n’essaye pas... (hum hum) en fait, enfin moi je sais que... j’aurais pas un peu bossé chez moi en français... je serais larguée » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)
« (tes résultats en français c’est quoi ?) ben...’fin c’est très bien quoi (ouais) je m’en sors bien... et ouais en fait j’arrive bien à expliquer les textes [...] c’est pas que parce que j’aime bien tu vois (ouais) si c’est vrai y a certains textes que j’aime bien, mais y en a que... j’ai des bonnes notes et pourtant je les ai pas aimés du tout donc en fait (ah ouais ?) ouais donc en fait je pense, ben... c’est parce qu’en fait je les ai travaillés quoi [...] j’ai cherché des idées [petit rire] » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)’

Ces enquêtés bénéficient de différents soutiens pour réaliser un travail scolaire important, pour persévérer dans l’acquisition des savoirs et savoir-faire lectoraux. Mathilde a pour sa part été soutenue par ses parents. Ainsi, parce qu’ils l’ont encouragée à reprendre sa lecture et son analyse d’une des nouvelles du recueil de Gogol qui l’avait désarçonnée et parce qu’ils l’ont assurée d’un sens symbolique à chercher derrière une compréhension littérale des textes, Mathilde a trouvé l’énergie nécessaire pour préparer son dossier littéraire sur Les Nouvelles Pétersbourgeoises en s’appuyant sur des savoirs et savoir-faire spécialisés nouvellement acquis. Elle a finalement obtenu 15/20 au contrôle de lecture :

‘« Ce qui est bien, c’est pas de le lire au premier degré comme ça. Ce qui était bien c’est qu’i fallait que nous on le travaille... par rapport aux thèmes et par rapport... et ce qui est... très intéressant c’est quand on découvre de nous-mêmes des choses (hum hum) quand on se disait ‘‘Ben tiens ouais finalement... on attend un peu...’’. Et ça, ça m’est arrivé pour Gogol. C’était... mince. Ah oui Les Nouvelles pétersbourgeoises [petit rire] ç a c’est un livre... tellement bizarre, si tu veux qu’en fait quand... / T’arrives même pas à le comprendre, moi j’ai mis du temps à comprendre(à la première lecture ?) à la première lecture j’ai rien compris (ah ouais, carrément ?) je me suis fait ‘‘Ah non’’. Ben je me suis fait ‘‘Attends, le mec qui perd son nez... y a son nez qui se balade et tout, mais qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi ce truc ?’’ [petit rire des deux] Franchement ça m’a barbée quoi [...] Quand il a fallu que je prépare le dossier [...] ça a été dur quoi, donc j’en ai parlé à mes parents et tout, i m’ont fait ‘‘Mais c’est pas possible ! Ce que t’as compris, c’est pas l’histoire. I faut que t’ailles plus loin sinon ça ne veut rien dire, forcément’’. Et puis finalement après j’ai pris une nouvelle, je l’ai grattée à fond et... je me suis vraiment intéressée dedans (comment t’as fait pour... gratter à fond ?) j’ai repris la nouvelle parce que je pouvais pas lire tout le livre (ouais ?) l’histoire du nez là... ça m’a tellement pas branchée que... j’ai abandonné [...] celle que j’ai pris c’était... Le Manteau. C’est l’histoire d’un mec qui fait tout ce qu’i peut pour/ 'Fin... il a un manteau usagé et... i va s’en rendre compte qu’il est vraiment, vraiment usé, et qu’i va falloir qu’il le change... Et là ça va être, ça va le bouleverser dans sa vie, dans ses habitudes. Et ça en fait c’est le truc de Gogol ça c’est de parler de... de la vie des petites gens... de Russie (hum hum) et... c’est vrai qu’on a du mal à s’imaginer mais les mecs i peuvent vraiment... euh... la moindre habitude à changer c’est vraiment... c’est la vie qui change quoi. Et puis finalement i se fait voler son manteau donc c’est/ 'Fin c’est horrible quoi ! Et... pourtant ça parle d’un manteau, donc c’est rien du tout. Mais pour lui c’est vraiment sa vie. Après quand tu commences à faire le parallélisme entre son manteau et sa vie, là ça devient vachement plus clair tout d’un coup. Tu te dis ‘‘Ah ben oui, effectivement, là... tu comprends mieux’’ [je ris un peu] Parce que sinon t’es là... ‘‘Avec son manteau, oui, pourquoi i fait toute une histoire pour son manteau ?’’ [petit rire] Mais c’est pareil pour toutes les nouvelles (et t’as eu besoin par exemple d’avoir recours à certains... certaines explications ? Pour faire ce parallélisme ou euh... ?) ben il a fallu que j’en parle avec mes parents (ouais !) à table, un coup on en a parlé et... En plus j’étais vraiment persuadée que y avait rien à comprendre quoi. Alors qu’en fait i z’étaient là ‘‘Mais si si y a... forcément un truc. Faut que tu le reprennes et tout’’. Et j’étais en vacances, je m’en rappelle, j’étais à la montagne. Et... on avait eu un repas comme ça (eux ils l’avaient lu ?) non ils ne l’avaient pas lu ! C’est pour ça, je disais ‘‘Mais vous l’avez pas lu ! Vous pouvez pas savoir ! [petit rire des deux] Vous l’avez pas lu. C’est nul ce truc’’. Et puis finalement i m’ont fait ‘‘Mais si, mais essaye de retravailler’’. Et puis je me suis isolée un peu dans une chambre et puis là... j’ai mis... sur mon papier tout ce que je pouvais » (Mathilde ; père : architecte, bac et études d’architecture ; mère : institutrice, formation d’institutrice, deug de psychologie en formation continue)’

Outre les soutiens de l’entourage, ces enquêtés peuvent justifier le déploiement d’efforts importants en français par des spécificités de la discipline littéraire 1146  et par des conditions concrètes d’évaluation des savoirs et savoir-faire lycéens (madame A et madame G, dont Séverine et Philippe sont élèves, ramassent les préparations domestiques) :

‘« souvent on a pas mal de devoirs en fait c’est surtout le français qui demande vachement de temps quoi (ouais) et... faut bien le faire quoi [petit rire] Ouais... je travaille bien le week-end, le dimanche... aussi le vendredi soir(ouais) et ben... le samedi... c’est plutôt le samedi matin parce qu’en fait le samedi après-midi... si je peux, je sors donc en fait... bon à la limite le samedi soir quand je rentre vers... style six heures, sept heures des fois, parce que des fois j’aime bien travailler le soir aussi [...] ç a m’arrive même assez souvent par exemple quand on a un devoir de français d’y passer l’après-midi, enfin, ouais un après-midi, genre un mercredi après-midi à vraiment faire le devoir de français » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)
« les préparations c’est... quèque chose qui est vraiment... saoulant ! [sourire] [...] ça prenait du temps. Alors le français ça... souvent, ça m’arrivait de le faire le dimanche soir avant de me coucher puis... et puis voilà ! Mais bon. Et puis... si elle me le ramassait et ben... je m’en prenais qu’à moi quoi (ouais ?) ouais ! Mais autrement y a des fois... pour pas justement... avoir ça je le faisais. Ben comme le vendredi après-midi on n’a pas cours nous (hum hum) ben je le faisais le vendredi après-midi et... voilà comme ça je le faisais bien [...] (et quand tu dis... ‘‘Ouais c’est saoulant’’, c’est parce que... c’est pourquoi ?) ben... pff’... généralement... les devoirs de français j’aime pas. Parce que... c’est... comment dire ? C’est long , c’est... faut être... faut chercher... et tout ça et... les week-ends... [petit rire des deux] voilà je préfère faire les devoirs rapides comme... les maths, y a un exercice avec deux trois questions et voilà (c’est plus vite fait ?) ouais ! Tandis que le français c’est... pour une question en fait faut... faut lire tout un paragraphe, faut... faut écrire... faut faire des longs paragraphes ! Alors... ça va. Et puis y a des trucs c’est difficile à comprendre... i faut essayer de comprendre même si... si on n’y arrive pas quoi, après... on peut pas répondre aux questions ! » (Philippe ; père : électricien, CAP ajusteur mécanicien ; mère : aide comptable, CAP employée de bureau)’

S’ils s’autorisent à « bâcler » certaines préparations de français, ce n’est qu’après en avoir réalisé plusieurs, lorsqu’ils savent maîtriser les façons de lire attendues ou disposer du temps nécessaire à leur réalisation au sein des cours de français, et lorsqu’ils ne craignent pas les évaluations de leurs travaux :

‘« (quand tu fais des... pas des choses forcément qui sont notées mais...) à faire à la maison qu’on doit rendre ? (ouais) ben... / (/ comment tu t’y prends pour travailler, où tu travailles...) et ben alors ça... et ben en fait ça dépend parce qu’y a des fois elle dit que... ça va être ramassé tout ça mais... en général ce que je fais à la maison j’approfondis pas trop (ouais ?) ben... parce que en fait ça dépend des textes, mais bon comme on en a fait plein, mais alors plein – j’ai rempli un cahier sur Montaigne et Rabelais –, au début... ça va et tout, mais à la fin... j’en avais marre. Donc... à la fin on bâcle, ’fin moi je bâclais quoi » (Marie ; père : gestion de production, « fac » ; mère : comptable, BEP puis cours par correspondance)
« souvent c’est des petits trucs [les préparations à la maison] : par exemple ça ellipse, sommaire... vu que cette année [le cours] c’était parfois assez lent [à démarrer], et ben... j’arrivais en cours et je le faisais... en cours [sourire](hum hum)ça on a le temps parce que... on le fait une fois ou deux fois et ça suffit quand on a compris(ouais !)donc voilà... (ah ouais là toutes les... préparations qu’i y avait à faire... pour le lendemain et tout. 'fin pour les cours de français tu les faisais pas ?)si si ! Y en a certaines que je faisais, ou au moins, si je les faisais pas, j’avais lu le texte et j’avais cherché des... deux petits mots, et mais... tout mettre à l’écrit, tout rédiger, je l’ai pas toujours fait et je n’ai pas honte de le dire. Ouais tant que ça allait, que j’avais pas des mauvaises notes, ni que ça me faisait baisser ma moyenne... Ben je vois pas pourquoi je ferais du travail trop en plus... [mimique et ton malins ; je ris un peu] [...] De toutes façons si je les faisais pas chez moi on les faisait en cours, donc je finissais toujours par les faire... d’une manière ou d’une autre » (Olivia ; père : architecte, études d’architecture ; mère : femme au foyer, donne des cours particuliers d’espagnol, études supérieures en sciences de l’éducation ; études parentales en Argentine ; elle vit en France depuis qu’elle a 7 ans)’

L’attitude de ces enquêtés témoigne d’un sens du jeu et des enjeux scolaires : ils savent comment procéder pour acquérir les savoirs et savoir-faire attendus par les enseignants. Ils savent doser leur investissement : travailler intensément pour construire des compétences nouvelles ou pour être évalués, ou pour réduire les efforts lorsque les compétences attendues sont acquises ou lorsque leur production ne sera pas évaluée, etc.

La relative désinvolture qu’affichent Léonardo, Maxence, Thierry et Salah à l’endroit du travail en français témoigne également d’un sens du jeu et des enjeux scolaires. Non seulement ils maîtrisent effectivement les habitudes lectorales enseignées et évaluées en seconde mais en plus, ils savent la rareté des évaluations professorales des préparations domestiques :

‘« (vous avez des... des textes à préparer chez vous ou...) ouais de temps en temps mais... on fait jamais les questions donc... on les fait en cours finalement(ouais ?) bon... ça l’énerve un peu mais bon... (toi tu le fais pas quand i vous donne /) / pff’, j’ai pas le temps [petit rire] (ouais) et j’y pense même pas... c’est pas mon premier souci... [...] (quand t’as des devoirs à faire... à la maison, tu travailles... plutôt ici ou au CDI ou...) ouais plutôt ici ouais, ’fin plutôt pas du tout mais bon [rire des deux], ouais plutôt ici (même quand y a des... devoirs qui sont notés ?) ben... nan là je les fais, mais... j’y pense souvent au dernier moment... (ouais). En fait quand c’est noté j’y pense, puis quand c’est pas noté, j’y pense pas » (Léonardo ; père : dentiste, doctorat en médecine ; mère : sans profession, a été professeur d’économie, maîtrise d’économie, CAPES)
« [se comparant à son frère aîné :] i travaille beaucoup (ouais) parce que moi... (pour l’école ?) ouais. Moi... pff’... j’ai un peu la flemme... dirait-on, je travaille pas beaucoup, mais lui... c’est un bosseur » (Salah ; père : ouvrier qualifié, a suivi des études secondaires en Tunisie mais n’a pas pu passer un équivalent baccalauréat, il a passé un BEP mécanique en France ; mère : femme au foyer, CAP couture en Tunisie)’

Indépendamment des présentations d’un soi désinvolte, ces enquêtés manifestent un réel entraînement aux nouvelles exigences scolaires de lecture. Celui-ci leur permet de construire les habitudes lectorales requises en situation d’examen scolaire. S’ils ne réalisent pas tous régulièrement les explications de texte et les lectures réclamées par leurs enseignants, ils effectuent en revanche des exercices supplémentaires évalués. Ainsi Marie-Eve, Esther et Maxence ont réalisé un commentaire composé supplémentaire proposé par madame D, au départ, aux élèves souhaitant rattraper une mauvaise note. Elodie et Séverine réalisent avec assiduité leurs préparations de français et présentent souvent leur cahier de préparations à madame A afin d’être corrigées. Olivia comme Edith remet à monsieur F de nombreux travaux supplémentaires et se porte fréquemment volontaire lors des explications de texte en classe. Elles sont souvent assises dans les premiers rangs, discutent avec monsieur F en début et en fin de cours, etc. Salah effectue systématiquement des recherches sur les œuvres étudiées. Léonardo et Thierry lisent des œuvres classiques en plus des recommandations professorales. De fait, ces enquêtés identifient les savoirs à mobiliser pour la production d’une analyse. Ils reproduisent la démarche des enseignants et suivent les consignes indiquées. Ils s’entraînent jusqu’à constituer en réflexes des habitudes lectorales. Ils témoignent de la sorte de la part active de l’appropriation dans la constitution d’habitudes culturelles 1147 .

Une autre manifestation du sens du jeu et des enjeux scolaires consiste à garder un caractère privé aux difficultés rencontrées. C’est ce que font certains de ces enquêtés en effectuant avec soin des études de texte qui ne sont pas toujours ramassées ou évaluées. Ainsi Elodie et Esther se sont aperçues par auto-évaluation de leurs difficultés initiales à la réalisation des explications de texte. Elles ont pris la mesure du décalage entre leurs travaux et les corrections professora­les d’explications non ramassées :

‘« des fois je passe à côté complètement quoi ! Je voyais pas du tout ça... ! Comme nous le dit madame D, ou... (t’as un exemple ?)euh... [elle réfléchit] Sur des poèmes, souvent... (ouais ?)là, elle nous avait fait un truc de... je sais plus quoi, c’était L’Escale portugaise [le deuxième commentaire réalisé dans le cours de méthode a porté sur ce poème de Supervielle] (hum hum)je sais plus de qui c’était... Et... c’était pareil quoi, moi j’avais pas vu... du tout ça, et c’était un peu... enfin j’avais vu ça plus mathématique, 'fin... plus simplement quoi c’était un port, une escale, la pêche, et cetera, enfin... ! (hum hum)alors qu’en fait, elle elle l’avait rapproché avec la vie de l’auteur et tout ça, enfin... je pouvais pas prévoir, remarque, mais... C’est pareil quoi c’était ça quoi ! Elle l’avait rapproché à tout un tas de choses et moi j’étais restée, ben ouais, enfin, plus... vraiment plus... directe quoi ! Plus sur le texte [...] Je m’étais pas... assez détachée en fait du texte... j’étais vraiment restée sur le texte, j’avais pas... j’avais fait que le lire, que le lire, que le lire quoi ! (hum hum) et alors que j’aurais dû m’arrêter, et puis ben... y réfléchir quoi. Et là j’avais vraiment fait que lire... Et donc j’étais... passé à côté quoi ! Mais après, ouais quand elle a expliqué, j’avais compris quoi » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)
« le premier texte de Rabelais, une catastrophe(ouais) je trouvais rien, je comprenais pas [...] (et pourquoi c’était une catastrophe le premier texte de Rabelais ?) je sais pas, ça m’inspirait pas, je comprenais pas, c’était... l’opposition entre... l’Europe qui était l’ancien monde, et... la découverte... des cannibales en Amérique, et ben pff’... je comprenais pas, je voyais pas ce qu’i voulait dire. Et en fait c’est à partir de la correction... que ça m’a décoincée pour tous les autres textes de Montaigne et Rabelais, après ça... y a plus eu de problème, ça allait... je comprenais, mais au début je suivais pas la logique, je voyais pas... parce qu’i dit le oui, mais ça veut dire le non[petit rire], donc, ça j’arrivais pas à comprendre... le style en fait, sa façon d’expliquer par rapport aux procédés rhétoriques, tout ça » et finalement elle peut déclarer« ah Rabelais et Montaigne j’aime bien(ouais ?) surtout Rabelais, ouais, hum j’ai... on a eu des bonnes notes là-dessus [petit rire] On n’a pas arrêté d’en faire... je comprends assez facilement ces textes-là et... ça va, ’fin je comprends bien ça... je comprends tout de suite le sens, j’ai pas besoin de chercher trop longtemps... ça glisse quoi [petit rire] ça va tout seul [...] je comprends à peu près parce que... c’est ma façon de pensée aussi, c’est ma façon de raisonner donc... leur façon de faire les argumentations tout ça, ça va bien » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, études d’ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maî­trise et CAPES)’

Marie-Eve évoque la non reconnaissance par son enseignante de sa difficulté à effectuer ses premiers commentaires :

‘« (est-ce qu’i y a des textes qui t’ont semblé difficiles ?) difficiles ? (bon là parmi tous les textes que vous avez lus en fait)nan pas vraiment... P’t-être... bon ben quand on avait à travailler dessus... bon ! Par exemple, on avait vraiment des commentaires à faire dessus... (ouais ?)par exemple on avait fait [en DS] un passage de... Madame Bovary ! La... première rencontre... où i sont tout seuls entre Charles et la future Madame Bovary ! (hum hum)alors là bon ! [petit rire des deux] Pour faire le commentaire, je dois dire que je suis restée un quart d’heure plantée devant la feuille en me demandant ce que je pouvais bien mettre ! Bon ! Et puis j’ai fini par trouver quèque chose mais... c’est vrai qu’i y a certains textes où on voit plus ou moins facilement ! » et plus loin dans l’entretien « des fois j’ai des choses à dire... mais pas beaucoup ! 'Fin... j’ai du mal à étoffer... je sais pas... quand j’ai dit... mon idée principale... j’ai du mal à mettre... des exemples, à citer plein de trucs et tout ça parce que... j’ai l’impression que... soit que j’en fais trop ... soit que je mets un truc évident et que j’ai pas besoin de mettre... de rajouter tout... des explications après ou... (ouais !)’fin j’ai/ J’y arrive ! Je pense que... 'fin vu mes notes je pense que... la prof dirait que c’est pas vrai, que j’y arrive très bien ! Mais... c’est pas quèque chose d’évident pour moi(hum hum. De faire les relevés et... ?)c’est, 'fin je sais pas... je m’en sors mais... je dirais pas que je suis à l’aise avec » (Marie-Eve ; père : ingénieur en fluides, bac+5 ; mère : statisticienne, bac+5, économie)’

La possession d’un sens du jeu et des enjeux scolaires et littéraires clive les élèves. Les enquêtés qui le possèdent expriment ce clivage avec plus ou moins de violence sociale 1148 ou de compassion. Autrement dit, les habitudes scolaires et lectorales peuvent être au centre de différen­ciations entre élèves ayant intériorisé les « catégories de l’entendement professoral » 1149 . Elles constituent des retraductions des différences sociales en différences scolaires :

‘« Et puis y a un truc... c’est ça aussi qui m’énerve, quoi pour la plupart, là, dans la classe, je sais pas y en a dû avoir... i doit y en avoir la moitié qui l’ont lu [Pierre et Jean], quoi, 'fin... je sais pas, à peine quoi ! (hum hum)et... ça, ça m’énerve quoi parce que justement, on peut même pas en parler en cours ! Les autres s’en foutent quoi et... ça c’est un... [problème] » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)
« (t’à l’heure tu m’as dit que t’étais vraiment très école par rapport à d’autres gens de ta classe, ça veut dire quoi ?) ben y en a i viennent en cours parce qu’on leur dit de venir(ouais) i z’auraient p’t-être préféré un BEP ou un CAP justement pour rester moins longtemps en classe, ben moi non, moi j’aime bien être ’fin... ça me gêne pas d’être assise toute la journée et d’écouter [...] Partout où je vais je m’intéresse au cours, je veux toujours en savoir plus, je veux toujours essayer de comprendre [...] J’aime beaucoup... étudier, chercher à comprendre tout ça [...] dans cette classe on est... trois-quatre à peu près à s’intéresser vraiment... enfin à être... à s’occuper des cours [petit rire], à y penser quand même de temps en temps, et... à faire quèque chose (mouais) ’Fin y en a qui font... parce qu’on leur dit de faire, y en a qui font parce qu’i s’y intéressent mais i comprennent rien(ouais) et moi je suis très logique j’arrive, ’fin... quand je fais une erreur je me dis ‘‘Ah ben tiens c’est là’’, hop direct, y en a qui sont plus longs à comprendre et... avec eux ça passe pas » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, études d’ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maîtrise et CAPES)’

Leur sens du jeu et des enjeux scolaires et littéraires ainsi que les savoirs et savoir-faire lectoraux constitués rendent possibles des satisfactions à l’occasion de leur mise en œuvre qui peuvent contribuer à la persévérance scolaire. Les satisfactions sont de plusieurs ordres : elles proviennent d’une part de la reconnaissance scolaire dont ils font l’objet et d’autre part de la découverte de plaisirs lectoraux nouveaux.

La reconnaissance scolaire suscite en effet des satisfactions. Elle fait à l’inverse défaut lorsqu’elle est estimée insuffisante :

‘« j’ai de très bonnes notes en français, j’aime beaucoup ça... [...] (c’est quoi tes notes justement ? A propos de très bien ?)euh... ce trimestre j’ai eu 15 et quelques de moyenne en français (ouais ?) au premier trimestre j’avais... treize deux, je crois. Nan ! Douze huit. Le... deuxième j’ai eu treize, un ou deux. Et çui-là j’ai eu quinze » (Olivia ; père : architecte, études d’architecture ; mère : femme au foyer, donne des cours particuliers d’espagnol, études supérieures en sciences de l’éducation ; études parentales en Argentine ; elle vit en France depuis qu’elle a 7 ans)
« la prof j’ai l’impression qu’elle m’aime pas parce qu’en fait [petit rire] si... elle me fait jamais de commentaires (ah ouais ?) quoi en fait si, mais en fait elle a tendance, ’fin ça dépend, j’exagère. En fait au début de l’année, elle me mettait toujours, ’fin des trucs style ‘‘Très bien’’ ou... machin. Main’nant elle me met pas [petit rire], elle me met jamais de commentaires, même si c’est très bien quoi mais [petit rire] je pense qu’elle m’aime pas beaucoup » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)’

S’il ne manque pas de souligner la moindre importance du français par rapport aux autres disciplines scolaires au vu des coefficients au baccalauréat dans une filière scientifique, Thierry n’en déclare pas moins avec fierté avoir été premier ex æquo au premier trimestre :

‘« au premier trimestre, j’avais été premier... [petit rire](ouais) avec Marie-Eve, et puis là... j’ai un peu baissé, je suis quatrième... Donc ça va, ça reste... / (/ et t’as combien ?) j’ai quoi ? J’ai eu treize je crois (ouais...) hum... Ouais, là, j’ai un peu baissé parce que j’ai/ Ouais ! J’avais raté le devoir sur... Finkielkraut... (ah oui) et donc ça m’a fait baisser, je crois que j’avais eu... ouais, dix ou onze... Enfin je sais plus. Ouais, donc ça m’avait fait baisser [...] j’accorde pas une très grande importance au français quoi (hum) c’est... en fait, même, je l’ai... je sais pas, j’essaye pas d’avoir de bons résultats, ou... j’essaye pas de... travailler le français, ou... Je sais pas, c’est... ça, ça vient, donc... tant mieux quoi ([petit rire] c’est plus... une matière... annexe) ouais, voilà ouais. Pour moi, ouais. Parce que en plus... au bac, ouais comme je vais passer mon bac S... ça va compter comme coefficient 4 quoi... Alors que... maths, physique c’est 9 et 8, donc... Ouais [petit rire des deux] à côté de ça, ça fait... c’est pas grand-chose » (Thierry ; père : ingénieur EDF, diplôme d’ingénieur ; mère : femme au foyer, donne des cours de catéchisme, docteur en pharmacie)’

Les satisfactions des bonnes notes n’induisent pas pour autant une adhésion sans faille à l’enseignement du français au lycée. Ces enquêtés regrettent le temps des exercices de grammaire-conjugaison, des demandes d’appréhension pragmatique des œuvres. Ils se disent parfois lassés de la systématicité du regard littéraire porté sur les textes et ne souhaitent pas, comme Séverine, « passer huit heures à étudier des classiques » en première. Néanmoins, ils reconnaissent tous a minima des intérêts aux études qui les amènent à prêter une grande attention aux textes et à mettre en œuvre des savoir-faire analytiques. Ils déclarent à propos des études de texte que « c’est intéressant ». Certains disent même leur appréciation de la discipline et de certaines des activités :

‘« ([ce que] vous deviez particulièrement étudier ? en français ?) ouais, les figures de style ou comment... comment l’auteur il est parvenu à faire un... texte qui blâme ou... qui fait un éloge, implicitement ou explicitement, des trucs comme ça (hum. Et ça t’apprécies ce type d’étude sur les textes ?) ben... moi tout ce qui est en français, bon j’aime bien quoi » (Salah ; père : ouvrier qualifié, a suivi des études secondaires en Tunisie mais n’a pas pu passer un équivalent baccalauréat, il a passé un BEP mécanique en France ; mère : femme au foyer, CAP couture en Tunisie)’ ‘« j’ai bien aimé le... commentaire composé... les études de... les états psychologiques des personnages et tout ça [...] en général j’aime bien ce qu’on fait en français » (Olivia ; père : architecte, études d’architecture ; mère : femme au foyer, donne des cours particuliers d’espagnol, études supérieures en sciences de l’éducation ; études parentales en Argentine ; elle vit en France depuis qu’elle a 7 ans)’

Certains découvrent en outre des satisfactions lectorales nouvelles en réalisant les études de texte. Il en va ainsi par exemple du plaisir d’avoir une compréhension plus fine des textes, inaccessible en première lecture, grâce à une appréhension analytique outillée de savoirs et savoir-faire spécialisés :

‘« [j’aime bien l’étude de] Pierre et Jean, ouais, parce que... ‘fin en fait, on étudie de plus près encore parce que quand on le lit en gros, on fait moins attention à certaines choses... déjà ça permet de comprendre les choses plus dans le détail... et de... ouais, ou de voir des choses qu’on n’avait pas remarquées en fait (comme quoi par exemple ?)je sais pas... quand on fait une description... je sais pas, mais des champs lexicaux ! des... Je sais pas y a... ‘Fin j’ai... Ouais mais... Nan mais parce qu’on étudie des textes en détail quoi... quand on fait ça en cours / (/ ah ouais ! Et ça, c’est... genre les champs lexicaux...) mouais, tout ça... En fait, comme quand on fait un commentaire quoi ! Et à la fin on voit des choses comme ça... qu’on n’avait pas remarquées avant (mouais... ?)hum... [petit silence ; petit rire des deux] Ouais voilà ! c’est... En fait je me souviens le texte qu’on a étudié sur Une Vie , en fait c’était sur les modalisateurs... en fait on se rendait compte que l’homme que... la fille allait découvrir... ben en fait... quand on lisait le texte une première fois, comme ça, on avait l’impression qu’en fait il était très bien(ouais)et qu’avec les modalisateurs, ça nuançait tout ! Et en fait, c’était un escroc, et on le remarquait. Et ça... en fait donc j’ai lu Une Vie, puis... je m’en serais pas rendu compte de ça... (ouais !)voilà... C’est des choses comme ça quoi... » (Maxence ; père : magistrat, ENM ; mère : femme au foyer, elle a été attachée d’études dans le privé, études de droit)
« [par l’explication de texte] on comprend mieux le texte, on comprend mieux ce que l’auteur veut nous faire comprendre ce que... enfin ce qui se passait... dans sa tête ! ou dans sa vie ! ou... d’autres choses quoi (ouais !) mais c’est vrai que ça permet de mieux comprendre. Quoi des fois on est plus... ou au moins, ne pas passer à côté de certaines choses... essentielles quoi [...] avec elle... [madame D] [elle réfléchit] on est tenté de... et ben d’abord un peu de relire, et de se poser plein de questions sur le texte. Et je trouve ça bien ! » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)’ ‘« y en a un [de poème] que j’ai bien aimé, c’est... je m’en rappelle, je crois que c’est... Aux amours de Marie. Mais... je sais plus parce que en fait j’étais absente à un... un des jours où y avait français et... après j’ai repris sur le tas ! C’était quand i compa/ En fait, quand on lisait on avait l’impression que i parlait d’une femme qui était magnifique et que... quand on cherchait bien et ben que... c’était horrible ! [sourire] (ouais ?) et ça j’ai... et franchement mais... moi j’aurais pas trouvé ça toute seule et... ça j’ai adoré par contre comme on a revu le texte. Ça j’ai bien aimé, c’était trop marrant ! [sourire] (hum hum) et donc là ben j’étais contente parce que... j’aurais jamais trouvé ça toute seule (ouais ?)je l’aurais lu, j’aurais dit ‘‘Ouais p’tain i... il est bien, il l’a... bien aimée cette femme ! I... pourrait même mourir, ’fin d’amour pour elle’’. ’Fin je sais pas trop ce que j’aurais compris. Et... et franchement mais la deuxième explication mais je l’ai adorée , elle était terrible... » (Caroline ; père : agent technique, études non déclarées « un scientifique » ; mère : coiffeuse, s’est arrêtée de travailler à la naissance de son 3ème enfant, CAP coiffure)’

Contrairement aux satisfactions lectorales ressortissant à une appréhension pragmatique des textes qui sont rapportées à des caractéristiques textuelles 1150 , ces satisfactions lectorales nouvelles sont attachées à la façon de lire et sont dissociées des marques textuelles. Edith par exemple déclare avoir apprécié l’étude thématique des Nouvelles histoires extraordinaires alors même qu’elle a déprécié ce recueil de Poe. De même, elle a apprécié les « commentaires de mots » réalisés sur Bérénice que, faute de goût, elle n’a même pas lu intégralement :

‘« Bérénice j’ai pas tout lu... (mouais ?) [petit rire des deux] Bérénice j’ai pas tout lu... c’est... je crois que c’est en fait ouais ! Le dialogue quoi les formes... ouais tout ce qui est forme, machin, c’est trop vieux je trouve [...] Bérénice ça m’a pas... La pièce de théâtre, on l’a regardée en cours ça m’intéressait plus quoi de voir ça... sur scène et tout mais... C’est vrai que les pièces de théâtre j’aime moins déjà, ’fin... à lire quoi (ouais !) à regarder en spectacle c’est vachement mieux mais à lire... c’est pas génial quoi [...] Bérénice j’avais pas bien le temps en plus donc j’ai pas trop lu [petit rire] J’ai lu des passages mais... (ouais les passages que tu lisais c’étaient ceux qui étaient étudiés en classe ?) ouais, les lectures analytiques, donc... aussi c’est parce que p’t-être que... j’ai pas lu le livre quoi... enfin j’ai pas lu le livre en entier que ça m’a pas... [plu] [...] [mais] les commentaires de mots... [je les ai faits] sur Bérénice d’ailleurs un passage, je sais plus ce que c’était [...] ça change aussi, c’est nouveau de cette année donc... Et puis nan, ouais, non, on dit ce qu’on pense, on dit... ’fin c’est notre interprétation à nous quoi. Et puis... on le voit pas forcément quand on lit... quand on lit une ligne, comme ça, on voit pas, ‘fin... on sait pas tout ce qu’on peut en tirer quoi (hum hum)sur un mot, on écrit 10 lignes et en fait c’est sensé quoi donc... C’est vrai que nan le commentaire de mots ça m’a bien plu. Tout ce qui est axe et tout... [aussi] » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)’

Parce qu’ils ont fait leur la façon de lire analytique enseignée, parce qu’ils ont construit les savoirs et savoir-faire spécialisés permettant une mise en œuvre de cette façon de lire, et parce qu’ils adhèrent à cette logique analytique et sont sensibles à des satisfactions lectorales nouvelles, beaucoup de ces enquêtés ne perçoivent pas cette façon de lire comme impersonnelle. L’exercice individuel de sa mise en œuvre constitue une activité personnelle, une activité au cours de laquelle la personnalité peut s’exprimer par un maniement plus ou moins habile des savoirs et savoir-faire spécialisés.

Ces satisfactions lectorales nouvelles ne sont toutefois pas exclusives des satisfactions lectorales ressortissant à une appréhension pragmatique. C’est le cas lorsque les enquêtés, devenus amateurs de littérature classique au fil de leur parcours lectoral, apprécient les textes étudiés. Ainsi, en plus d’avoir réussi à suivre les consignes de son manuel en comparant un poème de Laforgue à ceux de Baudelaire, Esther a éprouvé le plaisir d’avoir été sensible au texte :

‘« ce qu’i disait, moi ça me plaît bien, en plus que pour une fois la poésie m’avait touchée quoi ! [sourire à ce souvenir] C’était bien... (c’était quoi ?) ben justement Le Spleen, là c’était le truc de... (i racontait quoi ?) ben... une journée... ’fin i se levait, c’est... i pleuvait... y avait de la buée... il écrivait quoi... Nan je sais pas... je trouve que c’était... pp’ je sais plus... je me souviens plus si y avait des rimes ! Mais... je crois que c’était vraiment, ça coulait quoi c’était bien... c’était... Moi ça m’avait intéressée quoi c’était bien... Après y a... i sortait, il essayait de se distraire en sortant, justement, pis c’était un échec, enfin bon ! I sortait pour se distraire, ça marchait pas alors i revenait... et puis tout seul, le soir, i s’ennuyait encore en dormant quoi... Et c’était vraiment... et moi ça m’avait bien plu quoi ça m’avait... Et j’y étais pas trop mal arrivée, mais justement quoi, ça m’avait bien captivée » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)’

Parfois, une compréhension fine du texte relevant d’une appréhension pragmatique peut pallier une moindre maîtrise des savoirs spécialisés. Ainsi, peu initié familialement aux pratiques scolaires lycéennes, Jérôme est mis en difficulté par les premières demandes d’études de texte (il ne fait pas partie des enquêtés ayant eu les meilleures notes depuis le début de l’année). Les efforts qu’il fournit pour en saisir les exigences et s’y soumettre restent longtemps vains. La demande de réalisation d’un commentaire d’un extrait de Madame Bovary relatant une humiliation sociale (une vieille paysanne brisée par le travail récompensée par des « bourgeois épanouis » ; la scène des comices) offre un terrain privilégié de mise en œuvre attendue des savoirs et savoir-faire lectoraux. En effet, l’évocation durant l’entretien de sa difficile acclimatation au lycée 3 par méconnaissance des codes scolaires et sociaux de ces nouveaux camarades souligne que Jérôme est particulièrement sensible à la situation décrite dans le texte et peut en rendre compte. S’il mobilise peu les savoirs spécialisés attendus, il a su montrer, selon monsieur F, la teneur du texte. Il a obtenu pour la première fois 14/20 et a obtenu l’appréciation professorale suivante : « Travail encourageant. Bien que vous ne commentiez pas assez de mots, vous avez compris ce qu’il fallait faire, et vous faites apparaître des aspects cachés du texte qui sont importants. »

‘« le texte montre une pauvre et vieille paysanne, éprouvée par cinquante années de dur labeur, à laquelle ‘‘les examinateurs souriaient’’ (l. 19-20) – ce qui expose quelque part une certaine incompréhension de cette ‘‘compagnie’’ (l. 15) et la peur paralysante de Mme Leroux que l’on ‘‘jette’’ au milieu de la foule, comme ‘‘quelque chose’’ que l’on expose. D’autre part, le narrateur compare la paysanne [...] et les ‘‘bourgeois épanouis’’. Les deux termes ‘‘bourgeois épanouis’’ et ‘‘ce demi-siècle de servitude’’ – qui désigne Madame Leroux – se trouvent à l’intérieur d’une même phrase (l. 20-21) et ne sont séparés que par une virgule. Cela montre de la part du narrateur une volonté de comparer, mais aussi d’opposer la paysanne et la société. [...] »’

La maîtrise de la façon de lire exigée au lycée n’entraîne pas systématiquement la construction et la sensibilité des enquêtés à ces nouvelles satisfactions lectorales relevant d’une logique analytique. Au moment de l’enquête, Léonardo résiste subjectivement à une appréhension analytique des textes littéraires bien qu’il sache la mettre en œuvre. Pour lui, les joies lectorales littéraires se trouvent dans la participation romanesque 1151 . De même, Marie regrette les exigences lectorales collégiennes pour une appréhension pragmatique des textes, plus ordinairement associées à l’idée de satisfactions d’attentes lectorales personnelles. Elle critique dans le même mouvement les nouvelles exigences lectorales qui dissocient satisfactions lectorales et appréciation des textes. Un tel constat invite à s’interroger sur les liens entre maîtrise des façons de lire et adhésion à ces dernières.

Notes
1144.

P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p. 111.

1145.

Madame D souligne qu’elle monte rarement au-dessus de 14/20 : « [il y a] toujours le problème de nos échelles de notes qui montent pas... très haut quoi [...] je veux dire c’est compliqué [petit rire] On met pas des... Enfin et encore je me force, tu vois, je vais jusqu’à seize avec Marie-Eve et cetera, enfin... bon, qui à mon avis est très bonne hein... ’Fin j’essaye vraiment de... enfin oui de mettre en valeur, mettre en avant les bons élèves... Mais... c’est vrai que... et j’ai/ Globalement i sont toujours un petit peu déçus... parce qu’i z’avaient de très bonnes, de bien meilleures notes en collège, souvent. Mais moi je sais pas je note de sept et demi à... seize... Et déjà j’ai l’impression que je suis pas une méchante, enfin que je note vraiment... plutôt généreusement... Mais c’est vrai que j’ai... bon un gros paquet de la classe qui se situe à neuf dix, si tu veux... et pour eux c’est terne [...] Bon mais nous on note aussi comme on a été noté quand on était, mais c’est... c’est dur quoi mais [petit rire] ça c’est sûr... ».

1146.

Cette perception du français comme réclamant beaucoup de travail n’est pas inhérente à celle-ci mais à l’appropriation qu’en ont les élèves et à l’orientation pédagogique des enseignants. Ainsi, pour Karine le français ne demande pas beaucoup de travail. Ayant construit les savoirs et savoir-faire spécialisés attendus, une lecture rapide des textes lui permet de répondre aux questions de madame D. Si elle peut se permettre une telle rapidité de préparation, c’est aussi, dit-elle, parce que, contrairement aux exercices de mathématiques que les élèves doivent corriger au tableau, les préparations de français des élèves ne sont ni vérifiées ni évaluées systématiquement. Parmi les enquêtés parvenant à répondre le plus conformément aux exigences lectorales lycéennes, Thierry déclare aussi qu’en français « y a même pas besoin de réviser je crois ! En fait c’est, français, c’est quoi ? Si on y arrive ou on n’y arrive pas : enfin je pense... On peut... on peut faire en sorte de s’améliorer, mais... pp’... ouais, c’est sur du long terme ».

1147.

B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 207. Comparant la transmission d’un capital culturel et d’un capital matériel, l’auteur insiste sur le nécessaire engagement de l’héritier dans l’appropriation du patrimoine ; cf. P. Bourdieu, « Les Trois états du capital culturel », op. cit., p. 5.

1148.

S. Beaud et M. Pialoux rendent compte de tels sentiments éprouvés par les élèves qui ne maîtrisent pas les atouts du jeu scolaire face à leurs camarades qui leur en imposent, S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, op. cit.,p.249 et 252-271. Cf. infra, le refus d’Adeline d’être « un petit robot » comme certains de ses camarades de classe.

1149.

P. Bourdieu et M. de Saint Martin, « Les Catégories de l’entendement professoral », op. cit., p. 80.

1150.

Cf. supra, chapitre 3. On a vu comment les lecteurs apprennent à l’école et ailleurs à rapporter leurs satisfactions lectorales à des caractéristiques textuelles.

1151.

En revanche, il éprouve des satisfactions lectorales ressortissant à une logique analytique à lire la presse politique, Cf. infra, chapitre 9.