a. l’adhésion fréquente aux façons de lire analytiques lycéennes

L’adhésion aux façons de lire analytiques attendues au lycée est relativement répandue dans la population d’enquête. Elle est signifiée de différentes manières. Comme le montrent les citations d’entretien mentionnées dans le présent chapitre, certains enquêtés soulignent le caractère « approfondi » des études de texte, et parfois même leur caractère « intéressant ». Pour quelques-uns, les nouvelles exigences lectorales révèlent rétrospectivement les exigences lectorales collégiennes et leur donnent sens :

‘« cette année c’est mieux [...] Ce qu’on fait c’est plus logique, elle nous donne des études... sur les textes ! ça me paraît plus logique que... ce qu’on avait fait en troisième. En troisième je crois qu’i fallait relever, i fallait juste analyser des choses... On savait pas trop pourquoi on analysait » (Pierre-Jean ; père : câbleur, en invalidité, scolarité en Inde ; mère : éducatrice, pas d’études)
« là j’aime bien le français quand même. Parce que justement c’est le côté sympa de la grammaire je pense ! ([petit silence] ouais ?) ouais ! [petit rire des deux] ’fin de la grammaire, de la... des figures de style et tout, je crois que c’est le côté sympa... (pourquoi sympa ?) ben... parce que je trouve ça intéressant d’essayer de voir quand même... ’fin de... ouais ben c’est le côté grammaire, justement, de voir à quoi i sert dans le texte ! (hum hum) alors que moi la grammaire c’est... ’fin la grammaire ! Tout ce qui est... analyse... justement, figures de style et tout ça (hum) moi je, ’fin... à la limite, je comprenais pas à quoi ça servait (ouais ?) et c’est vrai que là, on... comprend à quoi ça sert et on le démontre... à quoi ça sert quoi » (Karine ; père : technico-commercial, au chômage, a été informaticien ; mère : comptable dans l’informatique ; parents bacheliers)’

Enfin, les citations d’entretien du chapitre rendent compte de satisfactions lectorales ressortissant à une logique analytique éprouvées par certains enquêtés. La valorisation occasionnelle de ces satisfactions lectorales constitue une autre manière de témoigner d’une adhésion aux façons de lire analytiques :

‘« [le français au collège] c’était moins intéressant quoi (hum) [petit silence] parce que ouais c’était pas... c’est pas comme au lycée, c’est vrai que main’ant on... au lycée on étudie le texte, mais au collège on le faisait beaucoup moins. Ou alors on le faisait sur une phrase [petit rire] mais... (ouais. Et ça tu trouves ça plus intéressant ? L’étude de...) ben... moi je préfère étudier le texte [petit silence] » (Belinda ; père : ingénieur en télécommunication par ordinateur, bac S, DUT, ENIC ; mère : enseignante dans une école de puéricultrice, BEP sanitaire et social, DE infirmière, DE puéricultrice, licence de management)’

Quelques réticences vis-à-vis des modalités interprétatives ou des propositions interprétatives professorales peuvent être atténuées par les enseignants, ou par l’entourage. Ainsi Mathilde évoque la manière dont sa mère a apaisé sa contestation. Elle en a d’abord reconnu la légitimité en disant qu’elle avait elle-même éprouvé de semblables réticences à l’enseignement de français. Elle a ensuite souligné l’intérêt d’une appréhension analytique quelle que soit l’adéquation de celle-ci avec les intentions réelles de l’auteur :

‘« (et y a... des fois où t’étais en... désaccord avec justement les explications faites par... monsieur F ou... ou même par d’autres profs de français auparavant ?)y a deux trois moments où je me dis ‘‘I pousse pas un peu le bouchon un peu trop loin ?’’ [sourire] (et tu te souviens ?) non ! [...] je me suis toujours demandé... si le mec avait peint ou écrit ou filmé... pensait, avait pensé à tout ce qu’on disait ... en écriv/, en... en faisant son truc quoi ! (hum hum) et en fait... j’ai ma mère qui avait posé exactement la même question... [petit rire] pratiquement au même âge que moi, et on lui avait répondu ‘‘Mais non, mais c’est justement ça le génie : c’est de faire des choses sans t’en apercevoir’’. Donc... oui. Mais y a deux trois moments quand même c’est un peu poussé trop loin... Parce que/ (/ Et elle te l’a raconté quand ta mère ?) oh je sais plus ben... ça devait être à l’occasion justement... quand je lui disais ‘‘Nan ça il abuse un peu... quand il a dit ça et... il abusait même carrément’’. Là elle disait ‘‘Oh mais c’est... ça m’est arrivé aussi t’inquiète pas [petit rire des deux] C’est normal...’’. Non ouais y a des trucs pff’... tu te dis ‘‘Mais c’est pas possible, c’est pas... [l’auteur] il a pas voulu dire ça ! C’est... toi qui divagues, là tu... t’as fumé, là ! [petit rire des deux] Tu... tu vas dix fois trop loin’’. Alors qu’en fait non. Et puis finalement après on apprend que ça... que ça a pas trop trop d’importance. C’est plus le fait d’en discuter en fait qui peut être intéressant. De là à ce que... il y ait pensé ou pas pensé... c’est pas l’essentiel... » (Mathilde ; père : architecte, bac et études d’architecture ; mère : institutrice, formation d’institutrice, deug de psychologie en formation continue)’

Les réticences peuvent en outre parfois témoigner d’une adhésion à la logique interprétative des textes littéraires tout en critiquant les savoirs stylistiques dont la mobilisation est requise en seconde au profit d’autres savoirs, historiques par exemple. Les rares enquêtés exprimant une telle position ont généralement trouvé dans l’univers familial des individus-ressources formés littérairement à un état antérieur du système d’enseignement et acquis à d’autres savoirs spécialisés ou à d’autres conceptions de la connaissance littéraire :

‘« moi j’aime bien... quand on fait par exemple, quand on analyse, quand on cible vraiment sur Dom Juan ... [étude d’œuvre intégrale : le libertinage au XVII e ](hum) parce que là on a lu l’œuvre entière, donc... là ça fait vraiment un aperçu, enfin on... étudie plus à fond, enfin on approfondit vraiment. Mais sinon j’aime pas trop... Enfin, ce que j’en retiens, c’est que... ça donne un peu un aperçu global de... de la littérature, enfin... ou, pas de la littérature française parce que c’est trop vague, mais... pff’... ça donne un... petit aperçu de ce qu’on... enfin nous en plus c’est ciblé pour le bac aussi quoi donc... ça donne un aperçu de ce qu’on va avoir au bac ! [sourire] surtout, je crois bien, et puis... ça donne aussi des exercices, en gros, mais moi j’en ai pas retenu grand chose quoi ! (ouais) Je vois les lectures... Moi mes lectures... extra-scolaires, je cible pas du tout par rapport à ce qu’on fait en... cours quoi ! (ah ouais ?) ah ! pas du tout... mais vraiment pas [petit rire] (tu cibles par rapport à quoi ?) ben, enfin... c’est surtout mon père en fait qui me dit, parce que lui aussi, il aime beaucoup la lecture... (hum) et donc, c’est surtout lui aussi qui me dirige un peu, qui me dit... ‘‘ ç a, i faudrait que tu lises ça. Maintenant que t’as lu ça, i faudrait que tu lises ça...’’ » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)
« Dom Juan, c’était correct, c’est une pièce de théâtre, j’aime bien (t’aimes mieux les pièces de théâtre ?) euh ouais... [il se reprend :] Non ! Même les livres, là y a des livres des fois que j’aime bien ! Mais sinon... en général, ouais, je préfère les pièces de théâtre, ben pour... par rapport à ce qu’on fait... dans l’année en cours [...] c’est surtout les trucs... comme Molière... où c’est un peu... ironique, des trucs comme ça [...] j’aime bien voir aussi parce que... ça nous montre un peu comment c’était à l’époque et tout (hum) et c’est... c’est mieux de le voir sous ce sens [ie. selon une perspective historique] que de le voir dans un sens plus... classique [ie. stylistique] où... on les explique... tout le temps » (Arthur ; père : dermatologue ; mère : radiologue ; possèdent tous deux un doctorat de médecine)’

Les extraits d’entretien cités dans ce chapitre qui témoignent d’une adhésion à la façon de lire analytique enseignée au lycée révèlent tous une reconnaissance de l’autorité pédagogique et une reconnaissance de la logique analytique lycéenne.

En revanche, elles ne sont pas toutes le fait d’enquêtés ayant une maîtrise solide des savoirs et savoir-faire lectoraux attendus au lycée. Au vu de leurs évaluations scolaires en français ou de leurs propos en entretien, des enquêtés ayant une maîtrise fragile des habitudes lectorales adhèrent visiblement à l’appréhension analytique des textes enseignée au lycée. Ainsi, tout en mentionnant des notes moyennes en français 1152 , Leïla déclare son appréciation du français et de la façon de lire enseignée en seconde (cf. supra).

L’expression de son adhésion est sans doute amplifiée par la proximité du conseil de classe du troisième trimestre, par sa crainte de redoubler, par son souhait de fréquenter une première L et par un souci de présentation de soi comme élève studieuse et intéressée face à une enquêtrice pouvant peut-être intercéder pour elle auprès des enseignants :

‘« (pour Les Trois mousquetaires en fait t’avais demandé du coup à... à quelqu’un qui te raconte... la suite [que tu n’as pas lue] ?) ouais ! (ouais ?) hum ! Et... on m’a raconté l’histoire et... j’ai réussi à répondre à... [sourire] (aux questions ?) ouais ! [rire des deux] Tu dois te dire ‘‘Elle est pas sérieuse celle-ci ! Et elle veut aller en L en plus !’’ [petit rire] (ah nan nan nan moi je... [petit rire] C’est juste... je voulais savoir comment tu fais !) mais je te dis franchement quand j’aime pas un livre... je peux pas le lire » ; « Je sais pas trop ce que je pourrai faire ! Je veux juste... aller en L parce que je... c’est vraiment... ma matière préférée [...] Au premier trimestre, je m’en foutais un peu de l’école, je m’en foutais complètement de l’école, tu vois ? (ah ouais ?) t’sais, parce que... tu vois... je me disais ‘‘Ouais, t’façons je vais pas y arriver, c’est dur la seconde’’ et tout je m’en foutais un peu. T’sais je rigolais avec toute la classe... tu vois... ? Je faisais un peu n’importe quoi ! Et... bon, mon trimestre, il était quand même pas mal. Il était... pas mal quand même (hum hum) et... je sais pas comment j’ai fait en plus. Et... je m’en foutais hein, tu vois ? Et je faisais mes devoirs normalement... tu vois ? Sans plus, tu vois, sans me déchirer... tout doucement... Au deuxième trimestre, ça commençait à s’accélérer, tu vois ? Et... ça fait que j’ai un peu perdu les pédales parce que... tu vois quand tu vas trop vite ! Faut garder un... i faut... garder... les pieds sur les pédales (ouais !) donc au deuxième trimestre ça a fait une petite baisse, tu vois ? On m’a dit... ‘‘C’est pas perdu. Euh... déchire-toi ! Faut... vraiment, vraiment que tu mettes... tout de ton côté et tout’’. Bon, d’accord. Je suis rentrée chez moi, t’sais j’étais vraiment déçue, j’ai pleuré, mais bon, mon père i m’a dit ‘‘C’est rien...’’. I m’a dit ‘‘C’est pas grave tu vas... c’est pas grave c’est... tu vas remonter, tout ça... telle que je te connais, tu vas remonter !’’ [...] [parmi les camarades de classe] tout le monde pense la même chose, tout le monde m’a dit ‘‘Toi tu vas passer, t’es vraiment une élève sérieuse et en plus tu te déchires à fond’’. ça se voit à fond, même sur mon visage ça se voit... tu vois ? Que je me déchire. Euh... t’as vu comment je participe en cours ? Partout dans toutes les matières je participe comme ça. Et... lundi je suis partie voir le prof i m’a dit ‘‘ ç a suffit pas !’’(ouais !)j’ai ramassé une gifle » (Leïla ; père : ouvrier ; mère : femme au foyer ; ne connaît pas la scolarité de ses parents en Tunisie)’

Mais, à l’évidence, sa déclaration d’adhésion aux façons de lire enseignées au lycée n’est pas simple présentation de soi. Toutes les déclarations de Leïla à l’endroit de la lecture convergent. Elle est familière de la littérature sans avoir construit de fortes habitudes lectorales. Elle rend compte d’une familiarisation avec la littérature du répertoire du fait d’une participation à diverses animations (bibliothè­que, soutien scolaire), du suivi de l’option latin au collège parce qu’« on nous disait souvent ceux qui faisaient du latin, i z’étaient... i z’avaient un bon dossier », d’une attention accrue en cours de français. La manière dont elle évoque, longuement, les œuvres étudiées au collège ou au lycée ou même qu’elle a écoutées lorsqu’elle était enfant, témoigne d’une familiarité réelle avec ce répertoire. Parallèlement, Leïla mentionne peu de lectures individuelles d’œuvres, exceptés quelques textes courts – pièces de théâtre, courts romans. Ses lectures déclarées sont souvent des œuvres appréhendées en lecture suivie ou dont elle a vu des adaptations (potentiellement entendues plus que lues). Leïla a donc constitué de fragiles habitudes lectorales individuelles au moment de l’entretien. Elle manifeste pourtant une grande appréciation de la littérature classique et de la plupart des textes étudiés en classe. Elle se dit « étonnée », fascinée, par les propositions interpréta­tives de son enseignante de français et par sa mobilisation de savoirs spécialisés.

Notes
1152.

Cf. Annexe. Les copies remises par Leïla sont des devoirs où elle a obtenu la moyenne. Le relevé de notes de madame E pointe l’inégale réussite de Leïla aux devoirs de français : le nombre important de notes en dessous de la moyenne pour les DS laisse penser à une maîtrise fragile des habitudes lectorales attendues.