La contestation des exigences lectorales lycéennes n’est pas uniquement le fait d’enquêtés aux résultats scolaires en français négatifs ou aux habitudes lectorales analytiques fragiles. Elle est favorisée par trois éléments majeurs : le maintien d’habitudes lectorales différentes et construites comme concurrentielles avec les exigences lectorales lycéennes, les écarts entre les expériences passées et actuelles des sollicitations lectorales scolaires ainsi que le moindre accompagnement pour la construction de nouvelles habitudes lectorales et d’une nouvelle représentation des satisfactions lectorales.
Dans tous les cas, l’évolution des exigences lectorales au sein d’un même contexte de lecture constitue une condition essentielle de cette contestation et de ses trois expressions les plus récurrentes. Les « lectures et les études réalisées au collège [sont] fondées [notamment] sur l’intrigue, que l’on doit comprendre et résumer (‘‘lire, comprendre l’histoire, faire des résumés des livres, savoir raconter’’) » 1153 , alors qu’au lycée, la lecture est « essentiellement conçue comme un exercice herméneutique de déchiffrement du sens et de l’identification des formes qui le produisent » 1154 . Mais au collège comme au lycée, il est toujours question de lecture, d’explication, d’étude ou de compréhension de textes. Si un changement de contexte peut susciter le refoulement de certaines manières de faire acquises dans d’autres contextes 1155 alors, la relative stabilité-identité du contexte conduit à l’activation d’habitudes antérieures. Tout se passe comme si, pour certains enquêtés, le changement de contexte (collège/lycée) n’était pas suffisamment radical pour remettre en cause les habitudes lectorales acquises en classe et permettre l’acquisition-acceptation de nouvelles exigences lectorales, ou pour permettre la perception du changement des exigences lectorales comme un changement réel des caractéristiques contextuelles : en effet, il s’agit toujours d’un contexte scolaire.
La contestation des exigences lectorales lycéennes repose parfois sur le fait que, contrairement au collège, l’étude de texte ne permet pas de lever les difficultés de compréhension des textes. Les demandes d’observation des procédés stylistiques, de mobilisation de savoirs spécialisés, de production d’un métadiscours sur les textes, présupposent une compréhension littérale des textes plus qu’elles ne la rendent possible. Ces exigences lectorales sont contestées par des enquêtés témoignant d’une maîtrise fragile des habitudes lectorales attendues et/ou d’une non intériorisation de la logique d’analyse des textes sous-jacente à l’enseignement du français au lycée et généralement peu familiers de la littérature étudiée au lycée (notamment la littérature classique) :
‘« elles aident pas à comprendre le texte les questions(et... elles font quoi ?) hein... y en a... certaines elles embrouillent [petit rire] [...] y en a quelques-unes qui peuvent parfois aider mais... c’est rare. [...] je vais prendre un exemple [...] [lisant un sujet] ‘‘Relevez et classez les éléments qui permettent de présenter la jeune fille’’ [petit rire] c’est pas fait pour nous aider (ouais [petit rire], tu trouves pas ?) euh... en fait... cette question c’étaient les éléments... parce que là on les... voit mais... faut vraiment chercher » (Kamel ; père : soudeur ; mère : sans profession ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)Adeline conteste pour sa part la demande de mobilisation et d’assimilation d’un vocabulaire spécialisé pour une appréhension de la littérature. Adeline est d’autant plus opposée à cette demande, qui tranche avec les exigences lectorales collégiennes, qu’elle la perçoit comme une marque de mépris de l’enseignante. Ayant fréquenté un collège de banlieue, Adeline attribue la variation des demandes professorales à une opposition sociale (banlieue vs centre ville) plus qu’à une évolution de l’enseignement du français. Les « violences » sociales et scolaires 1157 subies semblent se superposer :
‘« Métaphore, si, je sais ce que c’est à peu près... Autrement tous les mots là y a des fois où je fais ‘‘Attends c’est quoi ?’’ [La prof] elle nous sort des mots des fois je... ‘‘C’est quoi ?’’ J’ai jamais entendu de ma vie. Elle explique pas simplement, elle explique avec des mots que... y en a p’t-être deux-trois dans la classe qui connaissent, parce que moi je viens d’un collège, les profs si i parlaient pas... comme nous, ’fin... qui nous donnaient p’t-être deux-trois mots de vocabulaire ou des trucs comme ça, mais i se prenaient une éponge dans la tête [petit rire] Sérieusement i se prenaient une éponge dans la tête. Ça fait que ben... des fois i nous sortent des mots je fais ‘‘Attends’’ On se regarde avec ceux de [de la ville de banlieue d’origine]... ‘‘Qu’est-ce qu’i racontent ?’’ C’est des mots on n’a jamais entendus de notre vie. Ça fait qu’est-ce tu veux comprendre ? Tu parles. Ou encore ça serait en biologie c’est normal, en physique c’est normal 1158 . Encore c’est vrai i faut avoir un peu de vocabulaire, i faudrait en avoir beaucoup, mais bon... y a une façon de le faire. [La prof de français] elle nous le balance comme ça ‘‘Allez ! hop !’’(ouais, hum). Et elle fait ‘‘Oui, si vous feriez du latin... et si vous feriez ci... du grec’’. Hou là là... avec elle i faudrait... lire tous les livres de la terre [petit rire] Faudrait... apprendre toutes les langues, faudrait... pff’... faudrait être quoi ? Euh... faudrait être un p’tit robot... un surdoué, pff’ c’est ça... faudrait rester chez nous, le samedi et le dimanche en train de... faire du français » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’Avec l’évolution de l’enseignement du français, c’est le « plaisir de la lecture » et des réactions lectorales singulières qui est parfois regretté. La demande de mise en veille d’une appréhension pragmatique des textes est en effet contestée par un certain nombre d’enquêtés aux résultats scolaires en français variés, ayant pour points communs l’expérience de rencontres heureuses à l’occasion des lectures scolaires collégiennes. Ainsi Aïcha explique :
‘« j’aime bien commenter le texte... et dire ce que tu vois toi, et pas les autres. [...] ce que t’as compris toi... dans le texte, c’est pas [la prof] elle te pose une question ‘‘Dire ouais... qu’est-ce qu’i veut...’’ [...] c’est par toi-même que tu dois voir... comment il est, les personnages [...] comment tu caractériserais ce personnage, comment... tu le vois, si t’étais à sa place... nanin, tu vois ? (ouais) ben c’est ça. Je préfère, c’est mieux » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)’Pour les enquêtés n’ayant pas construit les satisfactions lectorales ressortissant à une appréhension analytique des textes, la mise en veille d’une appréhension pragmatique et des satisfactions lectorales qui y sont associées est vécue comme exigence d’une lecture impersonnelle. Cette perception est liée à la mobilisation de savoirs et savoir-faire spécialisés qu’ils n’ont pas encore fait leur. Elle découle aussi du fait qu’ils ne se reconnaissent pas dans les « réactions du lecteur-étalon ». Elle résulte enfin de la mise à l’écart des « réactions » des lecteurs singuliers puisque ce n’est pas en référence à leurs expériences qu’ils doivent comprendre les textes, mais en s’en remettant aux questions posées par leurs enseignants. Pour ces enquêtés, on pourrait dire en paraphrasant un raisonnement de N. Elias : par le fait même de la monopolisation institutionnelle (dont les enseignants sont les « délégués »), l’interprétation des textes de chacun prend une allure plus ‘‘impersonnelle’’ ; elle ne dépend plus directement de ses émotions ; elle est de plus en plus soumise à des règles interprétatives précises, codifiées 1159 .
On l’a vu, la plupart des enquêtés souscrivent à l’idée selon laquelle une étude de texte permet de « comprendre ce que l’auteur a voulu dire ». Cette adhésion renvoie non seulement à l’enseignement du français (mais aussi aux mises en avant commerciales des auteurs, cf. supra chapitre 4 1160 ). Toutefois, les élèves n’y adhèrent pas toujours immédiatement (par manque de connivence culturelle ou par non reconnaissance de l’autorité pédagogique). En effet, outre les demandes de mobilisation de savoirs et savoir-faire spécialisés, et de mise en veille d’une appréhension pragmatique des textes, des enquêtés aux résultats scolaires en français variés contestent parfois des propositions interprétatives professorales comme mises en évidence des intentions d’auteur. Ouvertes en entretien, les contestations ne le sont pas nécessairement en classe. Elles ne se manifestent pas non plus forcément en pratique à l’occasion des études de texte. Ces contestations s’ancrent dans les expériences des enquêtés. Elles peuvent être liées à des représentations de l’écrire voire de l’agir constituées au cours de la scolarité antérieure ou par ailleurs (elles manifestent alors des oppositions d’arbitraires culturels et d’ethos). Elles peuvent aussi être liées aux constats des variations des études de texte selon les enseignants.
‘« Je trouve dans les livres... dans un livre en fait... je comprends pas pourquoi on essaye d’analyser... tant que ça en fait, parce que je pense que l’auteur la plupart du temps veut juste écrire comme ça et... et veut rien faire passer comme message... forcément à toutes les lignes » (Rodolphe ; père : directeur financier, bac, DESCF ; mère : secrétaire, bac)Ainsi les modalités variées de l’adhésion aux exigences lectorales lycéennes ou de leur contestation dépassent les clivages entre élèves selon leur maîtrise de la façon de lire analytique.
C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 467.
C. Baudelot et M. Cartier, « Lire au collège et au lycée », op. cit., p. 37.
B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 69-70. P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p. 102 et 104-105.
Il reprend des éléments d’une présentation du personnage de Carmen étudié au moment de l’entretien.
Les enquêtés peuvent « se trouv[er] soudain confrontés à la violence qu’exerce le monde scolaire sur les élèves les moins préparés à ses exigences », S. Broccolichi, « Un paradis perdu », La Misère du monde, Seuil, Paris, 1993, p. 621.
L’usage de mots n’appartenant pas au vocabulaire ‘‘courant’’ dans les disciplines scientifiques comme la biologie ou la physique depuis le début de leur enseignement à l’école semble avoir rendu nécessaire, naturel, le recours à un vocabulaire spécialisé. A cela s’ajoute que ces disciplines évoquent moins des réalités tangibles pour les enquêtés que le français ou les sciences sociales. Le vocabulaire spécialisé est également critiqué par des enquêtés ayant une appréhension pragmatique des savoirs : « (T’aimes bien l’SES ou... t’aimes pas trop) SES ? (Ouais) Franchement au début ouais. Mais là ça commence vraiment... à m’énerver quoi (Ah ouais ?) Ouais franchement... (Pourquoi ?) C’est... ça me saoule t’sais ! Je viens, c’est tout... i nous parle toujours de... Et en plus lui, avec monsieur... [nom de l’enseignant] i nous sort des mots... pff’, hou là là... Franchement des mots... que j’ai jamais entendus de ma vie ! Mais des / (/ Comme quoi ?) comme... ‘‘travaillistique’’ ! ‘‘Travaillistique’’. Des mots/ Pourquoi i nous dit pas : travail ! [je ris] I z’utilisent pas le mot ‘‘travail’’ [je ris], ‘‘travaillistique’’... I nous sort ! Franchement i nous sort des mots trop complexes ! (Hum) Mais au sinon, franchement... la seconde c’est super dur » (Lagdar).
A propos de la monopolisation étatique de la menace physique, Norbert Elias écrit : « Par le fait même de cette monopolisation, la menace physique qui pèse sur chacun prend une allure plus ‘‘impersonnelle’’ ; elle ne dépend plus directement d’émotions spontanées ; elle est de plus en plus soumise à des règles et à des lois précises », N. Elias, La Dynamique de l’Occident, Paris, rééd. Pocket, 1975, p. 190.
Les lecteurs de romans policiers, de science-fiction, etc. disent souvent leur admiration des capacités imaginatives et créatrices des auteurs.