Conclusion

On l’a vu au chapitre 6, le contexte scolaire de lecture est porteur de différentes contraintes lectorales. Les plus légitimes sont celles auxquelles les élèves doivent avoir appris à se soumettre pour produire des réponses attendues lors des évaluations des façons de lire. Ces contraintes lectorales-là réclament la mise en œuvre d’une appréhension analytique des textes et la mise en suspens ou au second plan d’une appréhension pragmatique.

Cette façon de lire attendue vise notamment à comprendre les textes dans leurs relations aux autres textes, comme « compossibles stylistiques » 1161 . En classe de seconde, les élèves sont invités à acquérir des savoirs et savoir-faire spécialisés leur permettant d’appréhender progressivement les textes dans cette perspective. Ils sont aussi invités à étayer leur connaissance d’œuvres qualifiées institutionnellement d’œuvres de qualités (littéraires ou stylistiques) et ayant une importance culturelle (retenues par l’histoire et l’histoire littéraire). Les élèves doivent dans un premier temps analyser les figures de style et procédés d’écriture et les ‘‘effets’’ stylistiques de tout ordre (sans avoir besoin, d’abord, de référer le texte étudié aux autres textes). Il s’agit de les analyser à partir de savoirs spécialisés consignés, en sachant par exemple que ‘‘l’anaphore produit un effet de persuasion’’. Dans un second temps, les élèves sont invités à organiser des propositions interprétatives de marques textuelles précises selon une perspective d’étude suggérée par leur enseignant et qu’ils apprennent progressivement à dégager eux-mêmes.

En seconde, l’adoption d’une posture de commentateur est l’un des éléments les plus discriminants à l’aune duquel les élèves sont évalués : comprendre les textes, non en les « vivant » ou en les référant à leurs expériences (réactions aux textes en fonction de ce qu’ils connaissent, vivent, lisent, etc.), mais en les rapportant à des savoirs spécialisés que les enseignants ont pour mission de transmettre. En ce sens, les élèves doivent tenter de mettre en œuvre une appréhension analytique des textes et de mettre en suspens ou au second plan une appréhension pragmatique.

L’adhésion des élèves aux exigences lectorales lycéennes est relativement indépendante de la maîtrise pratique de l’appréhension analytique attendue. Elle est plus étroitement liée au rapport que les enquêtés entretiennent à la lecture et aux sollicitations lectorales scolaires par rapport à des sollicitations extra-scolaires ou antérieures.

Les réactions de la plupart des élèves interrogés aux contraintes contextuelles à partir d’habitudes lectorales et scolaires constituées et d’habitudes en cours de constitution contribuent à la mise en suspens ou au second plan d’une appréhension pragmatique des textes ainsi qu’à la mise en œuvre, plus ou moins rapidement et plus ou moins intégralement, d’une appréhension analytique des textes. La nature des consignes lectorales n’est pas le seul élément expliquant ces appréhensions des textes.

D’abord, portés par le besoin tant scolaire que social de fournir les réponses attendues aux enseignants afin d’être bien évalués les élèves interrogés accordent une attention majeure aux questions professorales et à la formulation de leurs réponses. Ce faisant, ils gouvernent leur découverte des textes et se laissent peu guider par le déroulement des textes. La poursuite de leur lecture est moins motivée par les motifs textuels que par des motifs extérieurs. Les élèves mettent en œuvre une lecture de type informatif-sélectif orientée par les consignes lectorales professorales et fortement soutenue par la perspective d’une évaluation. Et, lorsqu’une connaissance indirecte des textes suffit à fournir les réponses attendues (résumé réalisé par autrui, adaptation, etc.), les élèves ayant peu lu de littérature par le passé et les élèves investissant le moins le français, en tant que tant que discipline scolaire, et la lecture littéraire peuvent négliger la lecture des originaux. Ce sont des habitudes tant lectorales que scolaires (le souci de répondre à ce qui est attendu et évalué) qui conduisent à la mise en suspens d’une appréhension pragmatique des textes (impliquant notamment que le lecteur se laisse prendre par le texte).

Ensuite, la réalisation de travaux ayant pour visées l’objectivation et l’analyse des textes conduit également les élèves à mettre en suspens une appréhension pragmatique et à mobiliser des savoirs spécialisés pour lire les textes, premiers jalons d’une appréhension analytique. En ce sens, c’est la nature des consignes mêmes qui, si elles sont suivies, oriente l’appréhension des textes. Appliqués à suivre les consignes lectorales de leur enseignant, à effectuer les exercices de repérages de marques textuelles précises, à acquérir de nouveaux savoirs spécialisés et à les « appliquer », les élèves adoptent une posture analytique. Toutefois, ils réactivent parfois des habitudes scolaires consistant à apprendre puis à réciter des savoirs plus qu’ils n’inscrivent leur découverte des textes dans une perspective interprétative d’ensemble. Cette appropriation des études de textes comme exercices scolaires est favorisée par le découpage en deux étapes de l’analyse des textes (repérages et analyses de marques textuelles particulières, organisation des observations selon une perspective d’étude). La première étape constitue parfois le tout de l’appréhension analytique des textes par les élèves. Une appréhension pragmatique qu’ils tentent de canaliser leur permet de donner sens aux textes.

Quelquefois cependant, les textes opposent aux élèves-lecteurs des difficultés qui leur rendent impossible une appréhension pragmatique. Qu’elles soient lexicales, syntaxiques, thématiques, stylistiques, etc., ces difficultés constituent des obstacles que les élèves doivent surmonter, avant de pouvoir « vivre » les textes. De fait, leur « participation » aux textes est reléguée au second plan. Les difficultés textuelles varient selon les enquêtés et selon leurs habitudes de lecture. Elles peuvent en outre être induites par le statut des textes : si ceux-ci font l’objet d’études en seconde, c’est qu’ils sont difficiles.

La relation d’enseignement contribue à infléchir le rapport des élèves aux textes lus et à la façon de lire enseignée : parce qu’ils sont élèves et qu’ils doivent apprendre des savoirs et savoir-faire qu’ils ne maîtrisent pas, beaucoup d’enquêtés en restent à la première étape de l’appréhension analytique des textes préconisée au lycée et se heurtent aux difficultés des textes qu’ils doivent étudier.

Du fait de leur statut d’élèves, ils s’en remettent souvent à de plus ‘‘compétents’’ qu’eux pour ‘‘comprendre’’ les textes, pour les comprendre de la façon attendue, et pour apprendre à les comprendre de la sorte. Ils assimilent ou mémorisent alors les propositions interprétatives d’autrui. Ils taisent également ainsi des façons de lire et de comprendre les textes non attendues au lycée. Les corrections des enseignants et les commentaires publiés sur les textes constituent les principaux référents lectoraux ; l’entourage familial, amical ou professionnel peut parfois en être. Le recours à tel ou tel référent varie socialement : dans la population, les enfants de bacheliers recourant à des ouvrages de référence consultent plus souvent des manuels (les leurs ou ceux de leur entourage familial : Lagarde et Michard) et des encyclopédies littéraires, les enfants de non bacheliers compulsent plus souvent des Profil. Les modalités mêmes du recours varient allant de la consultation comparée à la production d’une analyse individuelle à la copie sans lecture et analyse de l’œuvre originale. Ces recours permettent de faire face aux évaluations scolaires en même temps qu’ils contribuent, plus ou moins, à la constitution des savoirs et savoir-faire interprétatifs.

Exercices d’objectivation, concentration de l’attention sur les savoirs nouveaux, difficultés des textes, remises de soi quant à l’interprétation d’ensemble de ces derniers, sont autant d’éléments qui conduisent effectivement les élèves à taire, même momentanément, une appréhension pragmatique des textes et parfois à fournir les premiers jalons d’une appréhension analytique attendue.

Initiés dès le collège aux exigences lectorales lycéennes et particulièrement rompus à la constitution d’habitudes scolaires au sein d’une relation pédagogique, disposant des conditions matérielles favorables à l’exercice de ces habitudes, quelques enquêtés parviennent, dès le milieu de la classe de seconde, à mener de bout en bout une appréhension analytique des textes en suivant les consignes lectorales professorales : ils parviennent à organiser selon une perspective d’étude les propositions interprétatives de marques textuelles particulières. Ils ont une appréhension analytique des textes.

Notes
1161.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 52 : « On ne peut rien dire pour caractériser une œuvre d’art qui ne suppose la référence au moins implicitement aux compossibles ».