Chapitre 8 Des réactions lectorales non conformes aux attentes professorales : une appréhension pragmatique des textes

Les façons de lire réclamées et attendues en situation d’évaluation au sein des cours de français de seconde, sont des façons de lire analytiques et non des façons de lire pragmatiques. Les textes doivent être analysés méthodiquement à partir de savoirs linguistiques, stylistiques et historiques. Ceux-ci permettent notamment de souligner les effets produits par procédés stylistiques sur un lecteur-étalon et de situer les textes dans l’univers de la littérature scolairement stabilisé. La mise en suspens d’une appréhension pragmatique des textes est d’autant plus impérative que les élèves se situent à distance de l’arbitraire culturel scolaire-littéraire et ont des réactions aux textes non conformes à celles de ce lecteur-étalon repérables en contexte scolaire.

On a vu au cours du chapitre précédent que certaines caractéristiques du contexte et des consignes lectorales scolaires et leurs appropriations par les élèves constituent des conditions de possibilité de la mise en suspens d’une appréhension pragmatique des textes et souvent aussi de la mise en œuvre d’une façon de lire analytique.

Cependant, ces mises en suspens et mises en œuvre attendues scolairement peuvent n’être que momentanées et circonscrites :

Ces mises en œuvre et en suspens sont circonscrites lorsque leurs conditions de possibilité ne se prolongent pas au-delà des conditions immédiates d’effectuation des lectures.

Par ailleurs, non exclusive per se d’autres appréhensions des textes, la mise en œuvre d’une appréhension analytique peut s’articuler à une appréhension pragmatique.

L’objectif de ce chapitre est donc d’étudier les conditions de possibilité des appréhensions pragmatiques des œuvres étudiées en cours de français. On se dégage, pour ce faire, d’une perspective évaluative. On ne considère ces appréhensions pragmatiques ni comme des manquements par rapport aux attendus scolaires, comme des manifestations d’une non maîtrise ou d’un non respect des consignes lectorales, ni comme des interprétations plus riches, plus authentiques, plus personnelles que les interprétations scolaires des textes. L’enjeu n’est pas d’attribuer richesse ou pauvreté à des interprétations illégitimes scolairement, mais de mettre au jour leurs conditions de possibilité. Après les avoir dégagées de l’analyse des entretiens avec les enseignants et des observations, au chapitre 6, il s’agit de les reconstruire à partir de l’analyse des entretiens avec les élèves et de leurs copies.

Comme les conditions de possibilité des appréhensions analytiques, les conditions de possibilité des appréhensions pragmatiques se situent également à la rencontre 1/ des contraintes lectorales portées par le contexte scolaire, 2/ des textes et 3/ des habitudes lectorales et scolaires des élèves à partir desquelles ils s’approprient les consignes de lecture et les textes lus.

Parce que même au lycée le contexte scolaire est porteur d’une pluralité de contraintes lectorales (chapitre 6) et parce que les lecteurs ont constitué des habitudes scolaires et lectorales diverses (chapitres 3 et 4), des élèves peuvent avoir des appréhensions analytiques et des appréhensions pragmatiques des textes étudiés en classe.

La nature des contraintes lectorales contextuelles, la plus ou moins grande rigidité de leur encadrement, leur appropriation par les élèves et la force relative des diverses habitudes lectorales des enquêtés (des habitudes lectorales pragmatiques fortes et des habitudes lectorales analytiques fragiles) rendent raison des habitudes lectorales finalement mises en œuvre en contexte scolaire. Les textes lus et leur résonance auprès de lecteurs aux horizons d’attentes particuliers ont un rôle essentiel dans la détermination des façons de lire mobilisées. Ils favorisent une appréhension pragmatique 1/ lorsqu’ils sont perçus comme ressemblant à des textes dont les lecteurs sont familiers et qu’ils ont l’habitude de lire de façon pragmatique, 2/ lorsqu’ils donnent à lire des réalités connues des enquêtés (parce qu’ils les ont vécues ou lues) favorisant un ancrage pragmatique de leur compréhension aux dépens d’un ancrage dans des savoirs de référence.

La rencontre entre contraintes lectorales contextuelles, habitudes lectorales et scolaires et textes lus favorisant des façons de lire pragmatiques se déclinent de cinq manières.

1/ Contrariant des consignes lectorales contextuelles qui exigent des habitudes lectorales analytiques, des textes suscitent des habitudes lectorales pragmatiques fortement constituées. C’est le cas par exemple lorsqu’en situation d’évaluation, les élèves ne parviennent pas à répondre de manière attendue aux sollicitations lectorales analytiques mais y répondent par une appréhension pragmatique des textes en réactivant des habitudes lectorales fortes. C’est le cas aussi lorsque les élèves ont une double appréhension des textes : tout en parvenant à mettre en œuvre une appréhension analytique des textes ou tout en s’en remettant à une proposition interprétative professorale, les élèves conservent par devers eux une appréhension pragmatique des textes ou de marques textuelles précises comme les personnages ;

2/ Des textes suscitent des habitudes lectorales pragmatiques fortement constituées alors que les consignes lectorales contextuelles sollicitant une appréhension analytique sont peu contraignantes. C’est le cas lors des analyses de textes non évaluées. Pour préparer les études de texte et en venir rapidement à bout, certains élèves mobilisent des habitudes lectorales pragmatiques antérieurement constituées qui ne correspondent pas aux attendus des sollicitations lectorales scolaires ;

3/ Peu explicites sur les attendus d’une appréhension analytique, les sollicitations lectorales scolaires tolèrent voire encouragent ponctuellement une appréhension pragmatique des textes (pause dans une leçon, dynamique des cours, demande de lecture cursive, etc.) ;

4/ Par leur polysémie, les savoirs spécialisés mobilisés pour étudier les textes participent à un ancrage pragmatique des textes et des réactions lectorales. Certains élèves retraduisent dans une logique d’appréhension pragmatique des textes des sollicitations lectorales ou des propositions interprétatives analytiques et mettent de la sorte en mots leurs expériences lectorales avec des savoirs spécialisés ;

5/ Les conditions d’évocation des lectures favorisent l’expression d’une appréhension pragmatique de textes qui ont pu être appréhendés analytiquement en classe. C’est le cas lorsque, rétrospectivement et hors contexte scolaire, les élèves sont invités à émettre des jugements de goût sur les textes étudiés.

Contrairement à une conception imputant l’échec scolaire à la responsabilité et au bon-vouloir des élèves, l’étude des conditions de possibilité de ces appréhensions pragmatiques des textes étudiés en classe montre que le calcul des intérêts objectifs à la mise en œuvre de telles ou telles habitudes lectorales y occupe une part minime. Elle permet aussi de pointer les conditions circonscrites dans lesquelles ces appréhensions peuvent être préjudiciables. Elles le sont peu :

1/ lorsque les sollicitations lectorales mêmes les favorisent ou les tolèrent ;

2/ lorsque les appréhensions des textes étudiés ne sont pas systématiquement vérifiées par les enseignants et restent non visibles en contexte scolaire (préparations non vérifiées, élèves non interrogés en classe, jugements de goût non sollicités, etc.) ;

3/ lorsque les élèves ont constitué une pluralité d’habitudes de lecture et parviennent à canaliser leurs appréhensions pragmatiques des textes en ne donnant à voir aux enseignants que leurs appréhensions analytiques ;

4/ lorsque les élèves partagent l’arbitraire culturel scolaire-littéraire et que leurs réactions aux textes correspondent à celles du lecteur-étalon : leur retour réflexif sur une appréhension pragmatique de textes peut alors passer pour l’explicitation d’une appréhension analytique des textes.

En revanche, les appréhensions pragmatiques des textes étudiés en classe peuvent être disqualifiantes scolairement lorsque, se situant à distance de l’arbitraire culturel scolaire-littéraire et ayant des réactions aux textes différentes de celles du lecteur-étalon et aisément repérables en contexte scolaire, les élèves ne savent ni contenir leurs réactions, ni faire montre de l’appréhension analytique des textes réclamée. La fragilité des habitudes lectorales analytiques, la résonance des textes par rapport à des habitudes lectorales fortes et la faible constitution d’un sens de la pertinence contextuelle peuvent amener les élèves à agir, plus ou moins malgré eux, contre leurs intérêts scolaires objectifs.