I. Des appréhensions pragmatiques des textes en dépit d’un encadre­ment fort des consignes lectorales

Malgré des consignes lectorales invitant à la mise en œuvre d’une appréhension analytique des textes, et parfois même à la mise en veille d’une appréhension pragmatique, la mobilisation de cette dernière pour lire les textes étudiés en classe n’est pas rare parmi les enquêtés.

Certains, maîtrisant des savoirs et savoir-faire analytiques attendus, témoignent d’une double appréhension des textes. Ils s’en remettent aux sollicitations lectorales scolaires et aux propositions interprétatives professorales en contexte scolaire. Sensibles aux marques textuelles de certains textes, ils ne s’empêchent cependant pas d’en avoir, dans le même temps, une appréhension pragmatique. Ils parviennent à canaliser cette dernière en contexte scolaire et en réservent l’explicitation à des contextes qui ne l’invalideront pas – les sociabilités lectorales extra-scolaires, le quant-à-soi lectoral, l’entretien sociologique, etc.

D’autres enquêtés, dont la maîtrise des savoirs et savoir-faire attendus est plus fragile, ne parviennent pas toujours à canaliser une appréhension pragmatique réactivée par les textes qui leur sont soumis. En situation d’évaluation, ces réactivations sont pourtant potentiellement préjudicia­bles scolairement pour au moins deux raisons : d’une part elles manifestent la faible maîtrise d’une appréhension analytique ; d’autre part elles témoignent de l’absence de maîtrise de soi, d’autocontrôle des habitudes (intellectuelles, physiques, etc.) ou de soumission aux exigences scolaires. De la sorte, ces réactivations peuvent apparaître comme des « folies » scolaires « vouées à être négativement sanctionnées », moins parce qu’elles sont « incompatibles avec les conditions objectives » 1162 que parce qu’elles sont décalées par rapport aux sollicitations lectorales légitimes. Lors d’un commentaire composé de Souvenir de la nuit du 4 de Victor Hugo, Didier fait preuve d’une telle « folie » lectorale :

‘La question était : « Les vers 1 à 9 doivent scandaliser le lecteur. Dégagez dans ce passage quatre arguments implicites pouvant conduire à cette réaction ».
Didier donne pour premier « argument implicite » : « Les balles bien placées, donc une mort nette et rapide, l’enfant n’a pas eu le temps de souffrir ». Interrogeant le registre du texte étudié ou celui de la réponse de Didier, madame A note dans la marge : « Est-ce ironique ? »’

En déduisant la rapidité de la mort de l’enfant de la description de sa blessure, Didier dégage bien un implicite du texte. Cependant, celui-ci ne correspond pas aux « arguments implicites » propres à scandaliser le lecteur. L’ancrage pragmatique de sa compréhension du texte conduit cet enquêté à produire une réponse qui, d’un point de vue analytique, frôle le contresens.

L’objectif est donc de rendre raison de telles appréhensions pragmatiques des textes qui s’opposent aux sollicitations lectorales scolaires ou aux propositions interprétatives professorales sans forcément les ignorer.

Dans Les Jeunes et la lecture, F. de Singly observe également des réactivations d’habitudes lectorales pragmatiques en contexte scolaire. Il note à ce propos :

‘« Ce n’est, peut-être, pas un hasard si c’est une jeune fille qui pose ce problème de la coexistence de plusieurs types de lecture, pour dire bref de la lecture personnelle dans laquelle on s’identifie et de la lecture scolaire. Cette lecture dans laquelle on s’implique davantage, plus féminine, ne se coule pas si aisément dans les moules scolaires. Identification et commentaire ne se situent pas sur le même plan. Cela contribue à expliquer, sans doute, les limites du rendement des investissements dans la lecture sur le marché scolaire. » 1163

Soucieux des réalités que subsument les caractéristiques sociales isolées (les variables), on peut prêter attention aux habitudes lectorales constituées antérieurement par les enquêtés, et aux spécificités des textes lus et étudiés. Celles-ci constituent les différents éléments qui déterminent la mobilisation inopportune, et plus ou moins préjudi­ciable, d’habitudes lectorales pragmatiques en contexte scolaire :

  • les textes n’opposent pas aux enquêtés de difficultés de compréhension (par projection et quiproquo ou non) et sont saisis à partir de leur ressemblance avec des textes que les lecteurs ont l’habitude d’appréhender de façon pragmatique ou évoquant des réalités que les lecteurs connaissent parce qu’ils les ont lues ou vécues ;
  • des habitudes lectorales pragmatiques fortes réinvesties en dépit des consignes lectorales analytiques : les lecteurs se laissent prendre au jeu de la participation narrative, se saisissent des textes dans une perspective éthico-pratique, ou les comprennent par projection en référence à des expériences vécues ou lues ;
  • parfois un moindre sens de la pertinence contextuelle et une moindre maîtrise des savoirs et savoir-faire empêchent de répondre aux consignes lectorales analytiques. Certains enquêtés insistent sur le fait d’avoir agi « malgré eux » ; d’autres revendiquent la légitimité de leur appréhension et contestent les consignes lectorales lycéennes ou les propositions interprétatives professorales.

Pour approcher l’articulation des différents éléments favorisant des réactivations d’appréhensions pragmatiques des textes, on s’est attaché à reconstruire des cas de lecture. La diversité des cas présentés pointe le fait que les ressemblances entre textes et réactions lectorales sont liées aux habitudes constituées et ne sont pas inscrites dans les textes. Ces ressemblances ne correspondent pas forcément à celles reconnues scolairement.

Notes
1162.

P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p. 93-94.

1163.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 144.