1) Vincent et L’Albatros

En seconde, les résultats en français de Vincent sont variables, comme en témoignent les neuf devoirs qu’il m’a remis. Il a 2/10 aux questions d’observation sur un extrait des Trois mousquetaires de Dumas et 9/20 à celles portant sur des extraits de Montaigne, de Fontenelle et de Colette. Il obtient 15/20 à un résumé et 11/20 au contrôle de lecture du Rouge et le noir mais il a 3.5/20 à son analyse du Petit Poucet, etc. S’il n’y parvient pas toujours, cet enquêté tente de se soumettre aux exigences professorales, de répondre aux consignes de lecture, d’adopter un point de vue analytique sur les textes étudiés en classe.

Une certaine réserve en cours de français lui vaut une relative hostilité de madame B qui appréhende ce comportement comme de la désinvolture à l’égard des cours de français et de son enseignement. L’attitude de Vincent en entretien suggère une autre analyse de sa réserve. Cet enquêté manifeste en effet une remise de soi quant à la compréhension et à l’appréciation des textes étudiés. Ainsi il n’en parle qu’après avoir regardé son classeur de français tenu à proximité, comme si lui-même n’avait rien à en dire et comme s’il avait peur d’en dire des choses non valides scolairement.

En revanche, Vincent sort de sa réserve lorsqu’il évoque les poèmes de Baudelaire lus en prévision d’un contrôle de lecture avant l’étude l’œuvre : « là je suis en train de lireLes Fleurs du mal. C’est dur ça par contre [...] i dit des trucs pas gentils, euh... Baudelaire [...] c’est sec, i dit ça... ça lui fait rien à lui ». Dans ce recueil, seul Le Chat a sa faveur, c’est « l’un des seuls poèmes où i fait l’éloge d’un animal ou d’une personne, alors que dans tous les autres poèmes,L’Albatros ou... les autres, ben i dit... ». De tels propos s’écartent de l’appréhension analytique des œuvres réclamée au lycée : Vincent émet un jugement sur l’auteur et sur les textes. Ce jugement repose de surcroît sur des critères moraux plus que littéraires.

Les habitudes lectorales de cet enquêté permettent de comprendre ses réactions à l’enseignement de la littérature au lycée et aux poèmes de Baudelaire. Lorsqu’il évoque le français au collège, Vincent souligne son appréciation des textes étudiés comme Le Baron perché d’Italo Calvino, lu en troisième (cf. supra, chapitre 4) ou comme les pièces de Molière :

‘« j’avais fait, lu des Molière et puis ça allait bien, l’année dernière [...] C’est de l’humour... y a toujours un personnage... qui éduque les autres, et... y en a qui... on dirait qu’i sont supérieurs et puis à la fin c’est eux qui se font avoir » (Vincent ; père : chef de service, pompier, bac scientifique ; mère : professeur d’histoire-géographie en LP, bac littéraire, CAPES)’

Vincent éprouvait alors d’autant moins de difficultés à répondre aux demandes de lectures participatives de textes littéraires qu’il s’y entraînait sans le savoir en prenant plaisir à lire les romans de Jules Verne de la bibliothèque familiale. En revanche, durant la période collégienne, Vincent s’est peu préparé aux lectures analytiques lycéennes. L’évolution des exigences professorales auxquelles cet enquêté a été confronté l’a mis en situation de fragilité.

D’autres habitudes de lectures constituées en dehors des cours de français, liées au désir de Vincent de devenir ornithologue, éclairent sa réaction à la lecture des poèmes de Baudelaire et notamment de L’Albatros. Cet enquêté occupe son temps libre à observer les oiseaux et à les étudier : il suit des cours à La Maison de l’environnement, il participe à des stages d’observation et lit des livres sur les oiseaux. Une grande partie de l’entretien est consacrée à la description de cette passion. Aux propos brefs, nécessitant un recours au classeur, sur les cours de français et sur les textes lus en classe succèdent de longs développements : Vincent évoque une multitude d’espèces. Il commente nombre de photos qu’il a prises ou qui figurent sur une revue à laquelle il est abonné. Il raconte des observations. Il m’explique aussi comment entrer en communication avec les oiseaux à l’aide d’appeaux :

‘« j’ai des appeaux aussi. ’Fin j’en ai un seul [il le prend, et souffle dedans] (et après i répondent ?) ouais. Ben... j’y adapte en fonction du chant. Euh... une mésange, elle va faire... [il imite] des p’tits bruits, des p’tits coups comme ça [il imite] Puis après elle te répond et... puis elle change de registre aussi. Quand tu fais le même registre qu’elle, exactement le même, elle rajoute deux-trois notes ou... [petit rire] des intonations » (Vincent ; père : chef de service, pompier, bac scientifique ; mère : professeur d’histoire-géographie en LP, bac littéraire, CAPES)’

Vincent a été initié à cette passion pour les oiseaux durant son enfance par son grand-père. Ce dernier lui a aussi appris l’usage des encyclopédies ornithologiques et lui a légué plus tard son « vieux bouquin [...] y a tous les oiseaux, avec les... les différents endroits où i sont... dans les zones maritimes, estuaires... y a tout... en fait » :

‘« [en balade] je pars pas avec ça [le gros livre de mon grand-père] sous le bras parce que ça fait un peu gros mais euh... j’en ai eu un de poche comme ça pour mon anniversaire, et quand je pars [me promener] si y en a un [d’oiseau] que j’arrive pas à reconnaître, à identifier, je regarde sur ce livre [de poche] » (Vincent)’

En plus de s’inscrire dans des relations affectives, les lectures de Vincent liées à cette passion pour les oiseaux se distinguent de celles effectuées au sein des cours de français par la nature des textes et l’usage qu’il en fait. Vincent s’empare de différents textes. Certains visent « à s’annuler en tant que tels pour être convertis en pratiques, en séries de gestes, d’actes et d’actions pratiques » 1164 . Ainsi, il organise ses randonnées en suivant les propositions d’une revue qui décrit des parcours migratoires d’oiseaux et publie des cartes topographiques. D’autres revues, consignant des connaissances ornithologiques, permettent la satisfaction d’un intérêt didactique. Par ces lectures, Vincent est moins familier d’une représentation poétique du monde que des textes descriptifs et explicatifs. On comprend qu’il réagisse négativement à un usage métaphorique, peu valorisant, de l’albatros : « l’albatros... c’est un être... maladroit avec ses grandes ailes » qui ne correspond pas au regard de l’ornithologue.

Notes
1164.

B. Lahire, « Ecrits hors école », op. cit., 147.