2) Nicolas et les « ennemis de Néron »

Aux quatre devoirs que Nicolas m’a remis, il avait obtenu : 14.5/20 ; 12.5/20 ; 9/20 ; 8.5/20.

Nicolas a éprouvé quelques difficultés à lire Britannicus à cause des rimes (cf., supra, chapitre 7). Toutefois, il est passé outre et a apprécié la pièce grâce au suspense suscité notamment par des éléments de mise en scène. C’est en effet ainsi que Nicolas décrit la scène durant laquelle Néron, caché, observe et surveille la rencontre entre Britannicus et Junie après avoir fait des recommanda­tions à celle-ci :

‘« Britannicus [...] [l’histoire] elle est bien l’histoire (et pourquoi ? elle te plaît ?) ben [...] déjà y a de l’action, y a... des scènes de ménage... où des fois... y en a qui z’écoutent aux portes... plein de choses comme ça, et après... à la fin ça arrive à avoir un suspense et... on arrive à découvrir beaucoup de choses (ouais, ça t’aimes bien quand y a du suspense...)voilà de l’action (ou de l’action)le suspense ouais, ou l’aventure » (Nicolas ; père : gardien dans une entreprise ; mère : femme de ménage dans la même entreprise ; scolarité primaire en Italie pour les deux parents) ’

En identifiant l’effet de suspense, Nicolas ne déroge pas à l’analyse scolaire. Il s’en écarte en revanche lorsqu’il appréhende chaque élément du texte, aussi minime soit-il, tel un pronom personnel ou une périphrase, à partir de cette catégorisation. C’est comme effet de suspense qu’il analyse par exemple un phénomène de substitution – un nom propre remplacé par un pronom – à l’occasion du commentaire composé d’une tirade de Narcisse :

‘La question était : « A quel discours appartiennent les vers 1468 à 1478 ? De qui relatent-ils les propos ? et par quels mots sont-ils désignés ? Quelle image cela donne-t-il d’eux ? »
Nicolas répond : « Les vers 1468 à 1478 appartiennent au discours direct [monsieur C annote dans la marge « B. »]. Ils relatent les propos de ces ennemis qui sont désignés par ‘‘ces maîtres orgueilleux’’ (vers 1466) et ‘‘ils’’ (vers 1467). Cela donne l’image qu’ils sont différents car ils ne réagissent pas de la même façon et que cela peut donner aussi l’image qu’il y a du suspense car on ne connaît pas le nom de ces ennemis ». [Monsieur C souligne, je mets en gras]’

Nicolas analyse l’absence de nom propre à partir d’une grille hétérodoxe. Il s’éloigne de l’étude du discours argumentatif guidé par les questions de monsieur C. De fait, si le recours à la notion de suspense manifeste l’adoption de la posture interprétative requise lors d’un commentaire composé, il permet surtout l’explicitation de l’expérience lectorale de Nicolas qui ressortit à une appréhension pragmatique.

Cet enquêté ne procède pas différemment lorsqu’il évoque en entretien ses lectures collégiennes, principalement réalisées au sein des cours de français. Le suspense éprouvé et l’aventure partagée servent d’étalon à ses expériences lectorales. Les textes lus répondaient aux attentes lectorales de Nicolas quand ils comportaient des actions, relataient des aventures, faisaient marcher le suspense. Ils n’y répondaient pas quand ils ne possédaient pas de tels traits stylistiques et narratifs. De fait, lorsqu’il parle de ses lectures passées – c’est le cas par exemple à propos de Vendredi ou la vie sauvage –, Nicolas dresse un portrait de lecteur semblable à celui des lecteurs donnés en modèles aux élèves dans le manuel de 5ème analysé par C. Détrez :

‘« ce qui importe dans la lecture de ces enfants présentée en exemple et en miroir de l’expérience des élèves, ce n’est nullement l’enrichissement d’une culture par l’accumulation des lectures des œuvres de tel ou tel auteur, mais bien plutôt l’émotion [...] : tous les textes présentés dans cette séquence développent ainsi le thème d’une lecture captivant l’enfant, [des textes lui proposant de] palpitantes histoires. » 1165

Ainsi, plus que la manifestation d’une analyse décalée d’un procédé linguistique, l’usage par Nicolas de la notion de suspense révèle la réactivation d’habitudes lectorales constituées antérieurement au sein des cours de français notamment et la satisfaction d’attentes lectorales ressortissant à une appréhension pragmatique. Lorsqu’un texte étudié suscite en lui une telle expérience lectorale, Nicolas se sent à l’étroit dans les cadres scolaires de l’analyse.

Notes
1165.

C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 343-344.