4) Didier et Voltaire

Quel que soit le type de textes qu’il ait à lire et à étudier (narratifs, argumentatifs, etc.), Didier parvient rarement à respecter les consignes lectorales guidant une appréhension analytique des textes. Il réactive des habitudes lectorales pragmatiques diverses : il exprime une appréhension éthico-pratique des textes, il manifeste une participation narrative et une mémorisation des éléments textuels plus qu’une interprétation. Les façons de lire mobilisées varient souvent avec le type de textes. Face aux textes argumentatifs et aux textes narratifs, Didier convoque respectivement des habitudes ordinairement mises en œuvre pour s’emparer de textes d’actualité et des habitudes lectorales exercées sur des textes de fiction. En certains cas, son appréhension des textes témoigne de l’imbrication de plusieurs logiques de construction de sens. C’est le cas notamment pour Rue cases-nègres : Didier manifeste une participation romanesque et une identification au personnage, il s’en sert pour évoquer et critiquer les dominations économique et raciale.

Les notes obtenues aux copies qu’il m’a remises témoignent d’une maîtrise fragile des savoirs et savoir-faire attendus tant dans leur application et mobilisation à l’occasion d’une étude de texte – 8.5/20, 11.5/20, 8.5/20, 11/20 – qu’à l’occasion de vérification systématique des savoirs réclamés – 5/20 et 7.5/20.

Mais la maîtrise des savoirs et savoir-faire analytiques ne semble pas seule en question dans le moindre suivi des consignes lectorales analytiques. En effet, la solidité d’habitudes lectorales pragmatiques variées ainsi que la perception et l’utilisation du contexte scolaire comme une tribune parmi d’autres pour exprimer une opinion favorisent la réactivation inopportune de ces habitudes. Cela apparaît dans sa copie sur l’étude d’un extrait de l’article Homme dans Questions sur l’encyclopédie de Voltaire. Ainsi, alors qu’il doit répondre à la question « A quel règne Voltaire emprunte-t-il ses exemples dans les deux premiers paragraphes ? Quel but poursuit-il par cette comparaison ? », Didier écrit :

‘« Voltaire emprunte ses exemples dans les deux premiers paragraphes au règne animal. Il compare l’homme et les animaux. Son but par cette comparaison, est d’attaquer Jean-Jacques Rousseau. Voltaire veut montrer l’absurdité de Rousseau en faisant une argumentation par l’absurde. Il est idiot de comparer l’homme en société au règne animal [madame A souligne et note dans la marge : « C’est ce que fait Voltaire ! »] ; car l’homme a la capacité de choisir sa forme de vie (seul ou en société) alors que les animaux ne peuvent pas choisir leur destin, leur forme de vie est régie (dirigée) par leur instinct. Donc l’homme n’a pas besoin d’être seul pour être libre. [madame A note dans la marge : « Cet argument n’apparaît pas dans le texte »] »’

S’il commence à répondre à la question posée sur le texte, Didier ne limite pas sa réponse à l’observation du texte, mais développe son propre point de vue. Le débordement de la consigne initiale se comprend au vu de l’intérêt que porte Didier au sujet abordé par Voltaire la vie des hommes en société. En effet, lors de l’entretien, Didier déclare « moi ce que j’aime bien, c’est analyser la politique ». Porteur d’une définition de l’homme cultivé valorisant une culture socio-économique et politique 1170 , Didier discrédite une culture littéraire qui dit-il aurait peu sa place au sein de ses sociabilités lectorales. Il interroge par exemple l’usage qu’il pourrait avoir de Madame Bovary : « qu’est-ce vous voulez que je replace [dans une discussion] une histoire d’amour ? (ouais) entre personnages fictifs [petit rire] C’est un peu idiot ».

A l’inverse, il affirme enrichir son point de vue et sa réflexion politiques en lisant quelques articles de journaux nationaux (malgré des réserves sur les hommes politiques et leurs tribunes journalistiques), en regardant des débats télévisés (« y a aussi une chose que j’ai pensée en regardant un débat télévisé »), et en discutant avec son père qui, grâce à ses lectures, a construit « une grosse culture générale » :

‘« [mon père] ce qu’il adore c’est les livres, un peu comme nous quoi, les livres qui... parlent de sociologie on va dire [...] Il adore prendre des livres énormes... gros comme ça [il me montre une dimension avec les doigts] de... cinq cents pages à peu près. I se les lit pas tous. Euh i les lit... quelques chapitres [...] mais i lit pas tous les chapitres de bout en bout, mais... il adore les livres qui parlent... qui parlent des évolutions du goût. Par exemple dernièrement i s’était acheté un livre des évolutions dans la nourriture, dans les... moeurs » ; « i [nous] raconte ses lectures comme ça [...] ça permet de faire une grosse culture générale [...] qui lui permet facilement de ressortir [pendant les repas] » (Didier ; père : PDG d’une PME, « études universitaires » non précisées ; mère : femme au foyer, a vendu des bijoux pendant une période, « faculté », non précisée)’

Les comptes rendus paternels de lectures partielles d’ouvrages de référence constituent pour Didier un modèle et étayent sa réflexion sur la société. Ils l’initient en outre à l’explicitation des points de vue et des opinions construits au fil de lectures, d’émissions de télévision, de discussions, etc.

Cet enquêté s’y essaie d’ailleurs en famille, avec des pairs ou lors de l’entretien. Ainsi, il évoque des pratiques culinaires et rites africains qu’il a découverts à la télé. A propos de Rue cases-nègres, il fait part de son point de vue sur la politique économique :

‘« [La grand-mère] elle veut que [son petit-fils] i... soit pas comme tous ses autres copains qui vont... devenir des... travailleurs... des esclaves quoi, même si l’esclavagisme... est parti, en fait... avec le capitalisme c’est quand même resté quoi, en fait c’est... la loi du marché et comme les... trois-quarts du marché appartiennent aux hommes blancs [...] les hommes blancs i z’en profitent [...] ils les payent bas, très bas, juste de quoi survivre, en fait c’est même pas vivre, c’est survivre » (Didier)’

Didier désigne d’ailleurs ses digressions lors de l’entretien pour expliciter son usage attendu des lectures :

‘« c’est ça que j’aime bien dans les livres comme ça [d’idées], c’est qu’on peut les replacer dans une conversation. La preuve j’en ai replacées... plusieurs choses là d’un coup (ouais). Alors dans toute la conversation je vous ai replacé la politique, je vous ai replacé la nourriture [...] bon là j’exagère un peu parce que j’ai... je pars sur un sujet, et après je fonce. Bon de temps en/ C’est ça mon gros défaut c’est que je passe... j’y vais à fond [...] Mais c’est ça que j’aime bien dans la lecture, c’est pouvoir les replacer. » (Didier ; père : PDG d’une PME, « études universitaires » non précisées ; mère : femme au foyer, a vendu des bijoux pendant une période, « faculté », non précisée)’

A côté de l’entretien, les copies constituent une autre tribune dont Didier se saisit pour évoquer son point de vue sur le monde. La récurrence de ses mea culpa en entretien – il s’excuse d’avoir dévié de sujet –, comme l’évocation de débordements constatés à l’occasion des corrections de français (mais aussi d’histoire ou de SES), témoignent toutefois de la reconnaissance par Didier des principes qui devraient lui permettre de se contenir en certains contextes, et de son incapacité à les respecter. Il s’aperçoit et reconnaît après coup qu’il a manqué d’un sens de la pertinence.

Ainsi, pour Didier, le contexte scolaire n’est assez contraignant ni pour susciter la mise en suspens d’une appréhension pragmatique des textes ni pour entraîner la réponse aux questions posées sur les textes et à celles-ci seulement. La moindre maîtrise des savoirs et savoir-faire analytiques requis, la constitution d’habitudes lectorales pragmatiques fortes, la conception de la lecture comme un des moyens privilégiés par lequel il peut se constituer une opinion à produire en société, expliquent que Didier ne puisse se résoudre à la simple observation d’un texte quand celui-ci aborde un sujet qui le préoccupe. Tout se passe comme si, face au texte de Voltaire, Didier n’avait pu s’empêcher d’« aller à fond », comme lors de l’entretien. Sa reprise de parole dans cette copie témoigne de la réactivation d’habitudes lectorales qui donnent sens aux textes en y piochant ce qui pourra nourrir des discussions à venir.

Notes
1170.

B. Lahire, Les Manières d’étudier, op. cit., p. 162 : « A travers ces différences qui opposent des étudiants aux habitudes intellectuelles, aux pratiques culturelles et aux rapports au monde social et économique radicalement divergents, se joue au fond la redéfinition de la figure dominante de l’‘‘homme cultivé’’ et des formes légitimes de la culture. Hommes de lettres ou hommes de dossiers, de rapports et de documents ? Compétences littéraires et artistiques, compétences scientifiques et techniques ou compétences bureaucratiques ? ».