5) L’appréhension des personnages

Dans l’ensemble, les enquêtés ne témoignent pas d’une hostilité particulière à l’endroit de leur enseignant de français. Rares sont ceux qui contestent l’appréhension analytique littéraire des textes. Pour la majorité des enquêtés, il va de soi qu’au lycée, sur tel ou tel texte, il faut relever des figures de style et des procédés d’écriture puis les interpréter en référence à des savoirs qui doivent être appris ou mobilisables. Si certains n’apprécient pas forcément de tels gestes lectoraux, ils en reconnaissent la légitimité.

L’analyse de certaines marques textuelles fait cependant exception. En entretien si ce n’est ouvertement en cours de français, de nombreux élèves interrogés contestent l’interprétation professorale des personnages étudiés. Leur interprétation de ces marques textuelles relevant d’une appréhension pragmatique, les a mis en situation de « confrontation » 1171 avec leurs enseignants.

Autrement dit, lorsque les analyses de textes portent sur des marques textuelles qui ne sont soulignées qu’en contexte scolaire, les propositions interprétatives professorales paraissent incontestables et sont peu contestées par les élèves, même en entretien. En revanche, lorsque les études portent sur des éléments du texte qui retiennent l’attention des élèves à l’occasion de lectures extra-scolaires (ou à l’occasion de lectures scolaires collégiennes), les élèves peuvent être en désaccord avec l’interprétation professorale et l’éprouver comme une imposition de sens. Les personnages constituent des éléments textuels sujets à de telles tensions. De nombreux enquêtés portent sur eux un regard empathique :

‘« [Une fois] j’avais pas senti la chose... de la même manière, je pensais plutôt que... [La prof] elle nous disait que... - c’était par rapport à... Molière toujours -, on avait un... morceau de texte c’était... Les femmes savantes je crois, et le personnage [Chrysale] il était en colère en fait. Il était en colère contre... sa sœur, ou sa... [femme] et puis moi j’avais... au contraire senti que... il était jaloux [parce qu’il était moins savant qu’elles], donc [la prof] elle... ben elle avait pas vu ça comme ça [...] On avait corrigé quoi mais bon [...] pour moi y avait un peu les deux mais je pensais plus qu’y avait plus de la jalousie qu’autre chose quoi (ouais, hum hum, même après la correction ?) oui, toujours même [petit rire] » (Samantha ; père : électricien, au chômage ; mère : technicienne de méthode à la SCAPEL, arrêt maladie longue durée, BTS ; beau-père : profession et études non déclarées ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans) 1172
« des fois par rapport aux personnages (ouais ?) des fois la prof... je sais pas on n’a pas le même avis sur les personnages que la prof quoi (tu te rappelles... un exemple ?) nan j’ai pas d’exemple précis en tête mais... je sais que ça m’est d’jà arrivé quoi, des fois on n’est pas d’accord avec la prof, je sais pas sur le caractère d’un personnage [...] (et ouais après une fois que... elle continue d’expliquer... tu comprends son point de vue ou toujours pas ?) si oui je comprends son point de vue, mais moi j’ai le mien à côté quoi » (Stéphane ; père : plombier zingueur, certificat d’études ; mère : secrétaire, école primaire en Italie, école ménagère en France) 1173
« (est-ce qu’y a des fois où t’étais pas d’accord avec ce qu’elle disait la prof sur un des... livres que t’as lus et tout... ou même des extraits de texte, même des poèmes ou des...) ah sur un livre, ben oui sur Le Rouge et le noirelle disait que... Julien Sorel là (ouais) t’sais... il était sincère [en amour], et euh... et moi je pensais qu’il était pas sincère en fait parce que... et je sais pas je pensais qu’i racontait un peu n’importe quoi à tout le monde quoi, parce que dans un passage, i voit une... serveuse et il lui dit qu’il l’aime alors qu’il la connaît pas et... donc [la prof] elle disait qu’il était sincère et moi je pensais le contraire, je sais pas [...] et puis elle m’a montré comme quoi elle... pourquoi elle elle pensait qu’il était sincère(et après t’étais d’accord avec elle ou euh...)non [rire] toujours pas [rire] » (Sophie ; père : médecin, doctorat de médecine ; mère : sans profession, garde des enfants à domicile, a été laborantine, bac technique ; parents séparés depuis qu’elle a 5 ans, elle vit avec sa mère) 1174

Si les élèves restent relativement imperméables à l’appréhension analytique des personnages, c’est qu’ils peuvent lui opposer une autre appréhension, jusque-là légitime ou au moins tolérée au sein de l’institution scolaire. En effet, consignes lectorales lycéennes et consignes lectorales collégiennes peuvent différer à propos de l’étude des personnages 1175 .

Plusieurs éléments contribuent à ce que les élèves se sentent autorisés à contester les interprétations professorales sur ces éléments textuels particuliers (les personnages), et sur ceux-là seulement (vs les figures de style). La certitude d’avoir appris à lire les personnages comme ils le font et les multiples occasions qu’ils ont eues de renforcer cette habitude lectorale au cours de leurs lectures personnelles fondent leur assurance interprétative. Lorsqu’ils lisent pour eux-mêmes, les élèves interrogés accordent une grande importance aux personnages (qu’il s’agisse de personnages fictifs ou de personnes réelles, dans le cas d’autobiographies). Par exemple, ils évaluent et apprécient les textes à l’aune des faits et gestes des personnages, relativement à ce qu’ils estiment être la bonne manière de se comporter.

L’imperméabilité des élèves à l’appréhension analytique-stylistique des personnages se manifeste aussi dans le fait que souvent, ils ne perçoivent pas la confrontation de logiques interprétatives qui est au principe de leur désaccord avec les analyses professorales. Stéphane fait exception en reconnaissant les logiques différentielles à l’œuvre dans l’appréhension des personnages et en affirmant « comprendre », sans y adhérer, le point de vue de son enseignante, et garder le sien propre. Pour Samantha et Sophie, comme pour la plupart des enquêtés au contraire, les interprétations professorales relèvent de la même logique interprétative que la leur. Ainsi, Olivia pense que les analyses divergentes qu’elle-même et monsieur F proposent de textes étudiés en classe témoignent d’une appréhension similaire :

‘« (tu te souviens d’autres... textes où ça s’est passé comme ça ? Où t’as eu un avis divergent euh... de l’étude ?) euh... mais en fait souvent j’avais... c’est pas les avis divergents, c’était plutôt... ou des analyses de mots où il était pas d’accord avec ce que je disais : parce que... ben parce que... il était pas d’accord [petit rire] I me disait que c’était tiré par les cheveux ce que je disais alors que pour moi quand on voit des/ 'Fin [un texte] disait... ‘‘Le passé se levait à chaque pas’’, 'fin pour moi... je le voyais, 'fin c’était une image parce que... à chaque fois qu’i z’avançaient par exemple [il s’agit de la description d’un couple], ça faisait comme la poussière parce que quand on marche y a toujours de la poussière qui monte et [monsieur F] disait ‘‘Ben non... y a pas toujours de la poussière, ni des cailloux ni rien. Donc... c’est tiré par les cheveux’’. Alors que lui i faisait des analyses du genre... 'fin [dans le texte étudié, la femme] elle portait un petit chapeau, i paraît que ça faisait enfantin ou... non, pas enfantin mais puéril ou quèque chose du genre, alors que moi je trouvais que quelqu’un qui portait un joli chapeau ça faisait pas puéril [petit rire des deux] » (Olivia ; père : architecte, études d’architecture ; mère : femme au foyer, donne des cours particuliers d’espagnol, études supérieures en sciences de l’éducation ; études parentales en Argentine ; elle vit en France depuis qu’elle a 7 ans) 1176

L’imperméabilité des élèves à l’appréhension analytique des personnages se manifeste encore dans le fait que, parfois, ils ne perçoivent pas l’intérêt littéraire des études réalisées sur ces marques textuelles. Ainsi, Emmanuel ne conteste pas l’interprétation professorale des personnages mais critique, de manière euphémisée, le fait de consacrer le temps scolaire à l’étude de tels éléments textuels.

‘« pour Madame Bovary, on a étudié les personnages... le genre de... Flaubert, et puis... (et ça t’aimais bien ou t’aimais pas trop ?) y étudier ? (ouais) ben... le genre de Flaubert ça nous a appris quand même des choses, parce qu’au niveau des [ie. tandis que pour les] personnages on les connaissait » (Emmanuel ; père : chauffeur de camion ; mère : aide-soignante de nombreuses années, en recherche d’emploi ; scolarité primaire des deux parents au Portugal) 1177

Les termes par lesquels Emmanuel distingue l’étude des personnages (« on les connaissait ») et l’étude stylistique (« le genre de Flaubert ça nous a appris des choses »), ainsi que la réticence émise à l’égard de l’étude des personnages au sein des cours de français, ne sont pas sans évoquer l’opposition faite par certains parents des classes populaires entre les activités laborieuses et les activités ludiques :

‘« L’importance du travail et du travail ‘‘sérieux’’ est aussi au principe de la réticence des parents devant les activités pédagogiques apparemment moins laborieuses que les leçons et les exercices. [...] les parents n’attribuent aucun sens ‘‘scolaire’’ aux activités de forme ludique à l’école [...] D’une part, elles ne semblent pas rentables immédiatement et leur finalité en termes d’apprentissages n’apparaît pas d’emblée, alors que les activités plus sérieuses et plus laborieuses, permettent, pour les parents, l’apprentissage d’un contenu et surtout l’amélioration sensible des résultats scolaires. D’autre part, elles s’opposent à la logique du sérieux et du travail qui, au regard des familles populaires, préside à la scolarité et elles rencontrent la forte coupure entre jeu et travail caractéristique des classes populaires. » 1178

Pour Emmanuel, l’étude des personnages est moins « sérieuse » que celle des figures de style ou du style de Flaubert. Les conditions de réalisation des différentes études contribuent sans doute à asseoir cette perception. Madame B explique en effet que la présentation de Flaubert et du réalisme en littérature ont fait l’objet d’un cours relativement magistral alors que l’étude des personnages a pris la forme d’échanges entre elle et ses élèves (ceux-ci ayant à répondre à ses questions). La forme euphémisée de la hiérarchie des relations entre enseignant et élèves a pu renforcer l’impression de moindre sérieux d’une telle étude.

Par ailleurs, mais de manière indissociable, Emmanuel pointe la difficulté qu’il éprouve à étudier les personnages (relativement à la réalisation des exercices de repérage) :

‘« (c’est quoi par exemple ? ce qui est le plus dur... [parmi les activités proposées en français]) [...] c’étaient des questions vraiment précises... sur par exemple... la vie vraiment d’un personnage [...] sa personnalité ou des... trucs comme ça, on n’arrive pas tout à retenir (ouais), c’est un peu plus difficile » (Emmanuel ; père : chauffeur de camion ; mère : aide-soignante de nombreuses années, en recherche d’emploi ; scolarité primaire des deux parents au Portugal)’

De nombreux élèves interrogés se heurtent dans ces situations à la logique scolaire d’interprétation des textes. Plus expressément qu’au collège, l’analyse d’un personnage en seconde, se distingue d’un jugement. C’est ce que rappelait madame A à ses élèves en leur rendant les copies d’un commentaire composé sur un extrait de Madame Bovary : « il ne faut pas juger le personnage [Charles] en disant ‘‘Il est bête’’. En fait il faut analyser le texte plus que donner son avis ». On pourrait dire avec P. Bourdieu que, d’un point de vue scolaire :

‘« Tout se passe comme si la forme ne pouvait venir au premier plan qu’au prix d’une neutralisation de tout espèce d’intérêt affectif ou éthique pour l’objet de la représentation qui va de pair (sans que l’on puisse supposer une relation de cause à effet) avec la maîtrise des moyens de saisir les propriétés distinctives qui adviennent à cette forme particulière dans ses relations avec d’autres formes (c’est-à-dire par référence à l’univers des œuvres d’art et à son histoire) » 1179

Or, souvent, c’est bien sans « neutralisation d’intérêt affectif ou éthique » que de nombreux enquêtés comprennent les personnages : ils émettent un jugement et donnent leur avis sur les personnages, au vu des actions, faits, gestes et pensées de ces derniers. Par exemple, s’il suppose que les personnages sont des exutoires à l’écœurement de Fitzgerald vis-à-vis de la « condition humaine », Jean recourt à des qualificatifs éthiques pour « caractériser la façon dont [l’auteur] conçoit un personnage » dans Gatsby le magnifique :

‘« Dans ‘‘Gatsby le magnifique’’, Fitzgerald utilise une manière caricaturale [monsieur F souligne et note « Ah ? » dans la marge] de concevoir les personnages : en effet, il critique [monsieur F note « quoi ? »] en insistant sur les défauts des deux personnages qui s’opposent Gatsby et Tom.
Les deux hommes sont très différents, pourtant, leur passion est la même, c’est Daisy.
Gatsby est mystérieux. C’est un riche habitant de West Egg, qui vit seul avec ses domestiques dans sa villa. On apprend qu’il a gagné son argent en montant une chaîne de pharmacie. Tom le soupçonne de vendre de l’alcool ‘‘sous la table’’. Il est détestable selon Fitzgerald car il a des relations particulières. Il est poli mais familier.
Tom a hérité de son argent. Il est sportif, nerveux, méchant . [monsieur F souligne et note dans la marge « à prouver ! »]
Fitzgerald conçoit ses personnages en mettant toute la haine de sa condition humaine dans la personnalité de ses protagonistes malheureux. » [monsieur F commente : « 3-/8 Analyse simpliste et non démontrée »]’

Non convaincus par les explications et justifications professorales et par l’argumentation scolaire, ou imperméables à celles-ci, les élèves peuvent avoir de la peine à construire les savoirs et savoir-faire permettant une interprétation littéraire des personnages ou d’autres marques textuelles. Ils peuvent être moins résistants (objectivement) aux savoirs et savoir-faire permettant l’analyse littéraire d’éléments textuels, comme les figures de style, auxquels ils n’ont appris à prêter attention qu’en contexte scolaire. On rejoint ici le constat que faisait Vygotski :

‘« si ‘‘l’enfant formule mieux [d’un point de vue scolaire] ce qu’est la loi d’Archimède qu’il ne définit ce qu’est un frère’’ [...] c’est qu’il ‘‘n’a pas assimilé le concept de ‘loi d’Archimède’ de la même manière que le concept de ‘frère’ ’’ » 1180

Si certains élèves ont une appréhension analytique des figures de style alors qu’ils ne réussissent pas à appréhender les personnages de la sorte, c’est qu’ils ont appris à analyser différemment ces différents éléments textuels. La demande professorale d’analyse des personnages les incite à mobiliser, inopportunément, des savoirs et savoir-faire antérieurement construits entraînant une appréhension pragmatique.

Notes
1171.

Il s’agit moins de « confrontation » de personne à personne, que de « confrontation » de logiques interprétatives, cf. D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., p. 48-51.

1172.

Aux 4 devoirs que Samantha m’a remis, elle a obtenu : 9/20 ; 10/20 ; 11.5/20 ; 14/20.

1173.

Aux 3 devoirs que Stéphane m’a remis, il a obtenu : 4/10 ; 11/20 ; 13.25/20.

1174.

Aux 5 devoirs que Sophie m’a remis, elle a obtenu : 4/10 ; 7/20 ; 10/20 ; 9/20 ; 10/20.

1175.

Cf. supra chapitre 4 et aussi C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 345 : « Le mode de lecture proposé à l’étude des jeunes élèves [sur la base de l’analyse d’un manuel de français pour la classe de 5ème] repose donc sur un ancrage dans le quotidien et le vécu des enfants (plutôt que sur des repérages littéraires), sur l’émotion et l’identification avec les personnages ».

1176.

Aux 4 devoirs qu’Olivia m’a remis, elle a obtenu : 16/20 ; 11/20 ; 15/20 ; 13/20.

1177.

Aux 6 devoirs qu’Emmanuel m’a remis, il a obtenu : 15/20, 15.5/20, 12/20, 3.5/10, 6/20, 9/20.

1178.

D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., p. 165-166.

1179.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 45-46, on souligne.

1180.

Cité dans B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 201.