6) Quand les textes rappellent des expériences vécues ou lues...

Par l’enseignement de la lecture au collège et par la construction d’habitudes lectorales extra-scolaires, la plupart des enquêtés ont constitué la lecture littéraire comme une activité de « construction de soi » 1181 et de « réassurance culturelle ». La lecture d’œuvres littéraires est alors « le support de révélation de son ‘‘moi’’. Cette 2nde fonction [...] doit permettre à chacun de se trouver soi-même par le détour magique de l’imaginaire » 1182 . Des souvenirs et des expériences sont réveillés par l’évocation textuelle de telle ou telle réalité. En retour, le texte est éclairé ou investi par ces souvenirs et expériences plus qu’il n’est compris par ce qu’il donne à lire ou par référence à ses conditions de production. Les lectures sont en partie projections.

Peu consciente de l’illégitimité scolaire d’une telle lecture au sein des murs du lycée, Anne-Cécile l’exprime sans fard lors de l’entretien à propos de Pierre et Jean :

‘« (tu m’as dit que... vous aviez lu aussiPierre et Jean ?) ouais... en fait Pierre et Jean ça... (ce que t’as retenu /) / en fait... ça fait un peu allusion à ma famille, c’est pour ça j’ai bien aimé(ouais ?) parce que y a une histoire d’héritage et tout et... je sais pas c’est comme si je me sentais incorporée dedans quoi (ouais ?)parce que dans ma famille aussi y avait eu... des histoires d’héritage tout ça donc... (et des conflits par rapport à ça ?) ouais ! Donc je sais pas c’est comme si... je revivais ça un peu voilà (ouais ?) et y a, je sais pas, ça m’avait bien aimée, j’avais bien aimé (ouais ?) et puis j’arrivais bien à retenir aussi quoi (ouais ?)comme j’avais eu un peu déjà vécu de mon côté et ben... c’était plus facile(hum hum. Ouais, et du coup tu te mettais, y avait un des personnages que tu préférais et tout ou... ou c’était pas trop ça) je veux dire y avait un des personnages qui était mieux que l’autre parce que l’autre pensait qu’à l’argent (ouais) et l’autre i s’en foutait quoi, i pensait au bonheur de sa famille, et... et voilà ! (c’était lequel ?) pff’ franchement je sais plus... [sourire] ça remonte au début de l’année je m’en souviens plus du tout (ouais) 'fin je m’en souviens de l’histoire mais... je sais plus [petit silence] On a... 'fin, celui qui touche rien à la fin, qui a plus rien (ouais ?) i se sent abandonné, i part en bateau après. En fait i / (/ lui tu l’aimais bien ou... ?) ouais ! (ouais. I se retrouve tout seul quoi) ouais. Ça c’est un peu style comme mon père et sa sœur parce que... en fait mon grand-père il a tout légué à mon père... (ouais ?) et sa sœur elle a tout fait pour qu’elle ait tout et... en fait mon/ Je sais que c’est une histoire assez compliquée [...] » (Anne-Cécile ; père : mécanicien, réparateur photocopieuse en pré-retraite, CEP ; mère : sans profession, a gardé des enfants chez elle pendant longtemps ; pense que sa mère n’a pas fait d’études ; parents séparés depuis quelques mois, elle vit avec son père)’

Pour sa part, Edith renvoie son appréciation des Nouvelles Pétersbourgeoises à la thématique de l’art et de son rejet par la société. Elle explique qu’elle y a été initiée familialement. Depuis son enfance elle a fréquenté les musées. Grâce à son père qui est directeur d’un centre culturel français au Sénégal et recherche de « nouveaux talents », elle a côtoyé de nombreux artistes et, en premier lieu, sa belle-mère qui est artiste-peintre. Par ailleurs, elle appréciait les arts plastiques au collège et compte suivre cette option en première.

Lorsque les textes de devoirs font écho à des expériences vécues, certains enquêtés s’écartent des attendus scolaires en matière de lecture : l’autocontrôle des émotions du lecteur et la triple conception/appréhension du texte comme unité de sens, produit de conditions socio-historiques particulières et réalité littéraire parmi d’autres.

Samia a obtenu une mauvaise note à la vérification de lectures de la bibliothèque tournante. Au moins trois éléments ont participé à l’obtention de cette mauvaise note. D’abord, Samia n’a lu que trois œuvres sur quatre. Ensuite, elle a mélangé les histoires lues les unes à la suite des autres et sans prises de notes. Enfin, elle a estimé l’importance des éléments textuels à l’aune de son expérience plutôt que au regard de la construction narrative des textes. Ce dernier point manifeste la réactivation d’habitudes lectorales pragmatiques. Celle-ci s’est produite lors de la lecture d’Un été de cendres qui relate notamment un mariage en Algérie. Parce qu’au sein de sa famille, Samia a appris certaines contraintes du mariage, elle a eu une lecture orientée de l’œuvre de Djemaï. Moins attentive à la dimension symbolique des événements narratifs qu’aux mœurs qu’elle connaît, Samia a estimé, « forcément », que préciser la virginité d’un personnage lors de son mariage était plus important que de faire état de la météo le jour de la cérémonie. Elle n’a pas fourni la réponse attendue par l’enseignante :

‘« [à la bibliothèque tournante] j’avais eu une sale note, j’avais eu 8/20 ! (t’avais pas réussi à répondre aux questions ? /) / pourtant j’avais bien... révisé mais... si tu veux y avait des questions comme... ben Un été de cendres ! Elle nous avait posé une question... c’était... ‘‘Qu’est-ce qui se passe le jour du mariage, quel événement... marquant ?’’ Euh... et en fait i nous expliquait que... i parlait de la virginité de sa femme ! (mouais ?) et en fait y avait deux choses ! Y avait la virginité de sa femme ! Et le fait qu’i y ait de la pluie le jour de son mariage ! Et... la pluie c’était... un bon signe en fait (ouais !) c’était signe de joie de... Et en fait ça j’ai pas su lequel des deux... donc... (toi t’avais mis quoi ?)j’avais parlé du fait que... parce qu’il a insisté sur le fait que sa femme... soit vierge et... qu’elle ait pas eu de rapport et tout et donc moi je pensais que c’était, et [la prof] elle avait dit ‘‘l’événement frappant’’ donc... (ouais !)moi forcément j’ai pensé ça !(hum hum) et ben en fait c’était l’autre ! (c’était la pluie !) hum... c’est pas si frappant que ça ! Mais bon... [rire des deux] Enfin... moi je me suis trompée ! (hum !) mais... on fait tous des erreurs de toutes manières... » (Samia ; père : ouvrier dans le bâtiment à la retraite ; mère : femme au foyer ; scolarité primaire des deux parents en Algérie) 1183

De la même manière, alors que conformément à une demande professorale, elle « commente l’utilisation des noms propres » dans la première page de L’ œ uvre de Zola, Eléonore 1184 écrit :

‘« Les indications précises de la localisation du personnage permettent au lecteur de suivre l’évolution de Claude [...] dans des lieux connus de Paris [...] ‘‘rôder dans les Halles’’ renforce cette impression de vérité, en effet, les Halles ne sont pas très fréquentables la nuit... ». Madame A barre, souligne et note dans la marge un point d’interrogation.’

Bien que se soumettant aux règles de l’analyse littéraire qui invitent à commenter notamment les « effets de réels » produits, ici, par l’utilisation de noms propres, Eléonore introduit des éléments qui sortent de la logique de l’analyse littéraire pour appuyer son argumentation : c’est en référence à ce qu’elle connaît de Paris et à ses propres usages de la ville qu’elle justifie « l’impression de vérité ». Parce qu’elle connaît le lieu de l’action, Eléonore semble ne pouvoir s’empêcher de mobiliser des éléments tirés de son expérience vécue et s’écarte de l’argumentation littéraire.

En barrant précisément « le lecteur » parce que ce groupe nominal est superflu, madame A signifie aussi, intentionnellement ou non, que lors d’une analyse littéraire, la référence au lecteur direct (Eléonore, ou tel autre élève, et ses jugements sur le monde), doit être mise en veille au profit de la référence au lecteur-étalon, qui sert à l’élucidation des effets produits par telle figure de style ou qui renvoie aux conditions socio-historiques de production et de première réception des œuvres.

Valérie ne se cantonne pas non plus à l’analyse précise du texte 1185 . Elle introduit pour sa part dans son argumentation des éléments tirés de son expérience lectorale. Alors qu’elle devait commenter L’homme et la mer de Baudelaire, elle écrit :

‘« Le poète a consacré les deux premières strophes à l’homme et à la description de son attitude face à la mer. La façon dont l’auteur décrit l’homme le montre assez narcissique : il admire son reflet dans l’eau et par la même occasion son âme, comme un certain Narcisse l’avait fait jadis ». Madame A note dans la marge « étudiez le texte ! »’

Tout se passe comme si la lecture de ce texte avait renvoyée Valérie à son expérience lectorale du mythe de Narcisse que, latiniste, elle a peut-être découvert au sein des cours. Le contexte scolaire oriente les souvenirs lectoraux réveillés au sein de sa « bibliothèque culturelle » : ce sont les textes lus et découverts dans ce contexte-là qui sont d’abord remémorés. Mais, d’un point de vue professoral, la référence à une expérience lectorale passée écarte Valérie de l’analyse précise du texte. Réactivation d’habitudes lectorales pragmatiques suscitée par un texte spécifique, le rapprochement opéré par Valérie entre les textes manifeste en effet moins un effet d’intertextualité (tel qu’il est défini littérairement comme références intentionnelles d’un auteur à un texte) qu’une ressemblance d’expériences lectorales 1186 .

C’est notamment parce qu’elles se révèlent dans leurs interprétations autant qu’elles révèlent un sens des textes que Valérie et Eléonore, ou d’autres enquêtés, appréhendent les rectifications et annotations qui jalonnent leurs copies comme des négations d’elles-mêmes, lectrices, et qu’elles sont amenées, pour se préserver, à tenter de « retourner le stigmate » en disqualifiant la manière professorale de lire les textes 1187 . Ainsi à l’appréciation générale de l’une de ses copies « Un peu trop de maladresses d’expression. Commentaire (un peu) verbeux. Il faut analyser plus précisément le texte », Eléonore rétorque :

‘« des fois [en cours] j’essaye de lui dire des trucs [sur les textes], de sortir mes p’tites phrases et tout [petit rire] [...] y a des fois elle me dit... ‘‘Oui, mais... oui c’est ça mais...’’ Et puis elle dit quèque chose complètement différent [petit rire] de ce que j’ai dit. Ça fait plaisir t’sais [petit rire des deux] Encourage les jeunes artistes [...] A mon avis, chacun a sa vision de... d’un texte, d’une poésie ou n’importe quoi, chacun a, ou peut avoir sa vision du truc. Et ça je crois que c’est ce qu’elle admet pas, je sais pas si elle l’admet pas mais... elle en tient pas compte quoi. Donc en fait elle met ses idées à elle, et si t’as autre chose qui sort de sa feuille et ben... Ah ben ça existe pas t’sais on a l’impression qu’elle est super rigide en fait. Si ça sort de son plan [...] et ben... ça existe pas quoi [ouais] ça peut pas exister » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)’

Quant à Valérie, elle répond au commentaire de madame A sur l’une de ses copies – « Attention aux ‘‘paquets’’ de mots. Vous démolissez le texte sans l’éclairer » – en utilisant un verbe aussi fort que celui de son enseignante : « j’ai un point de vue assez spécial sur... l’étude de texte, je trouve que... ça tue un peu le texte ». Elle suppose les expériences lectorales de madame A différentes des siennes propres :

‘« [la prof] elle doit... plus prendre aucun plaisir à lire un livre puisque... elle a tellement... l’œil déformé par l’analyse de texte que elle doit... elle peut pas lire... un roman comme ça... tel qu’il est, le prendre tel qu’il est. A mon avis elle doit toujours analyser et tout et... voilà ça doit... Je la plains un peu en fait [petit rire des deux]. C’est... en fait, p’t-être que... je sais pas si on en connaît trop... sur quèque chose, ’fin... on essaye de trop bien analyser après c’est... je sais pas mais c’est p’t-être pas toujours bien quoi [...] [C’est mieux] si on lit [un texte] à l’état brut et tout » ; « quand je fais une lecture personnelle... j’ai pas besoin d’analyser [...] On arrive toujours à comprendre quoi (ouais)juste en lisant (Valérie ; père : informaticien, bac puis IUT informatique ; mère : ATSEM, CAP assurance et CAP employé de bureau)’

Pour Valérie, l’appréhension scolaire des textes fait obstacle à la satisfaction d’attentes lectorales ressortissant à une appréhension pragmatique. Elle raconte comment la correction d’un commentaire composé d’un extrait de L’ œ uvre a refroidi son désir de lire le roman de Zola suscité par sa découverte de l’incipit :

‘« [La prof] elle nous a fait étudier la première page [de L’œuvre], et moi ça m’a vraiment bien plu quoi. On a fait le commentaire composé dessus, et je me suis dit ‘‘Bon ben je vais le lire’’. Le problème en fait c’est qu’elle nous a raconté toute l’histoire, elle nous a dit comment ça finissait [petit rire] parce qu’elle croyait que personne allait le lire. Et elle fait ‘‘Oh... mais à la fin i s’est pendu’’ [petit rire] ‘‘Ah bon...’’ » (Valérie)’

La satisfaction lectorale de la découverte de l’œuvre et de son déroulement par la lecture propre à une appréhension participative des textes (cf. supra, chapitre 4) a été contrariée par le dévoile­ment prématuré de la « fin » (du personnage).

Notes
1181.

Comme les adolescents que décrit E. Schön dans « La ‘‘fabrication’’ du lecteur », op. cit., p. 32-33.

1182.

F. de Singly, « Le livre et la construction de l’identité », op. cit., p. 133.

1183.

Aux 5 devoirs que Samia m’a remis, elle a obtenu : 10.5/20 ; 9/20 ; 10.5/20 ; 15.5/20 ; 8.5/20.

1184.

Aux 2 devoirs qu’Eléonore m’a remis, elle a obtenu : 10.5/20 ; 11.5/20.

1185.

Aux 13 devoirs que Valérie m’a remis, elle a obtenu : 8.5/20 ; 9.5/20 ; 13/20 ; 10.5/20 ; 11.5/20 ; 8/20 ; 16/20 ; 7.5/20 ; 12/20 ; 7/20 ; 10/20 ; 9.5/20 ; 12.5/20.

1186.

Parce que l’utilisation d’un même terme (concept) pour décrire des réalités différentes peut nuire à la saisie de ce qui en fait leurs particularités respectives (cf. J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire, op. cit., p. 22), il semble peu opportun d’avoir un usage élargi de la notion d’« intertextualité » comme le fait C. Détrez dans sa thèse en nommant ainsi les rapprochements entre diverses œuvres qu’opèrent certains élèves (C. Détre, Finie la lecture ?, op. cit., p. 497). Car c’est alors plus l’expérience lectorale vécue lors des lectures qui fait référence que la littérature constituée comme univers autonome (comme le précise l’auteur, p. 484). L’usage élargi de la notion d’« intertextualité » empêche de pointer l’inégale légitimité au sein de l’institution scolaire des différentes modalités de rapprochements des textes. Or la prise en compte de ces légitimités différentes est essentielle à la compréhension des lectures scolaires d’élèves comme réactions plus ou moins attendues aux contraintes contextuelles.

1187.

Ces tentatives de « retournement du stigmate » sont cependant associées à l’explicitation de l’admiration éprouvée à l’égard de leur enseignante. Parce qu’elles aiment la littérature, tout en ne réussissant pas parfaitement à l’appréhender de façon légitime, ces enquêtées entretiennent un rapport ambivalent à l’enseignement du français tel qu’il se fait en seconde.