7) Nadine 1188 , Benjamin 1189 et Edgar Poe

Les cas de lecture de Tasmina et Didier par exemple déclinent les développements d’élèves débordant les consignes lectorales. Ces débordements ne sont pas les seules formes de réactivations d’habitudes lectorales pragmatiques. En effet, celles-ci suscitent parfois des propos sur les textes considérés par les enseignants comme justes mais insuffisants. C’est le cas lorsque les élèves ne parviennent pas à dépasser l’explicitation de leurs expériences lectorales qui, parce qu’ils sont familiers de la littérature étudiée, correspondent aux intentions textuelles dégagées par une analyse scolaire des œuvres.

Par exemple, à l’occasion d’une vérification de lecture d’un recueil d’E. Poe, Nadine et Benjamin ont produit des réponses jugées justes mais insuffisantes par monsieur F.

A côté des études d’œuvres intégrales et des groupements de textes, cet enseignant demande à ses élèves d’effectuer des « lectures parallèles ». Il s’agit de lire des œuvres et de réaliser sur celles-ci des dossiers étudiant des thèmes dominants, des spécificités de l’écriture des auteurs, etc. Ces dossiers préparent une vérification de lecture réalisée en classe. Monsieur F pose alors deux ou trois questions générales exigeant implicitement une analyse poussée de l’œuvre :

‘Les Nouvelles histoires extraordinaires : 1) Selon vous, que visait Poe en écrivant ce recueil ? 2) Que révèle l’étude de plusieurs personnages féminins de l’œuvre ? 3) Que pensez-vous de ce jugement de Baudelaire sur E. Poe ‘‘Poe est l’écrivain des nerfs ?’’
Nouvelles pétersbourgeoises : 1) Quel regard Gogol porte-t-il sur la Russie de son temps ? 2) Qu’est-ce qui caractérise selon vous l’univers de l’auteur ?
Macbeth : 1) Quelles grandes idées Shakespeare présente-t-il dans cette pièce ? 2) Sur quelles caractéristiques dramaturgiques repose cette pièce ?
Gatsby le magnifique : 1) Comment caractériseriez-vous la façon dont Fitzgerald conçoit un personnage ? 2) A partir du thème que vous avez choisi, analysez l’univers de ce roman.’

En plus d’une juste compréhension des œuvres, il est attendu des élèves qu’ils étayent leurs réponses par des analyses fines, justifiées par des passages cités ou évoqués précisément. Gaspar va jusqu’à citer dans son devoir sur Macbeth des vers en anglais et leur traduction en français.

La maîtrise des savoirs et savoir-faire analytiques et la compréhension des exigences professorales déterminent en partie les réponses produites par les élèves. Benjamin renvoie la « mauvaise note » obtenue à la première vérification d’une lecture parallèle, à son incompréhension des consignes de l’exercice :

‘« le premier d’Edgar Poe, donc je savais pas en fait ce qu’i fallait faire de... Le premier... de... Histoires extraordinaireset j’avais eu un neuf ! La seule note en dessous de la moyenne de toute l’année dans toutes les matières donc... [petit rire] (ouais ? [petit rire])je m’en rappelle que j’étais vraiment perdu... puis j’avais... quasiment rien lu parce que... je savais pas ce qu’i fallait lire (hum hum) Et donc... quand on n’a quasiment rien lu... enfin c’était dur de trouver des thèmes... J’avais pas compris en fait... du tout ce qu’i fallait faire ! [...] J’avais pas compris ce qu’i nous demandait. Au début j’ai... I nous avait dit ‘‘Ouais, lisez-en quelques-unes et trouvez des thèmes en commun’’. Moi... j’en avais lu que six en fait(hum hum) Je crois qu’i y en a une vingtaine, et donc... Et puis en plus pour trouver les thèmes, j’avais jamais fait ça donc... ouais j’étais complètement perdu » (Benjamin ; père : ingénieur en télécommunication, bac C, maîtrise de physique, diplôme d’ingénieur ; mère : assistante sociale, bac SMS, « fac »)’

Les commentaires de monsieur F sur la copie de cet élève soulignent moins la trop partielle lecture de l’œuvre que le trop « mince dossier préparatoire » et le caractère peu « approfondi des analyses » en notant notamment pour la première réponse « 5/10 Etude moyenne (vous constatez bien plus que vous n’analysez) ».

Si Benjamin ne parvient pas à répondre aux exigences professorales de lecture analytique, ce n’est visiblement pas seulement parce qu’il ne les a pas saisies, mais aussi parce que le recueil d’E. Poe a suscité chez lui la mobilisation d’habitudes lectorales pragmatiques. Lorsqu’il évoque sa lecture des Nouvelles histoires extraordinaires, Benjamin s’attache en effet plus à décrire son expérience lectorale que l’œuvre ou les nouvelles lues. Il compare l’expérience lectorale éprouvée à celle à laquelle les romans de la collection Chaire de poule ou ceux de la série des Six compagnons l’ont initié :

‘« [Les nouvelles d’E. Poe] elles étaient bien ! [petit silence] (qu’est-ce qu’i t’avait plu ? Dans ce que t’avais lu ?) alors... [petit rire] Ben l’univers là... c’était sinistre là et puis... ouais, moi j’aime bien ça parce que... quand on est sinistre... le thème de la mort qui revient tout le temps... la folie aussi... 'Fin moi j’aime bien étudier ces comportements qui sont... [sourire] pas propres à moi donc... (hum)Je me dis... ‘‘Bon là tu lis bien comme ça si on devient fou, on saura quoi faire’’ [petit rire des deux] Nan mais... cet univers-là ouais c’est... c’était pas mal, ouais. Par contre... des fois les... j’ai pris peur  ! Pendant ces histoires, je me suis dit/ 'Fin, quand je lis un livre moi j’imagine toujours les personnages, 'fin je les vois devant moi(hum hum)et j’imagine toujours les lieux, et c’est toujours des lieux que je connais (ouais ?) Et je m’en rappelle d’une histoire, j’avais imaginé que c’était le lieu de... la chambre de mes parents, et je voyais le gars qui entrait et qui tuait... y avait du sang [petit rire des deux] Parce que moi j’imagine toujours des scènes mais des fois ça me fait super peur. Enfin moi j’ai encore... une tête un peu d’enfant... [...] Après je me dis... ‘‘ça peut pas arriver...’’ [je ris un peu] 'Fin, i faut pas être fou... enfin c’est moi qui deviens fou si ça arrive. [...] (ouais ! Et c’est depuis longtemps que ça... ça fait ça ?) Ouais ouais... ! Depuis toujours moi... je m’en rappelle que... même les livres des Six compagnons quand y avait quelqu’un de mort... j’étais, j’avais super peur après ! [sourire des deux](hum hum) Quand quelqu’un est tué dans son lit alors ça c’est le pire, moi j’en peux plus après. La nuit je pense qu’à ça... Je me dis... ‘‘Putain si ça m’arrive et tout... c’est horrible’’ [...] Je grandis donc... tant mieux ! Mais c’est vrai que moi je suis vraiment sensible aux histoires : je plonge dedans mais complètement (hum !) Je suis comme si j’étais à l’intérieur de l’histoire en fait. » (Benjamin)’

Nadine rend également compte d’une appréhension pragmatique du recueil de Poe et retrouve en lui des satisfactions éprouvées à la lecture des romans policiers dont elle est amatrice (cf. supra, chapitre 4) :

‘« Le premier livre... qu’on a lu, je crois que c’était des nouvelles d’Edgar Poe [...] J’aime bien quoi je veux dire c’est un peu policier et tout. Donc... c’est assez intéressant, puis... bon ! ç’a... un côté un peu étrange. Enfin ! Donc je/ ça me plaît bien [...] Y en a certaines que... 'Fin ! Certaines nouvelles... qui font trop peur [petit rire des deux] ça... ça me... j’ai du mal après à... à dormir ou des trucs comme ça (hum hum) enfin bon, ça me touche vachement quoi donc... (c’est lesquelles ? Par exemple...) C’est... Alors... y en avait une... c’était ? Euh... Le Cœur révélateur, je crois qu’elle s’appelle. C’est l’histoire d’un jeune homme qui s’occupe d’un vieux ! Et en fait il le tue et... c’est par pure folie quoi. Et... c’est assez horrible. Et puis... il est obsédé par un bruit sourd qui revient tout le temps et... et à la fin i se livre à la police parce que il est/ I supporte plus... Y en avait un aussi... Je m’en rappelle comment elle s’appelle... où c’était un mari... – je crois que c’est/ Ah voilà, Le Chat noir, elle s’appelait – enfin un gars qu’avait tué un chat... et il avait retrouvé un autre chat qui... ressemblait au premier étrangement (hum hum) Enfin il l’avait adopté, et... et à la fin i devenait un peu fou, i tuait sa femme... Et en fait... il la murait dans la cave... et sans faire exprès il avait... muré le chat avec. Et du coup quand la police est venue pour faire son enquête qu’i sont descendus... dans la cave, c’est le chat... en miaulant qui a... révélé que le corps de la femme était bien... dans le mur quoi [petit rire des deux] Celle-là c’était assez terrible... Et sinon... non... y en a pas d’autres, mais... dans le style... 'fin c’est des choses... qui je pense pourraient vraiment se passer [petit rire] et ça me fait peur quoi » (Nadine ; père : commercial en milieu scientifique, après avoir été ingénieur chimiste, bac +5 ; mère : pharmacienne, chef de laboratoire, a longtemps travaillé pour l’agence française du médicament, est depuis peu à l’OMS, études supérieures non précisées par l’enquêtée)’

Son expérience lectorale participative de l’œuvre de Poe lui permet d’en ébaucher une analyse juste mais incomplète selon les attendus scolaires, car non appuyée sur des savoirs et savoir-faire analytiques attendus. Elle note par exemple dans sa copie :

‘« Je pense que [monsieur F barre le pronom et commente l’expression « à supprimer à l’écrit »] Poe voulait, en mélangeant ce côté terrifiant et fantastique à la réalité, donnait [sic] aux lecteurs le sentiment de peur, d’insécurité [monsieur F souligne et acquiesce dans la marge « oui »] même dans le plus beau des mondes. Car, même si le fantastique a une partie dominante dans ses nouvelles, Poe y ajoute des sentiments effrayants qui, eux, sont tout à fait réels. »’

Tout en validant l’analyse, monsieur F regrette que celle-ci s’appuie sur des évocations trop peu nombreuses des nouvelles (Nadine développe deux exemples). Il évalue finalement la réponse à la première question en commentant : « 4/10 Etude très incomplète ! L’œuvre semble à peine connue... ».

Relativement familiers de la littérature et de l’analyse littéraire du fait de leur soumission à des sollicitations lectorales scolaires et extra-scolaires durant la période collégienne, Nadine et Benjamin ont des expériences lectorales relevant d’habitudes lectorales pragmatiques correspondant aux intentions textuelles dégagées par les analyses scolaires des œuvres. L’explicitation de celles-ci ne suffit pas à l’obtention d’une bonne évaluation au lycée. Elle rejoint de la sorte le sort des expériences lectorales ressortissant à une appréhension pragmatique, qui apparaissent hétérodoxes par rapport aux intentions textuelles dégagées par les analyses scolaires des œuvres.

Notes
1188.

Les onze copies que Nadine m’a remises ont pour notes : 12/20 ; 14/20 ; 9/20 ; 8/20 ; 6/20 ; 13/20 ; 9/20 ; 14/20 ; 10/20 ; 9/20 ; 14/20.

1189.

Les sept copies que Benjamin m’a remises ont pour notes : 9/20 ; 10/20 ; 12/20 ; 11/20 ; 13/20 ; 10/20 ; 11/20.