8) Maîtrise des savoirs et savoir-faire lectoraux, sens et reconnaissance de la pertinence contex­tuelle

Ainsi, certains élèves ont une appréhension pragmatique des textes malgré des contraintes lectorales contextuelles réclamant une appréhension analytique des textes et la mobilisation de savoirs et savoir-faire littéraires spécifiques. Autrement dit, le contexte scolaire de lecture n’est jamais suffisamment contraignant pour imposer à tous les lecteurs, face à n’importe quel texte ou à n’importe quel élément textuel, la mise en œuvre d’habitudes lectorales analytiques.

La « rencontre » entre tel texte particulier et tel lecteur est déterminante dans la réactivation inopportune d’habitudes lectorales pragmatiques. Cette singularité du lecteur est le produit de sa « bibliothèque culturelle » (incorporée, selon l’acception de J.-M. Goulemot), de ses habitudes lectorales et de son vécu. Lorsqu’un texte, dans son entier ou certains éléments textuels seulement, fait écho à des expériences du lecteur, celui-ci est comme forcé d’y réagir. Il comprend alors le texte en référence à ses expériences et non en référence à des savoirs consignés. Il ne mobilise pas de savoir-faire analytiques.

Cette réaction n’est possible que lorsque le lecteur a effectivement construit et exercé par le passé des habitudes lectorales pragmatiques : que ce soit dans le cadre de l’enseignement du français au collège, ou au sein d’autres relations sociales (les membres de la configuration familiale, les pairs, les professionnels du livre côtoyés, etc.).

Enfin, la réactivation d’habitudes lectorales pragmatiques en un moment inopportun est liée à deux autres conditions. Elle repose sur une maîtrise fragile des savoirs et savoir-faire analytiques littéraires du fait par exemple de la nouveauté des exigences lectorales analytiques (en fonction de l’enseignement de français suivi au collège, des habitudes constituées par le biais de l’entourage durant la période collégienne, de la faible explicitation des attendus aux consignes lectorales lycéennes et du moindre entraînement à leur réalisation, etc.). Elle découle aussi d’un moindre sens de la pertinence contextuelle : non seulement théorique mais aussi pratique. Des enquêtés ont en effet intériorisé qu’ils ne devaient pas avoir une appréhension pragmatique des textes en situation d’évaluation mais ne parviennent pas pour autant à mettre en œuvre une appréhension analytique.

A l’inverse, les enquêtés qui, au vu de leurs résultats déclarés en français, de leurs copies, et des entretiens réalisés, maîtrisent les savoirs et savoir-faire littéraires requis, ne connaissent pas de telles réactivations en situation inopportune du point de vue de l’évaluation scolaire tout au moins. Ils ont acquis simultanément les savoirs et savoir-faire analytiques requis et un sens de la pertinence contextuelle invitant à suspendre une appréhension pragmatique des textes en contexte scolaire. Ils peuvent alors distinguer et répartir leurs usages des textes selon les contextes scolaire et extra-scolaire de lecture. Ainsi, à propos de Chronique d’une mort annoncée, Caroline donne à voir, en acte, la répartition de ses appréhensions des textes selon des contextes scolaire et extra-scolaire. Différentes conditions d’évocation de cette lecture suscitent une double appropriation de l’œuvre.

Au sein du contexte scolaire, Caroline ne s’écarte pas des questions du dossier littéraire proposées par madame G et se prend au jeu de sa réalisation. Elle a obtenu 30.5/40 avec le commentaire général « Travail tout à fait satisfaisant ». Sans apprécier le livre de Garcia Marquez, elle choisit d’assurer ses arrières en développant « des arguments en faveur de l’œuvre » plutôt que des « arguments pour critiquer l’œuvre » (deux suggestions professorales). Elle valorise le traitement des thèmes de l’amour et de l’honneur dans le récit :

‘« (Tu m’as dit Chronique d’une mort annoncée aussi tu l’avais vach/)/ Ben en fait... c’est pas que je l’ai pas aimé mais... j’ai, c’est le... J’ai fait un exposé dessus (ouais ?) donc... j’ai été obligée de me prendre au jeu et de bien le... bien... ’fin l’apprécier comme il était [...] J’ai été obligée d’aimer pour écrire l’exposé mais nan... (Pourquoi qu’est-ce que t’as écrit dans l’exposé ?) Mais en fait on avait des questions donc je répondais aux questions. I nous demandait qui c’étaient les... les personnages principaux... Qui... Qu’est-ce qu’i faisaient ? Et... Comment on les percevait. Donc moi j’ai décrit comment je les percevais [elle a réalisé un schéma actantiel]. Et après i fallait qu’on refasse la couverture du livre. Et bon je l’ai refait et tout... comme j’ai pu hein ! (I fallait faire un dessin ?) Ben moi j’ai pas fait un dessin, j’ai collé des images (Ouais ?) J’ai fait le... un couple qui fait un cœur, j’ai mis... deux personnes qui se mariaient ! Après j’ai fait un cœur qui était cassé, la femme qui était retournée, l’homme qui était retourné, un couteau... un homme qui était mort, tout le monde qui regardait. Là j’avais fait des... des bouches. Juste... j’avais... mis que les bouches qui étaient fermées et les regards qui regardaient, logiquement. Et... en fait c’était pour montrer l’ignorance des gens. Qu’i y avait tout le monde mais que personne avait parlé et que personne avait... / Et en fait... [j’ai fait] ça, pour montrer que j’avais compris le livre mais autrement i m’avait pas tellement plu quoi [...] J’ai lu le livre et... c’est tout. Ça s’arrêtait là » (Caroline ; père : agent technique, études non déclarées « un scientifique » [bon en mathématiques dans le secondaire] ; mère : coiffeuse, s’est arrêtée de travailler à la naissance de son 3ème enfant, CAP coiffure)’

L’entretien en revanche lui donne l’occasion de revisiter son appréhension de l’œuvre. Ancrant pragmatiquement le récit, Caroline fait le lien entre l’œuvre et des valeurs de ses grands-parents d’une part, entre les comportements des personnages et ceux de personnes réelles d’autre part. Dans cette situation de parole, sa dépréciation des valeurs et comportements des deux frères, des villageois et de l’époux, justifie sa dépréciation de l’œuvre qu’elle exprime sans gêne :

‘« je sais pas peut-être que... cet homme [ie. l’auteur] il est... il a des racines latines et comme moi je vois comment mes grands-pères i réagissent, c’est un peu pareil [...] C’est vrai que les gens... quand on leur parle de quèque chose qui va se passer comme un meurtre, même si ils le savent, et qu’i savent que c’est vrai, i z’iront pas en parler parce qu’i z’ont peur ou... 'Fin... ! C’est vrai que l’igno/, l’indifférence des gens ça fait... ça fait peur quand même parce que... on pourrait se faire tuer demain, même si y en a un qui sait que je vais mourir en sortant du lycée, il ira pas me dire ‘‘Ben sors pas du lycée...’’. C’est pour ça que quelque part le livre et ben... i fait réagir sur ça. Mais j’y ai pas approfondi [...] (Quand tu dis, tu vois avec tes grands-pères... comment i sont... ?) Ouais parce que mes grands-pères i sont Espagnols et quand je vois que... leur mentalité ... dans le livre c’est les frères i vont défendre la sœur parce que c’est à eux de sauver l’honneur de la famille. Et... ouais quand je vois la... 'Fin je vois pour les Espagnols, c’est... le frère il ira venger la sœur parce que c’est à l’honneur de la famille. Mais je sais pas, la fille elle a fait quèque chose c’est à elle de se débrouiller... ! C’est sa vie et c’est pas aux autres de s’en mêler donc... Je vois pas l’intérêt de mêler toute la famille à un petit truc... Bon d’accord elle a couché avec un autre garçon, elle s’est mariée, elle est plus vierge, mais... c’est la vie ! I faut y passer, on va pas y rester trois heures dessus hein ! [je ris un peu] Ouais, ça c’est un peu... (Hum hum !) Elle vit sa vie, et c’est tout, elle est assez grande... Mouais mais ouais ça ça... Nan ! Et puis l’histoire que elle lui écrit pendant je sais pas combien de temps et qu’i revient après, et qui se passe comme si de rien ne s’était passé... ‘‘Ah, ça va ?’’. ‘‘Ben ouais, toi aussi. Allez, on sort ensemble, nananin...’’. Ouais ben si tu veux... ! Enfin je sais pas c’est... nan j’ai pas aimé (Pourquoi t’y as pas cru à ça ?)nan, mais c’est pas que j’y ai pas cru, c’est possible que... l’homme i revienne, mais... Quand i lui envoyait les lettres, qu’il l’aimait pas, qu’il la fait dép/, 'fin... faire une grosse dépression parce que... elle était plus vierge... Je sais pas si y avait l’amour... (hum)et ben il lui aurait pardonné et... puis c’est tout ! Alors que là ben... on voit au départ que déjà c’est un homme... qui va vers elle... il la connaît pas tellement mais... au bout de pas longtemps, i se marient ensemble donc... En fait, je sais pas... de nos jours, on voit pas des gens ‘‘Salut, on se connaît pas, dans deux semaines, ça te dit pas qu’on se marie ensemble...’’. P’t-être je sais pas ça... Non. Quand j’y re/ Ah ! Franchement, j’avais pas vu tout ça dans le livre, mais quand j’y reparle aujourd’hui, y a plein de trucs qui reviennent et... et je l’avais pas vu comme ça(Ouais !) Donc ouais... ça fait que ouais... (Tu l’avais pas vu comme ça, t’avais vu...) Mais en fait quand j’ai lu le livre, je l’ai lu pour le lire, parce que j’étais obligée(Hum !) Mais quand je reprends main’nant quand je... 'fin, je vais le chercher, je vais approfondir le livre et ben... y a des passages qui me reviennent en tête et que... j’aurais pas analysés comme ça(Hum hum) Donc c’est vrai que c’est une autre analyse... Voilà » (Caroline ; père : agent technique, études non déclarées « un scientifique » ; mère : coiffeuse, s’est arrêtée de travailler à la naissance de son 3ème enfant, CAP coiffure)’

Avec les savoirs et savoir-faire analytiques et un sens et une reconnaissance de la pertinence contextuelle, s’acquiert la possibilité d’un ‘‘contrôle de soi’’ (en matière de lecture). Les réactions du lecteur et leur explicitation sont moins dépendantes du texte et de ses résonances avec des expériences vécues lorsque le lecteur a construit les savoirs et savoir-faire analytiques attendus au sein du contexte de lecture.