1) Les conditions extra-scolaires du lire et du travail scolaire sur les textes

On l’a vu au chapitre 6, la plupart des enquêtés recréent des conditions scolaires de travail sur les textes hors école pour répondre aux consignes lectorales (fréquentation de bibliothèque, installation à un bureau, pratiques d’écriture sur les textes, etc.). Mais, pour certains, les conditions extra-scolaires du lire et du travail scolaires ne correspondent pas aux conditions scolaires. Elles s’en différencient de plusieurs manières : par l’inscription des lectures dans des sociabilités lectorales autour d’une appréhension pragmatique des textes, par la réalisation des lectures dans un espace non organisé scolairement.

Des enquêtés inscrivent les lectures qu’ils ont à réaliser pour les cours de français au sein de sociabilités lectorales autour d’une appréhension pragmatique des textes. Parce qu’ils ont construit de telles habitudes lectorales, des habitudes de lectures collectives, celles-ci leur permettent de pallier diverses difficultés.

Certains trouvent ainsi des soutiens à l’activité de lecture lorsque l’intérêt pour le livre et les obligations scolaires ne leur suffisent pas à se contraindre à réserver un temps pour les lectures scolaires. La lecture faite à ses voisines et cousines permet par exemple à Radia de pallier le manque d’intérêt – tant participatif qu’analytique ou instrumental – qu’elle éprouve pour certains textes à étudier :

‘« ([ça t’arrive] de lire à voix haute... à quelqu’un...) Ah ouais j’aime bien lire. Ah ouais, franchement ça j’aime trop ! (Ah ouais ?) J’adore lire à voix haute, ouais ouais (C’est quoi vas-y raconte) Je sais pas, j’aime bien... Des fois je saoule mes cousines, elles sont là elles passent l’après-midi chez moi : ‘‘Vas-y écoute’’. Par exemple si j’ai un livre à lire pour le lendemain et ben, ça me dérange pas qu’une copine est venue me rendre visite... C’est moi qui lui fera perdre son temps [sourire] Je vais dire ‘‘Vas-y écoute-moi’’. Ouais j’aime bien lire à voix haute, je vais dire ‘‘Ecoute-moi’’... T’sais, voilà, je vais lire mon livre. Et puis moi... En fait à voix haute, j’ai l’impression que... je fais plus attention au texte [...] (Et là, ouais, plus pour les livres... que tu dois lire pour l’école ou... même pour les tiens ou...) Euh... pff’... franchement ça... [petit silence] C’est pas... (Par exempleLa Femme lapidée tu l’avais lu... euh... à quelqu’un ?) Nan ! Je l’ai lu pour moi (Mouais ?) Mais... à quelqu’un... Je veux dire... je lis pas à quelqu’un... parce que j’en ai vraiment envie(Ouais !)Je lis à quelqu’un parce que... (parce qu’elle est là) voilà. Elle est là et que j’ai... la chan/ I faut que je lise. Ouais ça doit être plutôt pour l’école parce qu’i faut que je lise mon livre pour le lendemain. Ouais, je le fais plutôt pour l’école un machin comme ça (Ouais quand c’est...) Parce que comment dire ? Si c’est pour moi [ petit rire] je vais pas m’amuser à lire mon livre alors que la personne elle est venue me rendre visite, nan !(Ouais) Nan nan c’est... Ouais c’est pour, t’sais ça te motive, je sais pas comment te dire, t’sais c’est... T’as vraiment pas envie de le lire, en général, t’sais quand t’as une interro et tout... et t’as pas fini ton livre c’est que... si t’as traîné à ce point, c’est que t’as vraiment pas envie de le lire et tout ça, ça doit pas être un livre intéressant donc... le fait de le lire à quelqu’un je sais pas ça va le rendre un peu plus... Je sais pas par exemple... / (/ par exemple c’est...La Peste[que Radia a déprécié] ou euh... ?) Ouais, voilà un livre comme ça ouais... se le partager... ouais (Ou justement...Le Diable au corps [qu’elle a apprécié] ? Ou... je sais pas !) Ouais. Mais... c’est vrai que j’aime bien aussi... lire... et que quelqu’un m’écoute quand l’histoire est intéressante aussi. Si si ouais je lis... (Comme quoi ?) Ben... Le Grand cahierje l’avais lu avec ma voisine Chérifa. Parce qu’y avait des scènes de trucs, elle me disait ‘‘Ferme ce livre !’’ [ petit rire des deux] Elle fait ‘‘Mais c’est pas normal ! C’est quoi cette prof, elle est dingue’’, machin... Ouais ouais c’est... Si çui-là je l’avais lu... à voix haute, ouais ! » (Radia ; père : pas d’indication sur la profession, décédé quand elle avait 7 ans, savait lire le français ; mère : sans profession, scolarité inconnue, ne lit pas le français et le parle « vite fait », lit l’arabe)’

Par la lecture à voix haute, les sociabilités lectorales permettent une concentration forcée sur le texte. Elles sont exceptionnellement l’occasion d’expériences lectorales fortes comme celles suscitées par la lecture du Grand cahier. Mais, ordinairement, elles donnent un sens et un intérêt à une activité – la lecture de la littérature – qui par elle-même en a peu pour Radia. Parce que les sociabilités ne se sont pas constituées autour des lectures et se passent généralement des textes, elles n’auraient en effet quasiment pas lieu d’être si la lectrice satisfaisait des attentes lectorales et avait construit de fortes habitudes lectorales individuelles.

Grâce aux sociabilités lectorales autour d’une appréhension pragmatique des textes, d’autres enquêtés surmontent des difficultés de compréhension des textes qu’ils rencontrent lors d’une lecture individuelle. Outre les recours à des interprétations consignées des œuvres, certains enquêtés s’appuient en effet sur des habitudes lectorales constituées au collège pour venir à bout des difficultés lexicales, syntaxiques et référentielles que leur opposent des pièces de théâtre classiques. Ils les lisent à haute voix et si possible avec d’autres : la mise en voix des répliques facilite la compréhension des gestes et des propos des personnages par une incarnation minimale, par l’ancrage pragmatique de la lecture qu’offrent les sociabilités lectorales. Ainsi, Sophie m’explique que pour comprendre les pièces de théâtre qu’elle doit lire pour la classe, elle les lit à haute voix et demande parfois à sa mère de lui donner la réplique en plus de lire un Profil. De même, Tasmina a pu comprendre Britannicus en lisant et en se faisant lire à haute voix cette pièce. Elle décrit même cette pratique comme un substitut efficace à l’explication « des mots difficiles » dans le cadre d’une appréhension pragmatique :

‘« Je parle quand je lis [petit rire] C’est vrai... je lis à haute voix (Ouais) J’arrive pas à lire dans ma... ’Fin je lis mais... je comprends pas bien. Tandis que si je lis en parlant ben... ouais j’y arrive mieux, je comprends mieux. Surtout les pièces de théâtre c’est plus facile je trouve » ; « Les pièces de théâtre des fois je les fais lire à... à deux, avec ma mère [petit rire] J’ui fais faire un autre personnage... comme ça je comprends mieux » (Sophie ; père : médecin, doctorat de médecine ; mère : sans profession, garde des enfants à domicile, a été laborantine, bac technique ; parents séparés depuis qu’elle a 5 ans, elle vit avec sa mère)
« J’ai demandé au monsieur qui travaille à la bibliothèque de m’aider [...] Quand je comprenais pas, t’sais... parce qu’y a des mots difficiles [...] i m’expliquait [...] Avec lui je trouve que je comprenais mieux, que quand je lis toute seule, parce qu’i lisait à voix haute et tout ça... et je comprenais mieux, pourtant même sans m’expliquer » (Tasmina ; père : gérant dans la restauration, après travail dans l’import-export, études de radiologie puis de commerce au Pakistan ; mère : femme au foyer, après avoir été professeur d’histoire au Pakistan ; elle vit en France avec ses parents depuis 11 ans)’

Si elles sont peu propices à la constitution d’habitudes de lecture individuelles et analytiques, ces conditions de lecture permettent parfois de répondre aux consignes professorales par la réactivation d’habitudes lectorales pragmatiques. Lorsque ces lectures à plusieurs ne sont pas suivies de la réalisation des tâches soutenant une appréhension analytique des textes (relevés de procédés stylistiques, classement, analyses ponctuelles, agencement de celles-ci en une analyse d’ensemble, etc.), elles constituent des manières non attendues, mais effectives, de répondre aux consignes lectorales analytiques.

Parfois, c’est la réalisation même de ces tâches qui s’inscrit dans des sociabilités. La recherche des procédés stylistiques demandés, leur analyse ponctuelle, etc. est alors potentiellement soumise aux jeux des interactions et aux échanges de dons et contre-dons – c’est à qui trouvera une réponse, à qui pourra en proposer une en retour, etc. – plus qu’à la logique scolaire de production d’une analyse selon une démarche stabilisée. La réinscription des analyses produites en interaction dans une appréhension analytique des textes peut toutefois être réalisée en un second temps :

‘« ([Tu peux me dire] les préparations que vous aviez à faire sur Le Misanthrope ? Ce que c’était et si t’as… si t’arrivais ou euh… ?) Euh… franchement ? En fait on se regroupait… tous au CDI et on le faisait tous ensemble(Ouais ?) On se retrouvait autour d’une table et… tu vois on s’aidait, tu vois chacun se donnait des réponses… On se donnait des idées et après chez nous tu vois on… on faisait tout chez nous quoi ! [...] C’est ça qui m’a aidé [...] C’est bien en fait : quand on est au CDI tu vois tout le monde s’aide (Ah ouais ?) C’est pas… chacun dans son coin euh… et vite toi tu t’énerves toi… aussi. Tu vois, chacun ‘‘Tu veux une réponse ? Et ben tiens je te la donne’’. Toi, tu vas voir si tu me donnes une réponse aussi (Ouais) Tu vois c’est donnant-donnant » (Ahmed ; père : ouvrier, au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité des deux parents à l’école primaire en Tunisie)’

Parce qu’au fil du temps, elle a constaté et intériorisé l’incompatibilité de ces sociabilités et du travail scolaire, Samia tente de fréquenter seule la bibliothèque lorsqu’elle y va pour travailler :

‘« (T’y vas souvent à la bibliothèque ?) Ouais j’y vais souvent ouais [...] Tous les mercredis, pratiquement... tout le temps, quand j’ai le temps quoi (T’y vas toute seule ou t’y vas...)J’y vais avec... des copines(Ouais ?) Mais... quand c’est pour travailler/ Quand c’est pour... lire, j’y vais avec des copines, mais quand c’est pour travailler, j’y vais seule, parce que je peux pas travailler avec des copines (Ah ouais ?) Ouais. J’arrive pas à me... ’Fin, quand t’es avec une copine, tu peux pas te... tu penses qu’à parler, tu... j’arrive pas me concen/ Enfin ! Si... Je dis pas que je suis... Je suis pas non plus... un bébé, je sais me contrôler, mais... c’est pas pareil t’auras / (/ T’as envie de discuter quoi) Oui, t’auras moins... Et puis en plus t’auras moins appris... t’auras plus discuté qu’autre chose » (Samia ; père : ouvrier dans le bâtiment à la retraite ; mère : femme au foyer ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)’

En plus des discussions sur d’autres sujets que le travail scolaire, qui divertissent effectivement des consignes lectorales, la réalisation de la recherche et de la production des réponses aux consignes lectorales, au sein d’interactions, peut empêcher la production de réponses correspondant aux attendus scolaires en matière de lecture : la réalisation d’une lecture individuelle.

Outre l’inscription dans des sociabilités lectorales autour d’une appréhension pragmatique des textes et des savoirs, les conditions matérielles de la réalisation du travail scolaire autour des textes gênent parfois la mise en œuvre d’une appréhension analytique. Ainsi, contrairement à certains enquêtés qui décrivent l’importance de la pièce de travail, de l’isolement, du bureau, du stylo pour souligner, relever, etc., les éléments textuels nécessaires à l’analyse, d’autres enquêtés se passent ou sont privés de ces conditions matérielles de réalisation du travail autour des textes. Parce qu’ils ont intériorisé les représentations légitimes des conditions de la lecture et du travail scolaires, ils expliquent l’incompatibilité de leurs conditions de travail et de la bonne réalisation des études de textes. Par exemple Adeline souligne la difficile réalisation des actes d’écriture sur les textes étudiés dans le métro (long temps de trajet entre chez elle et son établissement scolaire), Raoul précise qu’il n’aime travailler le français que dans son lit, Sophie raconte qu’elle lit les livres étudiés pour s’endormir, etc. :

‘« [En français il fallait étudier la] composition du texte, [dire] pourquoi ci, je sais plus, les structures... Voilà ce qu’i fallait faire : structure, pourquoi untel euh... mettre les dates. Parce que y avait les dates aussi... Combien de temps... il a fallu pour que, combien de pages... entre cette date et l’autre date, combien de jours ? Parce qu’aussi il mettait des jours, pendant quinze jours, il a fallu que... l’auteur... combien de temps il a mis pour écrire... ’fin décrire... quinze jours ou deux semaines. Ça je faisais pas(Ouais)Parce que quand je lisais je prenais pas de notes. Je lisais dans le métro [petit rire] j’allais pas m’amuser dans le métro avec mon truc [petit rire] Je lisais, alors j’essayais de me souvenir et après je reprenais et j’essayais de faire comme je pouvais... » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)
« ([Les livres pour les cours de français] c’est pareil tu les lis le soir ? Ou... tu le fais... quand tu... ? 'Fin tu sais, des fois, je sais qu’elle dit ‘‘Vous chercherez les traits... de tel personnage... ?’’ ou je sais pas) Ouais, le soir ! [...] Tout ce qui est... lire pour... un texte ou... un truc comme ça... même en histoire ou... Des fois... je lis et je m’endors(ouais) parce que... je préfère tellement travailler sur mon lit que... travailler au bureau (hum) je sais pas t’es... si t’es allongé... ça va ! [...] J’aime bien travailler dans mon lit... J’aime vachement... parce que... c’est beaucoup plus agréable moi je trouve... » (Raoul ; père : cadre à EDF, bac C ; mère : dentiste, bac C, doctorat de médecine)
« [A propos des lectures scolaires] c’est souvent que je m’endors sur un livre parce que je lis le soir (ouais)je lis pas l’après-midi comme ça, j’ai pas envie(Ouais)Donc je lis le soir et puis après je m’endors sur le livre, c’est souvent comme ça [...] Je lis toute seule, dans la chambre à côté là. Souvent je lis avec une petite lumière en plus [petit rire des deux] C’est vrai, j’éteins et je lis avec une petite lumière, comme ça... je m’endors plus vite(Tu t’endors plus facilement [petit rire des deux]) Et après j’arrête plus vite, nan... en plus mais c’est vrai... » (Sophie ; père : médecin, doctorat de médecine ; mère : sans profession, garde des enfants à domicile, a été laborantine, bac technique ; parents séparés depuis qu’elle a 5 ans, elle vit avec sa mère)’

En reprenant certaines suggestions professorales, Didier explicite avec moult détails les difficiles conditions de la réalisation du travail scolaire en français : difficile concentration sur les matières qui l’intéressent peu comme le français, difficile ignorance des sollicitations de sa chambre (son frère, son ordinateur, sa radio, le téléphone), non maîtrise des savoirs et savoir-faire lectoraux et scripturaux permettant une réalisation rapide et juste des activités scolaires en français, lassitude d’un travail qui prend du temps. Le cheminement tortueux de sa description que la retranscription de l’entretien permet de saisir mime les circonvolutions mêmes des démarches intellectuelles qu’il décrit :

‘« (Quand tu dois préparer des textes... chez toi pour les cours /) Ah ça c’est marrant parce qu’alors moi je suis le type – je sais pas si vous en avez déjà rencontré –, c’est le... – et la prof elle l’a dit et elle l’a remarqué –, c’est que... d’habitude les devoirs maison, on a... on peut travailler entre copains... on peut tout faire en... on a le temps quoi (Ouais) Où donc je veux dire, on a tous les... c’est là où on pourrait arriver à rendre un bon devoir. C’est à ce moment-là où on pourrait avoir des douze treize, quatorze quinze... Et ben non, moi je paye des... sept huit neuf... et au moment où c’est l’inverse où tout le monde est le plus stressé, devant une copie où on a deux heures ou trois heures, ou quatre heures (ouais) et ben c’est à ce moment-là où je me paye des onze douze... C’est ça qui est bizarre.
« Et la prof elle me dit ‘‘Mais c’est bizarre, vous dès que vous êtes stressé vous travaillez bien, mais alors dès que vous êtes chez vous, je sais pas ce que vous faites, mais vous travaillez pas ou euh, ou vous travail/’’ En fait, elle avait bien cerné le problème. [...] Selon elle, c’était que on travaillait... en fait on s’enfermait dans notre chambre parce que souvent y a des parents qui disaient ‘‘Ouais mais je comprends pas, il arrête pas de s’enfermer dans sa chambre et... il a l’air de travailler, pendant des heures i s’enferme dans sa chambre, et il arrête pas de nous dire ‘Oui je travaille’.’’ Et, dans la chambre y a plusieurs sortes d’activités comme des ordinateurs, des... radios ou des trucs comme ça(ouais) Alors en fait... elle a dû se dire ‘‘Ouais, i s’enferment dans la chambre, certes, mais en fait... i doivent ouvrir leur feuille, i doivent commencer à mettre le titre, à essayer de prendre un brouillon, à essayer de noter quelques affaires, mais pas plus hein, après... en fait i commencent à travailler et puis alors y a radio... y a plein de trucs alors du coup... i flânent quoi’’ et puis après/
« Et c’est ce qui se passe un peu en fait(Toi, c’est ce que tu fais ?) C’est ce qui se passe un peu, c’est que j’arrive pas à me concentrer bien. C’est pas/ En fait moi la radio elle me gêne pas [...] je pourrais être dans un bruit sonore très fort (ouais) mais la moitié des gens i sont, ça les gênerait presque, moi ça me gêne pas, je suis habitué à un gros, gros bruit de fond ou rien mais du moment que la matière m’intéresse (ouais) ça va, je suis... je ferme les écoutilles et... hop ! Je suis dans mon travail (ouais) Mais en français, nan, parce que comme i faut réfléchir.
« C’est pas que je sais pas réfléchir, mais comme i faut réfléchir, déduire et tout (ouais)ça prend déjà plus de temps [...] Ce qui se passe c’est que je lis un texte, je lis les questions. I me dit alors... ‘‘Cherchez le champ lexical de ceci et cela’’ (Ouais)ça, ça va encore à peu près(Ouais) Mais alors quand i faut dire ‘‘Cherchez à montrer que l’auteur voulait montrer ceci cela’’ (ouais) déjà donc là déjà c’est... plus vague et donc i faut déjà prendre plus... large et tout, et bien... prendre/ Et ben là non. Je le lis plusieurs fois, j’essaye de trouver quelques points, et puis ouais, bon d’accord. Mais alors déjà après, je commence à me détacher un peu parce que... je crois... que quand j’en ai déjà à ma cinquantième lecture, j’ai toujours rien trouvé(ouais) Alors si ça se trouve c’est ma méthode qui marche pas. C’est p’t-être parce qu’i faut, mais... A chaque fois j’essaye de corriger, mais même quand j’essaye de lire bout par bout... essayer de comprendre ce que veut dire... j’y arrive pas trop parce qu’après je commence à m’embêter, alors après j’essaye de/ Après je change [...] ‘‘Bon, cette fois-ci je vais... changer de méthode, je vais prendre assez... je vais passer à l’analyse carrément directe, même si ça m’embête je vais passer à l’analyse’’ (Ouais) Alors je prends tous mes bouquins d’analyse [...] Alors généralement ça marche à peu près.
« Quoiqu’après, j’arrive à faire le gros(ouais)mais comme la prof elle veut toujours les détails, et ce qui est logique parce que après en première ça va être encore plus poussé (ouais), on va nous demander encore plus de détails [...] [Et puis] je fais des... paragraphes ouais mais i sont mal formés, je les forme mal parce que en fait je... ce qui se passe c’est que je trouve quelques points, que... je vois que certains points se rejoignent, que je peux faire un paragraphe (ouais), mais en fait je reste sur ce [premier] point. Je trouve pas les détails, ou rarement je trouve les détails qui peuvent expliquer ceci cela, qui permettent de... montrer, qui donnent les exemples, qui après permettent, ça c’est un joli paragraphe s’tu veux (ouais) [...] [Mais] j’y arrive tellement rarement, que c’est arrivé, en gros c’est pour dire que j’y arrive jamais. Alors du coup... je trouve, généralement je trouve à peu près mes idées (ouais) mais comme je reste sur ces idées et que j’arrive pas à trouver les autres (ouais) et ce qui me permettrait... d’expliquer, et ben... je fais un paragraphe de vingt lignes. Déjà j’écris gros mais en plus ça fait un paragraphe de vingt lignes, où en fait je tourne en rond sur les... trois ou quatre z’idées. Je fais un 8. Y a deux idées, je fais un 8 [rire], comme ça [il mime le dessin d’un chiffre imaginaire]. Et en fait j’arrête pas de tourner en rond. Et, de temps en temps... le 8 i s’écarte pour faire un 9 [rire] Mais c’est exact, c’est pas plus [...] Ou quand je commence à trouver [des analyses], je pars tellement dans des trucs... je sais pas comment (ouais) que... après j’abandonne.
« Euh ou alors de temps en temps, mais c’est rare, c’est que y a quelqu’un qui m’appelle et puis après j’ai oublié ce que je faisais(Ah ouais... oh c’est bête) ’Fin appelle au téléphone ou appelle... aussi mon frère parce qu’on est à deux dans ma chambre(ouais) Y a mon lit et puis y a une mezzanine. Et, la mezzanine c’est mon frère, et le lit c’est moi. Et y a aussi l’ordinateur. Alors quand j’entends l’ordinateur, j’ai plus qu’une envie c’est de tout lâcher et d’aller sur le ’net, nan c’est vrai en plus hein » (Didier ; père : PDG d’une PME, « études universitaires » non précisées ; mère : femme au foyer, a vendu des bijoux pendant une période, « faculté », non précisée)’

Ainsi, certaines conditions extra-scolaires du lire et du travail scolaires sur les textes sont plus propices à la mobilisation d’habitudes lectorales pragmatiques qu’à la mobilisation, pourtant attendue scolairement, d’habitudes lectorales analytiques. Cependant, les élèves ne sont pas toujours en mesure de pouvoir modifier des conditions extra-scolaires du travail scolaire insatisfaisantes : ils ne se rendent pas en bibliothèque parce qu’ils n’en sont pas familiers (Didier), ils ne lisent pas les livres l’après-midi, quand ils sont en forme, parce qu’ils préfèrent ou sont forcés de consacrer leur temps diurne à d’autres activités – ludiques, professionnelles, médicales, etc. – (Sophie, Raoul).

Par ailleurs, pour répondre aux demandes professorales, de nombreux enquêtés se rattachent à la saisie d’une intrigue, à l’identification des personnages et de leur destinée, etc., bien que cela soit inutile à l’appréhension analytique réclamée. Ce faisant, ils manifestent également la mobilisation d’habitudes lectorales pragmatiques.