Du fait de leur familiarisation précoce avec les histoires, un grand nombre d’enquêtés considèrent que celles-ci ne prennent tout leur sens que lorsqu’elles sont saisies dans leur entier. La lecture et l’étude d’extraits contrarient donc des habitudes lectorales depuis longtemps constituées. De plus, si un nombre non négligeable d’enquêtés préfèrent étudier des extraits dans la mesure où cela implique des lectures moins importantes et où cela signifie souvent des séquences moins longues, beaucoup d’enquêtés déprécient la lecture et l’étude d’extraits qui réclament des savoirs et savoir-faire donnant sens à une appréhension analytique des textes à partir d’une thématique ou d’une problématique littéraire 1191 .
Parfois la contestation d’une appréhension analytique d’extraits de texte mêle revendication d’une appréhension analytique qui ne soit pas thématique et appétence pour une appréhension participative des œuvres. C’est le cas notamment lorsque les enquêtés se sont familiarisés avec des appréhensions analytiques variées du fait de leur entourage ou de leur parcours scolaire. Ainsi, amatrice de littérature classique, et accordant de l’importance à la satisfaction d’attentes lectorales participatives, Esther oppose à une approche par extraits regroupés selon des thématiques, d’autres approches analytiques (par les conditions historiques de production des textes ou par la cohérence interne de l’œuvre) :
‘« [Au début de l’année j’avais feuilleté le manuel] du XIX e siècle et j’avais regardé, justement, et c’est intéressant, hein ! Enfin... j’ai pas retenu les dates ! [petit rire] Ni rien... ! Mais... c’est vrai que c’est intéressant quoi ça donne un petit aperçu [...] [J’aime bien] savoir... pourquoi [l’auteur] il a écrit tel livre, à quelle époque... (Hum) Euh... si ça avait une petite notion autobiographique, ou... Tu vois, je préfère ça ! (Ouais !)Mais après lire un extrait, comme ça, sauf si c’est un poème ! (Ouais) Si c’est un poème, je trouve qu’on peut se rendre compte un peu de... Mais un extrait, nan moi j’aime pas... [...] Encore, si c’est la première page... oui ! Parce que bon, là on a... on est... comme au début. Mais, non, des extraits où... on part déjà de la moitié. Nan, ça, ça me dit pas quoi... » ; « Les extraits quoi j’aime pas ça, j’aime pas couper, comme ça, un truc... On a aucun, aucune idée du contexte... On a aucune idée, 'fin... ou alors faut lire l’œuvre entière quoi ! (Hum) Mais, si on a... un truc comme ça... Expliquer ce que veut nous faire dire l’auteur... alors... dans un texte de vingt-cinq lignes, c’est pas/ 'Fin moi j’aime pas quoi » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée) ’Acteur essentiel de la constitution des habitudes de lecture de sa fille, le père d’Esther lui offre d’autres arguments supplémentaires de réticences à une approche des textes par groupements d’extraits selon des thématiques ou des problématiques, fussent-elles littéraires :
‘« Je lui en ai parlé l’autre jour [de Stendhal à mon père] quand on a... justement... quand on avait la feuille là... justement avec... en classe ! Sur Le Rouge et le noir. Je lui ai dit ‘‘Ben tiens, y avait un truc de... de... [elle cherche :] Malraux ! Et un truc de... Stendhal’’. I m’a dit [prenant le ton de la stupéfaction :] ‘‘Hou là ! C’est pas... [petit rire des deux] C’est pas du tout pareil quoi !’’ Je lui ai dit ‘‘Non non, mais c’est pour [l’étude de] la première page’’. I me fait [ton dubitatif :] ‘‘Tu lis la première page...’’. » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)’Mais, la majorité des enquêtés sont moins au fait des diverses approches analytiques et peuvent même ignorer les exigences professorales précises. Souvent, ils se sentent moins autorisés en la matière. Ainsi, plus intéressé par l’histoire – du fait de ses habitudes lectorales –, François n’a pas perçu que l’étude de quelques extraits de Carmen s’inscrivait dans le groupement thématique « Scènes de séduction et personnages séducteurs » (parallèlement à l’étude de Dom Juan, de Senso, d’un extrait des Liaisons dangereuses, etc.). Il s’étonne donc du choix des extraits qui ne permettent pas de reconstruire l’intrigue et plaint les élèves qui n’auraient pas lu l’œuvre intégralement :
‘« Carmen, on l’a... un peu moins étudié. Et... donc... Pff’ ! Les passages là en... Bon par exemple... enfin moi c’est pas mon cas mais... pour ceux qui l’avaient pas lu, i devaient pas s’y repérer ! Parce que... i savaient pas... de quoi on parlait ! Enfin bon... on passait d’un truc [ie. extrait] à un autre mais... entre l’un et l’autre, ça faisait cinquante pages quoi donc... (Ouais... !) Donc... voilà ! (Ouais, y avait pas de résumé et tout ça ?) [petit silence] Si 'fin pour les passages, mais... c’est tout ! Et y a des passages qui manquaient qui étaient... enfin qui étaient vraiment indispensables... (Comme lesquels ?) [petit silence] Euh pff’... [petit rire] Je sais pas moi... comment le... Le début on le raconte pas par exemple... Enfin... quasiment pas !(Ouais !) Pour... comment... Parce que en fait y a trois personnages principaux et... les... enfin... y a Carmen et les deux autres... I sont amoureux d’elle ! (Hum hum !) Et... y en a un des trois personnages... enfin on n’en parle pas beaucoup, et... surtout au début parce que c’est surtout lui qui le présente (Ouais !) et... franchement... y a pas beaucoup de liens logiques quoi... avec l’histoire parce que... c’est/ Vu qu’au début c’est... on n’a pas beaucoup raconté... après enfin... je sais pas mais... Enfin c’est tout ce que je vois ! C’est qu’on s’emmêle un peu ! » (François ; père : balisticien, nombre d’années d’études après le bac inconnu ; mère : sans profession, possède une maîtrise de philosophie)’Parce qu’ils sont gênés par l’étude des extraits de texte, quelques enquêtés sont contents quand, du fait de sollicitations antérieures, ils connaissent déjà l’œuvre dont les extraits sont tirés. D’autres cherchent à resituer les extraits dans ce qu’ils ont appris à considérer comme l’unité de référence : l’œuvre. Ils répondent alors à une exigence scolaire minimale de connaissance des œuvres. Mais, s’ils s’y arrêtent, ils ne répondent pas à celles d’une appréhension analytique. Selon la solidité des habitudes lectorales qu’ils ont constituées à l’endroit de la littérature et selon la familiarité de leur entourage avec l’écrit, ils s’emparent des œuvres intégrales ou en ont une connaissance indirecte par les adaptations notamment.
Un grand nombre d’enquêtés témoignent d’abord de leur souhait d’avoir une appréhension participative des textes lorsqu’ils tentent de recontextualiser des extraits dans l’œuvre :
‘« C’est mieux d’étudier... carrément le texte entier quoi [...] [parce que] on connaît le contexte, on connaît l’histoire, donc on peut comprendre ce qui se passe dans un passage précisément. C’est pour ça, je préfère avoir carrément tout le texte » ; « [Sur] des petits morceaux de texte [...] y a des choses qu’on peut pas comprendre » (Samantha ; père : électricien, au chômage ; mère : technicienne de méthode à la SCAPEL, arrêt maladie longue durée, BTS ; beau-père : profession et études non déclarées ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans)D’autres enquêtés, dont les habitudes lectorales sont souvent moins fortes et moins régulières, mais qui accordent autant d’importance à l’histoire et aux personnages pour comprendre les textes, préfèrent regarder les adaptations cinématographiques des œuvres qu’ils doivent lire 1192 . Les adaptations permettent la saisie globale de l’intrigue en un laps de temps court qui satisfait l’exigence déclarée de rentabilité temporelle : « les jeunes [...] estiment que ce temps [de lecture] n’est pas rentable, comparativement à d’autres temps libres » 1193 . Outre la rentabilité, la vision des adaptations soutient parfois des sociabilités autour des œuvres étudiées : soit parce qu’elles sont vues ensemble, soit parce qu’elles permettent à l’entourage de suivre, connaître, voire apprécier avec l’enfant ce qu’il étudie :
‘« Je sais que ma mère elle m’en a beaucoup parlé [de l’adaptation de Gatsby] [...] (Et ta mère... quand elle te parle du film, elle te disait quoi ?) Elle me parlait de Robert Redford(ouais ?)qui était super mignon [rire des deux] Nan elle m’a dit que le film lui avait beaucoup plu » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)Les adaptations sont des ressources favorisant les échanges autour de la scolarité et des œuvres étudiées, elles facilitent un accompagnement parental ou fraternel de la scolarité enfantine 1194 . Elles permettent des sociabilités autour des œuvres étudiées notamment lorsque les parents ne lisent pas le français comme c’est le cas pour Tasmina 1195 . A l’inverse, leur vision peut être suggérée par l’entourage pour permettre aux enfants de surmonter des difficultés de compréhension des œuvres :
‘« (Avec elle [ta mère], tu discutes des livres ? Que tu dois lire pour les cours de français ?) Ouais... Je dis ‘‘J’en ai marre... on doit lire... Germinal , i faisait... 400 pages, je suis fatiguée maman !’’ [petit rire des deux] Elle me dit ‘‘Ben t’as qu’à regarder la cassette et après tu le lis et après tu lis ça...’’ (Ouais, elle te donne des conseils sur euh...) Ouais... (comment i faut faire quoi) » (Najia ; père : tourneur, en invalidité depuis 5 ans après accident du travail, non scolarisé au Maroc ; mère : auxiliaire de vie en maison de retraite, bac au Maroc)’La brièveté du temps consacré à la saisie de l’intrigue facilite la compréhension en offrant moins de risque de dispersion de l’attention :
‘« Ce que les jeunes semblent ne pas supporter c’est le fait qu’un livre demande d’être approprié en plusieurs fois. Cela rompt le charme de l’histoire, et il faut en plus re-produire un effort. [...] La lecture idéale c’est celle d’un livre qui se lit d’une traite » 1196 ’Mais surtout, parce que la version audiovisuelle d’une œuvre propose au spectateur notamment une incarnation des personnages, elle facilite la compréhension de l’intrigue et l’identification des personnages. Celles-ci ne reposent alors plus seulement sur la compréhension des dialogues et des mots lus. A un personnage correspond un acteur, une personne en chair et en os, une voix. Les gestes, mimiques, décor, musique, etc. complètent les dialogues et les mots. Antérieure ou postérieure à la lecture, la vision de l’adaptation rassure certains lecteurs sur leur compréhension du texte 1197 : soit elle permet la reconnaissance d’éléments déjà connus et compris, soit elle permet un retour éclairé sur des éléments restés incompris. Quelques enquêtés recourent donc à la vision des adaptations pour comprendre certaines œuvres ou des passages, voire pour connaître indirectement les œuvres sans avoir à les lire :
‘« Je suis en train de lire des extraits [de Madame Bovary] J’ai un livre où y a des extraits les plus importants, et avec le film, je pense que ça va m’aider [...] J’aime mieux voir les films [...] pis à la rigueur après lire le livre, mais ça t’aide. Forcément... c’est beaucoup plus facile, après tu te situes mieux dans l’histoire » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)Les aides attendues de la vision des adaptations témoignent d’une appréhension pragmatique des œuvres : connaître l’histoire, comprendre des extraits par rapport à l’intrigue et à son déroulement, identifier les personnages, etc. Plus fréquentes pour les romans, elles peuvent aussi l’être pour les pièces de théâtre. Eléonore préfère par exemple à la lecture des pièces, les représentations théâtrales auxquelles elle a été initiée familialement. Car, comme elle éprouve des difficultés à effectuer les passages du texte au paratexte entre les notes et le corps du texte, Eléonore éprouve des difficultés à se repérer dans une typographie qui distingue l’annonce des personnages, les didascalies et les dialogues :
‘« J’aime mieux voir les films (Ouais ?) Ou alors aller ouais, au théâtre pour voir les pièces de théâtre, et pis à la rigueur après lire le livre » ; « J’aime pas trop trop les pièces de théâtre [...] J’aime bien aller au théâtre voir une pièce, mais... lire c’est pas évident parce que [...] i faut lire à chaque fois : ‘‘personnage machin... euh parle à personne’’ » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)’Les visions d’adaptations ou les lectures d’œuvres intégrales sont l’occasion pour un certain nombre d’enquêtés de réactiver une appréhension pragmatique des œuvres qui ne se suffit pas du seul langage verbal et repose sur la mobilisation de schèmes de perception moins littéraires et spécifiques qu’éthiques, sociaux, etc. Si leur recours n’est pas exceptionnel c’est non seulement qu’il est initié familialement, mais aussi qu’il est enseigné au collège (cf. chapitre 4). Parfois il est encouragé aussi au lycée. Il constitue alors une activité parmi d’autres qui atténuent l’univocité des contraintes lectorales contextuelles des cours de français au lycée.
Le partage se fait entre les enquêtés ayant maintenu des lectures de littérature abondantes (en comptant celles effectuées sur sollicitations scolaires), et les enquêtés n’ayant pas construit d’habitudes lectorales à l’endroit de la littérature ou cessant de lire cette catégorie de textes avec l’entrée au lycée, le choix d’options scolaires, etc. Sur l’évolution des pratiques de lecture entre le collège et le lycée de la population enquêtée, cf. infra, chapitre 9.
Ils satisfont en outre d’autres plaisirs : les amis, la télévision, les magazines, le sport et le bricolage sont des loisirs préférés à la lecture, C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 56.
F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 146.
L’investissement parental n’est pas toujours conforme aux attendus scolaires de l’accompagnement de la scolarité, cf. B. Lahire, Tableaux de familles, op. cit., 270-273 ; D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., p. 127-169.
Elles constituent une ressource que les individus non familiers de l’écrit connaissent bien. Cela se perçoit dans « La messagère » de F. Muel-Dreyfus. L’enquêtée explique que sa mère, qui ne lit pas le français et doit rester au chevet de son fils hospitalisé, a suggéré aux médecins de réaliser des cassettes vidéos accessibles à tous pour apprendre à dispenser des soins à domicile : « [Ma mère] elle voulait aller à un stage d’alphabétisation, mon père ne voulait pas. Et là dernièrement, mon petit frère est tombé très, très malade, il a été hospitalisé plusieurs mois à Paris et donc c’était ma mère qui devait aller le voir tous les jours, c’était ma mère qui discutait avec les médecins [...] elle a pris le train pour la première fois de sa vie [...] elle a pris le train, le taxi à Paris ; elle a fait plusieurs hôpitaux [...] elle a dû apprendre, elle a fait un stage pour apprendre à manipuler ; tout ça, c’est assez compliqué ; elle a discuté avec des professeurs et elle leur a donné des idées géniales ; elle leur a dit ‘‘puisque c’est comme ça, pourquoi vous n’avez pas fait une cassette vidéo, ça arrangerait tout le monde pour que tout le monde puisse apprendre’’ », F. Muel-Dreyfus, « La messagère », in P. Bourdieu (dir.), La Misère du monde, op. cit., p. 857.
F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 147.
A l’inverse, des enquêtés plus assurés de leurs habitudes lectorales et amateurs de littérature classique n’aiment pas lire des œuvres et voir leurs adaptations. Ainsi Nadine explique-t-elle : « Si je vais au cinéma, je vais voir euh... tel film et il me plaît, et... que je sais que le livre... enfin que ce film est basé à... sur un livre (hum hum) le livre je le lirai pas (mouais) bien que le... le film m’ait plu que le... l’histoire m’ait plu et tout, le livre, je le lirai pas. Même si il est euh très différent du... du film euh, ça me dira pas du tout de le lire (ouais !) je sais pas c’est... je me fais un peu une fixation euh... Nan ! Vraiment ça me plaît pas [...] Ma grand-mère en fait a la... fâcheuse... si j’ose dire, habitude de m’acheter toujours les... les livres dont j’ai vu le film avant, donc euh... moi je les lis pas quoi [petit rire] » (Nadine).