1) La diffusion des adaptations des œuvres : hexis corporelle et appréhension pragmatique

Dans la plupart des classes observées, les enseignants ont montré à leurs élèves une adaptation d’une œuvre étudiée (à l’exception des classes de monsieur C et de madame G 1198 ). Ainsi, madame A a projeté l’adaptation de Rue cases-nègres par E. Palcy. Madame B a montré le film que C. Chabrol a réalisé à partir de Madame Bovary. Madame D a passé à ses élèves l’adaptation de Dom Juan par M. Bluwal ainsi qu’un passage de l’adaptation cinématographique par J. Losey de l’opéra Don Giovanni. Madame E a diffusé une adaptation du Misanthrope avec des comédiens de la Comédie française. Monsieur F a présenté une interprétation de Bérénice avec G. Depardieu. Les enseignants accompagnent le plus souvent cette diffusion d’une observation analytique de l’adaptation. Ils suggèrent et opèrent généralement des comparaisons entre l’œuvre originale étudiée et l’adaptation. Ainsi madame B explique avoir demandé à ses élèves de remplir un questionnaire sur l’adaptation de Madame Bovary afin qu’ils saisissent « la transposition des techniques en fait, technique littéraire, technique cinématographique » avec notamment le repérage de l’usage de la voix off comme ellipses cinématographiques et sélections opérées dans l’œuvre originale. Elle a souhaité les rendre attentifs aux modifications effectuées par le réalisateur en observant et en comparant des personnages du film et ceux du roman, etc. Toutefois, ces projections ont souvent aussi pour objectif de permettre aux élèves d’avoir une appréhension pragmatique de l’histoire parallèlement à une étude plus systématique du texte. En commençant les séances consacrées au Misanthrope par la diffusion des scènes résumées en classe ou méthodiquement étudiées, madame E entend donner la possibilité de suivre les cours et de comprendre l’histoire à ses élèves qui, malgré une obligation de lecture intégrale, ne lisent que les extraits étudiés.

Ces adaptations ne correspondent pas toujours aux goûts cinématographiques des élèves. Ainsi, Marc souligne le caractère démodé des « effets spéciaux » dans l’adaptation de Dom Juan par M. Bluwal :

‘« On a vu le film aussi (Ouais !) C’est plus rapide au moins ! [petit rire] (Tu l’avais aimé ?) Nan nan, c’est... / A la fin, la statue... (ouais...) c’est quand même pas très... [pause] On voit que c’était un vieux film quoi !(Ouais ! [petit silence ; petit rire des deux])Les effets spéciaux... [petit rire] ([bas :] sont... pas terribles ?) Ouais ! [petit rire des deux] » (Marc ; père : médecin ; mère : femme au foyer ; les deux parents sont détenteurs d’un doctorat de médecine)’

Néanmoins, les adaptations sont appréciées par la majorité des élèves interrogés dans la mesure où elles leur permettent de comprendre plus aisément des textes qui leur opposent des difficultés (longueur, langue, etc.) :

‘A propos de l’adaptation de Dom Juan : « (Entre le film et la lecture... y avait une chose que t’avais préférée ?) Si j’avais préféré le film ou la lecture ? (Ouais !) [petit rire des deux] Ben je sais pas... le film c’est un peu la facilité parce que... i suffit de regarder et puis... Nan mais moi je pense/ Enfin moi c’est sûr que je préfère le film mais bon je pense que... tous les... pff’ tout le monde, tout le monde a préféré le film ! (Hum hum) Enfin sauf certai/... une, je pense ! Esther, je pense qu’elle a préféré la lecture parce que elle euh [petit rire des deux] Bon voilà quoi ! Elle aime bien lire mais bon ! Enfin ça dépend, si on aime bien lire... (hum !) c’est bien. Ou sinon moi j’avais préféré regarder la pièce. Et puis j’aime mieux voir des acteurs jouer plutôt que... parce que on se rend mieux compte ! Avec les intonations tout ça... on se rend mieux compte... ce qu’i veulent dire(Ouais !) Plutôt que de lire, on sait pas vraiment... comment on va le dire et... tout ça » (Nils ; père : ophtalmologue, doctorat en médecine ; mère : psychologue, nombre d’années d’études après le bac inconnu)
A propos de l’adaptation du Misanthrope : « ç a me permettait de comprendre [...] comme... Célimène ou... l’autre... tu vois j’avais sa tête... (Hum hum) et après tu vois... ça m’aidait à comprendre. Et... tu vois ça, ça me permettait d’être du côté de chaque personnage(Ouais !)Comme tu vois... y en a j’aimais pas [leur tête] Y en a... Voilà ! (C’étaient lesquels que t’aimais pas par exemple ?)ouais y avait... Bon d’abord Célimène au début... je disais ‘‘Ouais, celle-là...’’. Mais bon... Parce qu’avec la scène mais c’est pas la peine ! [où] y avait ses deux autres copains, les deux amants là euh... (Ouais !) Et... elle les aidait, et... en fait i sont pas intéressants. » (Ahmed ; père : ouvrier, au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité primaire des deux parents en Tunisie)’

Le maniérisme des marquis dans l’interprétation du Misanthrope par des acteurs de la Comédie française contribue sans doute à ce qu’ils soient inintéressants aux yeux d’Ahmed. Ainsi, si la vision des adaptations permet de mieux comprendre les textes et parfois d’apprécier les œuvres comprises, elle peut aussi apporter des motifs supplémentaires de dépréciation. Ton de la voix, perruques aux cheveux longs, costumes, pauses, démarches, etc., exacerbent les réactions des élèves : Radia, comme d’autres élèves de madame E, les apprécient parce qu’ils participent du spectacle et de la représentation costumée du XVIIe siècle. Ahmed et d’autres élèves enquêtés n’en sont que plus irrités par Le Misanthrope. Mais, qu’ils permettent l’expression d’une appréciation ou d’une dépréciation, les motifs du jugement relèvent d’une même appréhension des œuvres, pragmatique. En effet, l’allure, le maintien, le ton de voix, etc. non seulement informent sur le sens des propos tenus mais ils révèlent aussi des traits suscitant des sympathies et des antipathies sociales profondément enracinées. Comme l’hexis corporelle des candidats participe à la perception de leur propos par le jury lors d’un oral d’examen et influe sur leur évaluation à partir de critères plus sociaux que scolaires 1199 , l’interprétation des personnages par des acteurs favorise leur appréhension pragmatique. Ainsi, ce ne sont pas des critères de jeu que Vanessa mobilise pour dire sa dépréciation du Don Juan joué par M. Piccoli. C’est parce qu’il est un homme de « 40 ans » que cet acteur contrarie pour Vanessa la norme légitime de la séduction (un jeune homme séducteur, une femme rongée par la passion). Ce faisant, il la « dérange » et accroît sa réaction négative à l’œuvre de Molière :

‘« J’aime pas le personnage de Don Juan c’est pour ça je crois [que je n’aime pas la pièce] (Ah ouais ?) Ouais ! [petit rire des deux] (Pourquoi t’aimes pas ce personnage ?) En fait je crois que c’est... en fait, voilà ! En fait ça allait, i passait un moment. Mais, une fois que j’ai vu le film... j’aimais pas du tout, mais alors pas du tout l’acteur [petit rire] Et puis après à chaque fois que je relisais... un passage de Don Juan, ben ça me faisait penser... (Tu voyais Piccoli euh...) Ouais (En acte !) Voilà ! [petit rire des deux] I m’énervait... C’est p’t-être pour ça, ouais, je sais pas... Nan mais aussi j’aime pas trop le rôle ! J’aime pas... ce personnage ! [petit rire ; petit silence] Qui traite les femmes comme ça... je veux pas dire que bon [petit rire] Je vais pas aller défendre non plus mais [rire] Je sais pas... [petit silence] (T’aimes... quand même mieux la comtesse Livia... [dans Senso, étudié avant Dom Juan]) Mouais [rire des deux] Ouais c’est exact... (Qui se venge... [petit rire des deux] Ouais mais attends, Merteuil par exemple, ou Valmont par exemple et...) Nan, mais nan, ça me dérange pas, là / (/ Là ça te dérangeait pas ?)Au contraire, je trouve ça marrant [petit rire des deux] (Tu voyais moins le côté... ludique dans Dom Juan ?) Nan... ! Ben ! Là [adaptation récente Sex intentions] [Valmont] il est plus jeune aussi dans... Les Liaisons dangereuses donc je trouvais ça plus... je veux pas dire naturel mais bon [petit rire des deux] Le fait de voir un homme de quarante ans... comme ça dans Dom Juan , je sais pas... [petit rire des deux] ç a me dérange un peu... » (Vanessa ; père : directeur de division, bac et école de commerce ; mère : guide conférencier, bac, doctorat en microbiologie, fac d’histoire de l’art)’

A côté de la diffusion d’adaptations, d’autres activités favorisent une appréhension pragmatique des œuvres au sein des cours de français.

Notes
1198.

Madame G participe en revanche aux sorties au théâtre avec les élèves du lycée. Les représentations ne correspondent alors pas nécessairement aux œuvres étudiées en classe.

1199.

P. Bourdieu, M. de. Saint Martin, « Les Catégories de l’entendement professoral », op. cit., p. 73.