Certaines activités favorisent chez les élèves interrogés une appréhension pragmatique des œuvres : soit que leurs consignes lectorales le réclament explicitement, soit que l’exigence d’une appréhension analytique des textes soit relativement implicite. C’est le cas notamment des lectures domestiques d’œuvres non étudiées en classe et de certaines études plus centrées sur la diégèse.
Ainsi les élèves du lycée 1 et du lycée 2 ont eu à lire respectivement deux et quatre œuvres pour leur rentrée en seconde. Ils étaient prévenus d’une vérification de lecture (organisée collectivement dans le lycée 2 et laissée à l’appréciation des enseignants dans le lycée 1).
Le caractère succinct des consignes de lecture a favorisé la mobilisation d’habitudes lectorales pragmatiques fortement constituées, à côté parfois des habitudes lectorales analytiques. En plus de chercher à identifier et à mémoriser les éléments textuels essentiels des œuvres intégrales (en effectuant et en relisant des résumés des œuvres par chapitre par exemple), la plupart des élèves interrogés manifestent en effet une appréhension pragmatique des œuvres lues de manière intégrale pendant les vacances d’été. Lorsqu’ils les ont appréciées, ils décrivent, entre autres, les effets d’une participation narrative :
‘« (I me semblait qu’y avait aussiRue Cases-nègresà lire cet été) Oui je l’ai lu çui-là (Tu l’avais lu ?) Ah ouais, ben, c’est le seul que j’ai lu, parce que... il était vraiment super bien(Ouais) Je me suis dit c’est/ Parce qu’il était quand même assez gros ce livre, et puis je me suis dit ‘‘Oh ! T’façons faut bien que t’en lises un des deux hein : si c’est pas Madame Bovary... autant lire... çui-là’’. Et puis... i m’a vraiment... bien plu. Et puis c’est la première fois que j’étais sur un livre et que je pouvais pas m’en... ’Fin à chaque fois que je le posais, i fallait que je le reprenne tellement il était bien(Ah ouais ?) Ouais ça m’avait vraiment... c’était très prenant comme œuvre (Qu’est-ce qui te plaisait tant ?) Ben la vie déjà euh... de ce p’tit garçon (Ouais) Je sais pas si tu l’as lu (Nan) Nan, parce que... c’était surtout sur aussi les plantations... des sucres de canne, des trucs comme ça, c’était bien... C’était la vie... c’était un p’tit garçon qui retraçait toute son histoire(Ouais) Et il disait qu’i commençait déjà dans, avec sa grand-mère dans les champs et tout, et puis qu’i finissait il était... Il avait une bonne situation et tout, il a pu faire des études. Nan c’était vachement bien... franchement j’avais bien aimé [...] Il était facile ce livre, donc c’est pour ça en fait si ça se trouve que je l’ai aimé [petit rire] Nan mais l’histoire était très très bien » (Véronique ; père : cadre commercial, au chômage, équivalent baccalauréat ; mère : hôtesse d’accueil, études d’hôtesse de l’air)Comme le signale le 8/20 obtenu par Peggy à la vérification de lecture, une appréhension pragmatique des œuvres ne correspond le plus souvent pas aux attentes professorales d’une lecture lycéenne. C’est le cas par exemple lorsque les éléments retenus par les lecteurs ne sont pas ceux qu’une appréhension analytique centrée sur la construction de la structure narrative aurait repérés.
Une organisation de l’enseignement correspondant à une conception de l’apprentissage comme va-et-vient entre essai de production d’une analyse et retour réflexif sur celle-ci à partir de savoirs dispensés simultanément peut, comme un enseignement implicite, générer chez les élèves des difficultés et une insécurité pour la mise en œuvre des attendus scolaires 1200 . Ainsi, peu familiers avec un enseignement d’une appréhension analytique des textes passant par la mise en œuvre de telles habitudes lectorales, et peu inités aux gestes lectoraux permettant de répondre aux exigences explicites d’une appréhension analytique des œuvres (telle que l’observation de la construction d’un personnage littéraire, du traitement d’une thématique par un auteur, etc.), la plupart des élèves de monsieur F ont éprouvé des difficultés à répondre aux attendus professoraux lors des premières vérifications de lectures parallèles d’œuvres intégrales (cf. supra, I. 7. Nadine et Benjamin).
Par ailleurs, des études plus centrées sur la diégèse et la « portée symbolique » d’un texte, pour reprendre une question posée par madame E sur la nouvelle de Maupassant intitulée Boitelle, favorisent et légitiment une appréhension pragmatique en ne réclamant pas nécessairement la mobilisation de savoirs linguistiques ou stylistiques. Ainsi, comme Malika, quasiment tous les élèves interrogés de madame E ont été confortés par les questions professorales dans leur appréhension pragmatique des nouvelles de Maupassant et Le Clézio étudiées :
‘« (Tu te souviens sinon des nouvelles ? Quand j’étais là en classe vous aviez... ? [...] c’était... Boitelle et puis... La Grande vie je crois) La Grande vie ? Je m’en rappelle plus [petit silence] Ah ouais... ouais ouais ! Si, celle-là [Boitelle] elle était bien ! (Ouais ?) Quand c’est... I voulait se marier avec une Noire et là ses parents ils lui ont dit ‘‘Non’’ (Ouais ?) Ouais c’est vrai que c’est intéressant comme histoire. Même les questions elles étaient pas dures !(Hum ?) Franchement elles étaient bien (Pourquoi ? 'Fin qu’est-ce qui était... plus facile ?) ben... ça disait ‘‘Pourquoi ses parents i sont contre ? I faut relever les éléments...’’ Euh... ‘‘C’est quoi son métier... i faisait ?’’ Quoi encore ? [petit silence] ‘‘ De quelle façon elle réagit sa mère... ?’’ 'Fin tu vois, c’était facile ! [...] [L’autre nouvelle c’était] deux jumelles je crois ou deux sœurs... (Hum hum)Elles travaillent dans une usine... de vêtements ouais. Et elles... c’est des femmes qui buvaient de la bière, qui fumaient... elles discutaient... (Hum !)ça va c’était intéressant. C’est des femmes qui se laissent pas faire quoi c’est... (Ouais !) C’est des filles [rire des deux] Nan ça va c’était bien ! [...] Des filles qui se révoltent et tout ça. Si ça va c’était pas mal. Mais... (Et les questions c’était sur quoi ? Je m’en rappelle plus ?) Euh... c’était... ‘‘Quel genre de filles c’était ?’’ (Mouais)Bon c’était le genre de filles un peu rebelles et tout ! (Ouais !) Et... c’était marqué ‘‘Elles faisaient quoi après le travail ?’’. En fait après le travail elles partaient... dans un bar boire de la bière et fumer(Ouais ?) Voilà c’était ça. » (Malika ; père : pas d’indication sur la profession, au chômage, ne connaît pas ses études ; mère : ouvrière, études jusqu’en 3ème en Tunisie)’Enfin, le déroulement même des cours de français peut faire une place à l’appréhension pragmatique des textes par les élèves.
M. Millet montre qu’outre le devenir professionnel plus ou moins assuré, la reconnaissance scolaire antérieure variable, les conditions socio-économiques d’existence inégales et l’hétérogénéité plus ou moins importante du public enseigné, l’enseignement à la recherche par la recherche génère incertitude et difficultés auprès de certains étudiants de sociologie (de 3ème année à l’Université Lyon 2) vs les étudiants de médecine (de 3ème année à l’Université Lyon 1). M. Millet, Les Etudiants de médecine et de sociologie à l’étude, op. cit., p. 28.