3) Des pauses ludiques dans le déroulement des séances et des études de texte : licence autorisée

De manière ponctuelle et circonscrite, l’appréhension analytique des textes est suspendue au sein des cours de français au profit d’une appréhension pragmatique. Ces pauses constituent un élément de la dynamique des cours analysé au chapitre 6 et sont plus ou moins tolérées par les enseignants : selon le moment auquel elles interviennent – entraînement à l’étude ou simulation d’une situation d’analyse – ; selon l’assurance des enseignants vis-à-vis de la maîtrise du déroulement du cours ; selon la reconnaissance professorale de la maîtrise d’une appréhension analytique en d’autres situations par les élèves qui les suscitent. Les élèves interrogés qui les réalisent ouvertement en classe sont rares. Ils se ressemblent moins par leur maîtrise des savoirs scolaires que par des habitudes de sociabilités lectorales au sein de la salle de classe avec l’enseignant ou avec les pairs.

Au vu des notes déclarées, des copies collectées, des observations réalisées en classe, Edith fait partie des élèves dont les productions sont les mieux reçues par son enseignant. Comme d’autres élèves de monsieur F (chapitre 7), cette enquêtée rend compte de situations, comme les initiations à l’oral de français, où l’enseignant ne laisse pas le temps à ses élèves de terminer leurs analyses de texte lorsqu’elles ne répondent pas aux critères de la démarche lectorale attendue. Mais elle relate d’autres situations où, avec une camarade de classe, elle sort d’une appréhension analytique des textes. A l’inverse des premières situations où les élèves dirigent – jusqu’à ce qu’ils soient interrompus – le déroulement des études de texte, ces autres situations laissent place à la direction professorale du déroulement des études de texte : les interventions d’élèves introduisent des pauses dans une analyse dont le cadre est établi par monsieur F. Ainsi, Edith se souvient d’avoir tourné en dérision les personnages de Bérénice :

‘« (Est-ce que ça t’arrivait de discuter des textes que tu... t’avais à lire ? Soit avec des copines... ou copains ?) Ouais... ouais ouais ouais ouais (Ou ta mère... ?) [petit rire] Nan avec des copains, ouais je sais qu’avec ben Léa... on en discutait, 'fin... On faisait des espèces/ 'Fin on en parlait mais... avec nos mots quoi(Hum hum ?) Nan mais on n’en discute pas... pas beaucoup non plus quoi. 'Fin on donnait notre point de vue sur les livres et tout. 'Fin je sais qu’en plus on... 'fin on avait la même impression quoi on n’a pas trop... [aimé] Elle elle lit beaucoup et tout... moi je lis pratiquement pas... On avait à peu près la même impression quoi ça nous a... Maupassant... les poésies et le théâtre ça nous a pas bien... pas bien transportées en fait [petit rire] (Ouais... !) Donc voilà (Vous disiez quoi ? Tu te souviens ?) On disait... ben on disait que c’était nul ! [petit rire des deux] Non on se/ 'Fin on se foutait un... peu de la gueule des personnages et tout quoi (Hum !)On en parlait de notre manière. 'Fin style ‘‘Ouais... Antiochus i va se suicider, machin et tout’’. 'Fin, des âneries quoi. 'Fin pour rigoler quoi on en parlait en cours et tout [petit rire] (Au moment de l’explication en fait ?)ouais en cours, en cours ouais souvent euh ‘‘Oh la pauvre, machin, elle va pleurer’’. Ouais non... on rigolait bien [rire des deux] Non on faisait un peu... ouais ! En fait style Bérénice mais de notre temps quoi ! [petit rire] (Hum hum) C’était bien drôle... » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)’

Pour Edith, les pauses ludiques de l’appréhension de Bérénice en classe consistent en une appréhension pragmatique de la pièce et des personnages par la modernisation de l’expression des sentiments tragiques.

Rachid n’a pas le même profil scolaire qu’Edith. Il est redoublant et « a loupé » de nombreux cours durant le second trimestre. Ses productions évaluées correspondent rarement aux attendus professoraux : ses trois moyennes trimestrielles en français sont en dessous de la moyenne de la classe. Faisant le partage entre les thématiques et les points abordés en cours qui peuvent faire l’objet de contestations et ceux qui ne le peuvent pas, Rachid mesure ses interventions en classe. Parce qu’il les sait illégitimes scolairement, Rachid n’exprime pas ouvertement ses critiques de l’interprétation des textes qui mettent en cause les intentions des auteurs. En revanche, répondant à une question de madame G et prenant prétexte d’une « mauvaise ambiance » en classe, il déclare sa dépréciation d’un poème de Ponge pour son parti pris des choses : « i z’écrivent des choses... des trucs sur des choses, sur n’importe quoi. 'Fin maintenant c’est... [ petit rire] c’est les auteurs hein i font ce qu’i veulent... » :

‘« [Je me demande] comment les profs i peuvent savoir... que l’auteur i veut dire ça, je sais pas i z’ont pas connu l’auteur, je sais pas... ! P’t-être qu’il a voulu dire le contraire, ça dépend, on peut pas savoir hein... on n’est pas à la place de l’auteur (Ouais ? Et ça tu l’as dit par exemple... à la prof ou euh... ?) Non ! [sourire] Non... Parce que je pense qu’elle l’aurait mal pris quand même je lui aurais dit ça... [petit rire](Tu crois ?)Je lui aurais dit ‘‘Comment vous faites ? Comment vous... comment vous dites ça ? Vous savez même pas, vous connaissez pas l’auteur’’. Je sais qu’elle l’aurait mal pris je lui aurais dit ça (Hum ! [petit silence] Mais par exemple pour Le Platane , tu lui avais bien dit que t’aimais pas) ouais  ! Mais ça c’est pas pareil parce que je me suis dit, parce que je commen/ L’ambiance elle commençait à être... je sais pas, i commençait à avoir une mauvaise ambiance en cours, ça fait fallait que je dise un petit truc pour... [ petit rire] pour que l’ambiance elle remonte un petit peu ! (Hum hum) Voilà c’est tout. J’ai fait exprès, je me suis dit ‘‘Bon, je vais lui dire ça comme ça, ça va... on va un petit peu parler de ça pour... pour un petit peu... distraire en fait’’ (Et tu le pensais pas forcément ?) Ben si un petit peu quand même... » (Rachid ; père : maçon ; mère : agent d’entretien ; ne connaît pas leur scolarité)’

En distinguant deux situations de prise de parole, Rachid témoigne d’un sens de l’observation du déroulement des cours et d’une hiérarchisation des savoirs et savoir-faire attendus. Il sait apprécier les moments où les contestations d’options pédagogiques peuvent être dites sans être perçues comme impertinences et contestations de l’autorité pédagogique de l’enseignant. Il sait aussi qu’il est moins illégitime de dire qu’on n’aime pas un texte que de critiquer les principes d’une interprétation. Rachid profite des moments de licence autorisée en classe auxquels madame G donne le la en interrogeant l’avis de ses élèves. Il en aménage aussi, ponctuellement, lorsque le moment et la thématique lui semblent opportuns. Son souhait de « remonter l’ambiance » 1201 n’intervient pas n’importe quand mais lorsqu’il est relativement autorisé à le faire : madame G sollicite expressément l’avis de ses élèves et vient d’accepter la déclaration de goût de Philippe (qui fait partie des élèves obtenant les meilleurs résultats en français) pour Le Platane faite « pour [lui] faire plaisir » (cf. chapitre 6). La déclaration de Rachid manifeste une appréhension pragmatique du texte en jugeant le poème à partir de son contenu prosaïque.

Ainsi, parce qu’ils encadrent certaines activités proches de celles réalisées autour des textes durant le collège, parce qu’ils tolèrent des appréhensions pragmatiques des textes, parce qu’ils n’explicitent et n’encadrent pas toujours la mise en œuvre d’habitudes lectorales analytiques attendues, les cours de français en seconde favorisent, ponctuellement, la mobilisation d’habitudes lectorales pragmatiques auprès d’élèves ayant constitué de telles habitudes lectorales.

Parfois, ce sont moins les consignes et contraintes lectorales (III.) ou les textes découverts en première lecture (I. et II.) qui favorisent une appréhension pragmatique que l’appropriation par les élèves des analyses proposées ou suggérées, ou celle des savoirs et savoir-faire enseignés au sein des cours de français en seconde.

Notes
1201.

M. Millet et D. Thin décrivent de telles attitudes scolaires ; les sociabilités juvéniles exigeant tacitement de jouer le rôle d’amuseur par exemple, M. Millet et D. Thin, Ruptures scolaires, op. cit., p. 276-277.