IV. La retraduction d’éléments analytiques et leur inscription dans une appréhension pragmatique des textes

En certains cas, les études réalisées en classe constituent des points d’appui à la compréhension des textes et à la satisfaction d’attentes lectorales relevant d’une appréhension pragmatique :

grâce à ces études, les élèves ‘‘calquent’’ leurs réactions aux textes sur celles du lecteur-étalon. Ce faisant, ils quittent la posture de commentateur ou adoptent simultanément une posture de lecteur singulier (cf. chapitre 6) ;

les élèves s’approprient ces études à partir d’habitudes lectorales pragmatiques, constituées antérieurement et fortement structurantes en matière de lecture.

Les élèves « transposent et retraduisent dans leur logique [ici, lectorale] les notions qui sont susceptibles de transposition et de traduction » 1202 .

Si de façon idéale-typique l’école vise à « limiter toute polysémie qui empêcherait le bon déroulement des activités scolaire » 1203 , elle n’atteint pas toujours son objectif. On a vu par exemple que les termes mobilisés pour l’analyse des textes appartiennent parfois à un lexique appréciatif favorisant une appropriation pragmatique. Certains termes analytiques sont polysémiques. Ainsi, le terme « lecteur » utilisé pour identifier les effets des procédés stylistiques peut prêter à confusion sur son référent : est-ce un lecteur-étalon ? est-ce alors, un lecteur contemporain de la production de l’œuvre, un lecteur virtuel des théories de la réception, etc. ? est-ce plutôt le lecteur singulier qu’est tel ou tel élève ? Les utilisations « malheureuses » de ce terme par les élèves (comme Eléonore, cf. supra, I.6.) constituent des retraductions de savoirs scolaires. En effet, les élèves intègrent dans leur commentaire une formule scolaire tout en lui donnant un autre sens que celui attribué par l’institution. Ils l’associent à ce qu’ils ont eux-mêmes ressenti et non aux réifications des effets produits par telle ou telle figure de style.

Mais la polysémie n’est pas une qualité intrinsèque des termes et l’invention de termes spécifiques ne suffirait pas à contrecarrer de telles « transpositions » qui sont bel et bien le produit d’une « appropriation » par les élèves des savoirs spécialisés. « L’ambivalence, la dualité, la mixité [d’un élève traversant des relations sociales diverses] se marquent [parfois] par une tentative malheureuse d’employer des éléments de langage scolaire (vocabulaire, syntaxe...) » 1204 sans adopter un rapport analytique à celui-ci. Cela apparaît par exemple lorsque Yannick évoque une nouvelle de Le Clézio dont il a étudié un extrait en classe :

‘« La Grande vie en fait c’était... deux filles, Pouce et Poussy, qui travaillaient dans une en/... c’était une usine. Et puis... elles se racontaient tout le temps le même truc le soir. Elles s’imaginaient des rêves où... ouais, qu’elles se retrouvaient en Californie, ou je sais pas quoi [petit rire] Et voilà quoi (Hum) Puis... ouais, en plus l’histoire elle était... Et puis c’était bien parce qu’on aurait bien aimé savoir si... si ce rêve i s’est réalisé ou pas (Ouais ! [petit silence] Et toi tu... t’avais imaginé ?) Euh pff’... j’avais... moyennement imaginé en fait, ça dépendait en fait. J’essayais de m’imaginer par rapport à ce que disait la prof... mais comme y avait beaucoup de solutions c’était dur à imaginer en fait... (Hum) ouais, voilà (Parce que/ Tu te souviens ce qu’elle avait dit justement la prof ?) Euh... j’y avais noté... je l’ai noté [il relit son cours, puis me le lit :] Ouais voilà... ‘‘C’est un décor qui crée des hypothèses de lecture, des personnages surprenants et attachants.’’ Ouais donc... ouais, voilà, y avait pas mal d’hypothèses donc... i fallait en trouver une ! » (Yannick ; père : ouvrier RVI à la retraite, « BEPC » ; mère : assistante maternelle, « BEPC »)’

Son expérience lectorale se calque sur le cours donné par madame E. Yannick n’inscrit pas immédiatement l’analyse du début de la nouvelle parmi les savoirs sur les débuts de récits : si le début de La Grande vie autorise des « hypothèses de lecture » variées (cours de madame E), celui de Boitelle et ses personnages sont « programmatiques » (cours de madame G). Cet enquêté se saisit de l’analyse en classe pour apprécier l’étendue des possibilités des évolutions des personnages et imaginer des fins diverses à la nouvelle. Pour Yannick, l’expression « hypothèses de lecture » renvoie directement à son incertitude quant à la suite de l’extrait étudié.

En plus de pointer le caractère utopique de l’univocité langagière, l’analyse que l’on mène de la « transmission culturelle » comme « reconstruction » et « appropriation » 1205 éclaire ces transposi­tions et retraductions. Sans éluder ce qui est appris et ce qui fait l’objet d’enseignement, une telle analyse permet en effet de pointer que celui « qui incorpore [...] des habitudes, des manières de voir, de sentir, d’agir, s’approprie des gestes, des raisonnements pratiques ou théoriques, des manières de dire ou de sentir, etc., en fonction de ce qu’il est déjà, c’est-à-dire en fonction de son stock d’habitudes incorporées au cours de ses expériences sociales antérieures » 1206 .

Les retraductions des explications de texte, ou de certains éléments de l’analyse seulement, dans une appréhension pragmatique détournent de manière plus ou moins évidente l’appréhension analytique qui en est le point de départ. En raisonnant par analogie avec l’appropriation éthico-pratique des questions politiques, on peut dire que ces détournements ont lieu lorsque les élèves se saisissent d’une question professorale, déjà constituée littérairement, à l’aune d’autres références (leurs expériences lectorales) 1207 . Ces détournements sont favorisés par les proximités diverses des explications de texte et des habitudes lectorales déjà constituées 1208 . Les élèves paraissent alors imperceptiblement conduits à réactiver ces habitudes. Ces détournements ne sont pas forcément pensés comme tels par les élèves mais manifestent leur inclination à jouer le jeu de l’école. Aux dépens parfois des élèves, ces détournements et leurs appréciations professorales montrent encore qu’« il ne suffit pas de jouer le jeu de l’école pour jouer gagnant » 1209 . En effet, leur explicitation en situation d’évaluation scolaire peut être disqualifiante lorsqu’elle fait apparaître la moindre maîtrise des savoirs et savoir-faire spécifiques attendus. Néanmoins, elle a vraisemblablement des conséquences diverses 1210  : il est sans doute moins disqualifiant scolairement de calquer ses réactions aux textes sur celles du lecteur-étalon, identifiées lors d’une explication de texte, que d’appréhender La Peste comme un livre à suspense parce que l’explication professorale invite à nommer le narrateur. Si de telles variations sont possibles c’est que ces retraductions sont opérées par des élèves maîtrisant inégalement les savoirs et savoir-faire analytiques, et dépendent d’abord de la force des habitudes lectorales pragmatiques antérieurement constituées.

Les quelques cas reconstruits de retraductions de savoirs scolaires explicitées en entretien, et non en situation d’évaluation scolaire, soulignent la variété des savoirs scolaires appropriés, des ha­bitudes lectorales pragmatiques réactivées, des rapprochements opérés entre telle catégorie de textes et telle autre ou entre expériences lectorales et textes étudiés, etc.

Notes
1202.

R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 150.

1203.

G. Vincent, B. Lahire, D. Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », op. cit., p. 34.

1204.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 229-230.

1205.

De façon idéale-typique l’appropriation des espaces domestiques peut servir à la compréhension d’autres appropriations : l’appropriation des espaces domestiques par des individus de milieux populaires ne correspond pas aux vues des architectes d’intérieur, Y. Delsaut, « L’inforjetable », Actes de la Recherche en Sciences Sociales n°74, 1988, p. 83-88.

1206.

B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 206.

1207.

Il y a effet de détournement « lorsque telle ou telle question déjà constituée politiquement par tel ou tel groupe politique [...] ne l’est pas pour ceux qui, éloignés de la logique de la production de la problématique par leur incompétence statutaire, ne peuvent l’appréhender que comme une question de l’expérience ‘‘pratique’’ appelant une réponse pratique », P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 505.

1208.

On peut supposer à l’inverse que lorsque l’objet d’enseignement est ‘‘totalement’’ nouveau et ne fait écho à aucune expérience sociale antérieure, les modifications générées par son appropriation sont moindres. Cf. supra, I. 5., les rapports d’Emmanuel à l’enseignement de l’analyse des personnages et des procédés stylistiques. Si cet enquêté s’approprie sans trop de difficultés et sans « retraduction » les savoirs et savoir-faire permettant l’analyse d’éléments stylistiques (vs ceux permettant l’analyse des personnages), c’est que ces savoirs et savoir-faire sont nouveaux et que leur mobilisation est circonscrite au contexte scolaire de lecture.

1209.

D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., p. 278.

1210.

Le matériau ne permet pas de réaliser une analyse systématique des jugements scolaires effectifs de ces retraductions.