1) Etre sensible aux procédés stylistiques : éprouver les sentiments des personna­ges

a. Marie et la compassion

Au vu des copies collectées et de l’entretien réalisé, Marie maîtrise indubitablement les savoirs et savoir-faire analytiques attendus en seconde en cours de français. Les notes des huit devoirs qu’elle m’a remis s’échelonnent de 13 à 17.5/20 (15.5/20 ; 16/20 ; 17.5/20 ; 14.5/20 ; 14.5/20 ; 13.5/20 ; 16.5/20 ; 13/20). Cependant, en analysant les textes tel qu’on le lui demande, Marie parvient difficilement à satisfaire un quelconque plaisir lectoral. Cela l’amène à opposer les lectures-plaisir et les lectures-travail tant du point de vue des textes étudiés que de celui de l’appréhension des textes. Parce que Marie n’éprouve cette opposition que depuis la classe de seconde, elle est portée à exprimer plus vivement sa distance à la lecture lycéenne :

‘« J’aime pas trop le français en fait donc... (Ouais [petit rire]) Ben pourtant en fait en... au collège ça allait quand même (ouais) j’étais plus français que maths. Puis cette année je suis quand même beaucoup plus maths. D’ailleurs je vais faire S l’année prochaine donc... (T’as décidé... cette année en fait) Ouais (Avant tu...) Ben on m’avait déjà dit ‘‘Faut faire S tout ça parce que... y a plus de débouchés’’ (Ouais) Mais j’étais plus littéraire. ’Fin j’avais p’t-être des meilleures notes en maths mais... j’étais plus, ’fin... je me sentais plus à l’aise en français, mais cette année pas du tout [...] C’est vrai qu’en quatrième troisième on avait une prof, bon on suivait le programme pareil, mais elle était... ’fin elle nous intéressait déjà plus, elle nous ouvrait... l’esprit sur différents thèmes(hum hum) et euh... c’était plus intéressant (C’était plus sur justement la drogue ou... ce dont tu m’as parlé) Non non avec elle on avait étudié... Une Saison blanche et sèche [...] C’est vrai que c’était des, ’fin... c’était vraiment qué/ En plus l’Apartheid, ’fin moi j’aime beaucoup. C’est tout juste ’fin si je savais ce que c’était mais c’était pas trop... ’fin j’étais pas impliquée dedans quoi (Ouais) Puis de lire le livre ça m’a beaucoup appris » ; « J’aime bien lire mais... mais les classiques j’ai du mal à m’y mettre quand même [petit rire] mais bon... » (Marie ; père : gestion de production, « fac » ; mère : comptable, BEP puis cours par correspondance)’

Pour Marie, depuis la seconde, il s’agit, d’un côté, d’étudier des textes de littérature classique en mobilisant des savoirs et savoir-faire analytiques, et en mettant en suspens la réalisation de liens et de va-et-vient entre textes lus et réflexions extra-littéraires. Il s’agit, d’un autre côté, de lire notamment des romans et des témoignages qui relèvent rarement de la littérature classique, d’être touchée et captivée par une histoire et des personnages, d’éprouver de l’empathie à leur endroit et, à l’occasion, de faire travailler les schémas de l’expérience, d’apprendre la vie et de découvrir le monde à travers la littérature. Marie ne conçoit pas/plus qu’une telle expérience lectorale soit possible lors d’une analyse de texte :

‘« C’est vrai c’est pas le même usage, ’fin... [pour les études de texte] on va s’arrêter sur des détails puis quand je vais lire chez moi un livre je vais pas m’arrêter pour voir si c’est une métaphore, une comparaison ou... si cette anaphore c’est pour donner un effet de... persuasion ou... (Ouais) ’Fin ici quoi [ie. hors école] je lis mon histoire, je suis dedans, je suis avec mes personnages, mes décors et puis c’est tout alors que là c’est... c’est pas du tout pareil » (Marie ; père : gestion de production, « fac » ; mère : comptable, BEP puis cours par correspondance)’

Pourtant, c’est bien ce qui s’est produit, comme malgré elle, lorsqu’elle a lu et étudié Souvenir de la nuit du 4 de Victor Hugo. Elle explique :

‘« [Etre touchée par un texte étudié] ça va dépendre si le texte i va m’intéresser(Hum) Par exemple... on avait étudié... [en feuilletant ses copies :] Bon là c’est quoi ça ? Oui ben çui-là [incipit de L’œuvre] je l’ai lu en fait pour le contrôle mais je veux dire... i m’a pas touchée quoi (Ouais) ’Fin l’histoire a l’air intéressante, mais... Mais sinon je crois que c’était un poème de... [tombant sur sa copie] Ben c’est çui-là, c’était un poème donc de Victor Hugo. Je l’avais fait chez moi donc à force de le lire, on... on est vraiment bien dedans et c’est vrai que bon ben... ce qu’i raconte... c’est triste quand même, parce que c’est un p’tit garçon qui se fait tuer pour rien du tout en fait et c’est sa grand-mère qui pleure et... qui en veut aux soldats de Napoléon, et euh... Ouais c’est vrai que çui-là i... il était bien » (Marie)’

Marie attribue les émotions ressenties lors de ses lectures aux caractéristiques des textes lus et étudiés. Contrairement à l’incipit de L’ œ uvre, Marie a été touchée par le texte de Hugo. Elle n’est pas restée indifférente à la thématique de la mort d’un innocent. Mais cette thématique n’est sans doute pas le seul élément lui ayant permis d’apprécier ce texte alors même que d’une part elle ne cherchait pas à satisfaire ses intérêts de lecture extra-scolaires ; et que, d’autre part, dans sa tension pour répondre conformément à la demande scolaire, elle refoulait des habitudes de lecture plus propices aux réactions affectives aux textes. Malgré sa première opposition entre ses usages des textes lors des études et des lectures-loisirs, il semble que c’est justement en cherchant à savoir « si cette anaphore c’est pour donner un effet de... persuasion », « à force de lire » l’extrait pour répondre aux questions professorales qu’elle est revenue à des émotions et des ressentis lectoraux appréciés et généralement satisfaits à l’occasion de lectures extra-scolaires. L’une des questions posées était :

‘« En renvoyant précisément au texte, citez trois passages dans lesquels le poète agit sur les sentiments du lecteur. Définissez les procédés dont il se sert pour cela. »’

En étudiant ce poème selon les consignes professorales, et donc simultanément à une appréhension analytique, Marie paraît avoir insensiblement calqué ses réactions sur celle du lecteur-étalon : compassion pour la grand-mère, sentiment d’injustice vis-à-vis de la mort de l’enfant innocent, etc. Or ce sont autant d’émotions que Marie éprouve lorsqu’elle lit en contexte extra-scolaire, qui la rapprochent de « [ses] personnages » et qui lui permettent de satisfaire des attentes lectorales relevant d’une appréhension pragmatique des textes.

L’appréhension analytique qu’a eue Marie de ce texte a été validée scolairement. Elle a obtenu 17.5/20 à ce devoir. Les annotations générales de madame A étaient : « Réponse I 5 trop développée et II 2 pas assez. Mais le texte a été très bien analysé. Travaillez seule ». Parmi les copies que Marie m’a remises, c’est celle obtenant la meilleure évaluation. Mais le regard analytique porté sur le texte a suscité un regard ému. L’analyse de texte a servi de point d’appui à la réactivation d’habitudes lectorales refoulées. L’étonnement de Marie à l’égard de cette expérience lectorale éprouvée vis-à-vis d’un texte lu et étudié en contexte scolaire laisse supposer que cette enquêtée s’est laissée détourner de/par l’appréhension analytique des textes plus qu’elle n’a souhaité détourner cette dernière.