b. Eléonore et le dilemme d’Andromaque

Elénore a eu 10.5/20et 11.5/20 aux deux devoirs qu’elle m’a remis.

Lorsqu’elle lit en dehors du contexte scolaire, Eléonore apprécie de se laisser envahir par des sentiments intenses. Elle est comblée lorsque les personnages des œuvres lues sont portés par de tels sentiments et lui donnent la possibilité de les ressentir par empathie. L’Alchimiste, Une Vie, Mort à Venise, La Symphonie pastorale, lus durant la période collégienne ou durant l’été précédant son entrée en seconde, lui ont offert de telles satisfactions. A l’inverse, elle n’a pas vraiment apprécié L’Etranger. Ses émotions ont été refreinées par le regard de Meursault sur la vie. Ce regard propre à banaliser des événements exceptionnels :

‘« L’Etranger, ah oui c’était le type là... - justement c’est mon frère qui m’a conseillé de le lire (Ouais) - et... et je sais pas j’ai trouvé ça bizarre comme histoire. I m’a dit ‘‘Ouais c’est bien, c’est pas mal et tout’’, alors qu’en fait moi j’ai pas tellement aimé(Ouais ?) Je trouve ça... C’était une histoire complètement banale en fait, c’est... Y avait rien d’extraordinaire, ou de magique, nan rien du tout. C’était... I racontait sa vie quoi en gros (Ouais) Et j’ai pas trouvé ça... super intéressant. J’ai pas détesté mais... parce que c’était facile à lire(Ouais) C’était... pas un langage trop compliqué, forcément, donc... j’ai pas détesté mais c’est pas... un livre qui m’aura marquée à vie quoi » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)’

Eléonore attribue l’intensité de ses émotions lectorales au seul contenu de l’œuvre (caractéristi­ques des personnages, intrigue, écriture littéraire). Il semble cependant qu’un regard orienté sur ces éléments textuels peut l’aider à satisfaire ses attentes lectorales. En effet, elle n’apprécie pas Andromaque en première lecture :

‘« Je confonds Andromaque et Horace, donc c’est très simple... Puis tu peux pas m’aider là ? [rire] (Andromaque... y a un mec amoureux d’elle et... qui la fait prisonnière mais... elle est pas amoureuse de... lui... y a son fils aussi normalement qui doit êt’ sacrifié tout ça) Ah oui voilà c’est ça, oui ça j’ai pas aimé du tout, pourtant c’est... La prof elle adore ça(Ouais ?) Je sais pas, elle a trouvé ça... entre Andromaque et Horace, elle a trouvé ça beaucoup moins rasoir que... Horace, alors que moi j’ai préféré Horace , personnellement(Ah ouais ?) Ouais, c’est pas du tout dans le style [ie. à cause du style] parce que le style est exactement le même » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)’

En évoquant l’étude réalisée sur Andromaque, elle nuance toutefois son avis. Cette étude lui a permis de satisfaire un de ses intérêts de lecture. C’est en étudiant « phrase par phrase » une tirade d’Andromaque qu’Eléonore a ressenti les sentiments du personnage tragique :

‘« Moi j’avais étudié une tirade de... Andromaque [...] C’est vrai qu’en fait tu regardes c’est... Tous les mots ont vraiment un... sens. Puis quand tu lis comme ça tu te dis... ‘‘Ben tant mieux pour elle quoi’’ [petit rire] Et après quand t’étudies vraiment... phrase par phrase t’as... tu ressens vraiment ce qu’elle est [...] J’ai bien aimé ça [...] Puis çui-là [de passage], celui qu’elle avait choisi [la prof] il était vraiment assez intéressant [...] C’était au moment où elle lui disait qu’elle voulait pas revivre avec lui, qu’elle voulait rester avec son fils ou alors plutôt mourir, et... enfin c’était gai quoi mais bon. Et j’ai bien, j’ai mieux... enfin, ouais, j’ai... éprouvé plus de plaisir entre guillemets... à étudier phrase par phrase » (Eléonore)’

L’étude linéaire accompagnée semble avoir permis à Eléonore de se sentir plus proche du personnage d’Andromaque, d’éprouver mieux ses sentiments. Parce que l’étude réclame une analyse des sentiments du personnage, elle lui permet d’ancrer la tirade dans l’univers des possibles des sentiments humains et d’en éprouver de nouveaux. En ce sens, Eléonore a pris appui sur l’explication de texte pour réinvestir ses habitudes lectorales pragmatiques à l’endroit de la littérature. Elle l’a retraduite dans l’ordre de ses attentes lectorales littéraires.

La retraduction des savoirs analytiques ne découle pas de leur nature (et pas non plus des identités sociales des lecteurs, imputables à telle ou telle variable comme le genre par exemple) mais des habitudes lectorales et scolaires constituées par les élèves. Cela apparaît dans le fait que tous les élèves ne se saisissent pas de la même manière qu’Eléonore des études de textes portant sur les sentiments. Par exemple Marie-Eve n’inscrit pas dans une appréhension pragmatique l’enseignement du lieu commun littéraire de la passion amoureuse effectué à partir d’un calligramme d’Apollinaire. Cet apprentissage complète sa connaissance analytique de la littérature :

‘« [Parmi les poèmes étudiés] y en a certains qui étaient pas clairs tout de suite ! Euh... par exemple certains petits calligrammes d’Apollinaire où... Y en avait un c’était ‘‘Mon cœur pareil à une flamme renversée’’. Bon sur le moment j’ai pas compris ce qu’i voulait dire... Ma foi... (Et maintenant ?) Oui ! Ben maintenant, oui, la prof nous a expliqué ce qu’i voulait dire que... [petit silence] Mais sinon... (I voulait dire quoi ?) [petit rire des deux] Que... elle nous a dit que quand on était... I faut que je m’en rappelle parce que je l’ai pas noté en plus... ! [petit rire des deux] Euh ! Quand on mettait une bougie à l’envers, elle brûlait encore plus fort ! (Hum hum) Et que... le symbole de la flamme renversée c’était... c’était encore une histoire de... donc bien sûr le parallèle avec la flamme amoureuse et tout ça (Hum hum) Et... je sais plus c’était... que c’était un peu... parallèle à... une certaine douleur qu’il avait... P’t-être une déception amoureuse ou quèque chose comme ça (Hum !) Je crois que c’était ça ! [petit rire ; un peu paniquée de n’avoir pas parfaitement retenu le cours] » (Marie-Eve ; père : ingénieur en fluides, bac+5 ; mère : statisticienne, bac+5, économie)’

Ce sont les études d’autres textes, qui font écho à certaines de ses habitudes lectorales, qui, en dégageant notamment les intentions textuelles, amplifient les réactions participatives de Marie-Eve.