b. Kamel et l’éducation au XVIe siècle

Depuis qu’il est au lycée, Kamel ne lit quasiment plus de littérature en dehors des cours de français. Cela lui arrivait occasionnellement au collège : il avait lu par exemple plusieurs romans d’A. Begag après avoir découvert Le Gône du Chaâba. Les bandes dessinées de sa petite sœur sont les seules lectures de fiction extra-scolaires qui lui restent. Kamel préfère prendre connaissance de l’actualité qu’elle soit sportive ou politique – locale ou nationale – et mémoriser les informations susceptibles de nourrir des sociabilités.

Parallèlement, il rencontre diverses difficultés dans la réalisation des lectures scolaires depuis qu’il est au lycée :

- des difficultés à lire et à comprendre les textes longs et au rythme narratif lent comme Madame Bovary, à la langue, au style et à l’univers qui diffèrent de ses préoccupations et habitudes lectorales. Il dit par exemple des Chroniques italiennes : «  ç a c’est un livre du style... faut relire les passages... à plusieurs reprises pour comprendre » ;

- des difficultés à répondre adéquatement aux questions posées sur les textes (« des questions qui embrouillent »).

Les notes figurant sur les copies que Kamel m’a remises témoignent de la fréquente inadéquation de ses réponses aux attentes professorales : 7.5/20 ; 8.5/20 ; 12/20 ; 8/20 ; 10/20 ; 6.5/20 ; 4/20 ; 7/20.

Au cours de l’entretien, Kamel mentionne cependant quelques textes qu’il a lus sans peine. Il en va ainsi de L’Ecole des femmes. Ayant étudié cette pièce en troisième, il l’a relue sans éprouver de difficultés : « Molière je l’avais d’jà fait l’année dernière, c’était/ Celle-là elle était facile... ». Cette facilité de compréhension contribue à son appréciation de la pièce : « L’Ecole des femmes, celle-là... elle m’a plu... mais... (ça t’a plu pourquoi ?) ç a m’a plu... Je l’avais, je l’ai bien comprise et tout... et puis c’tait... y avait de l’humour ».

Il apprécie également les textes de Rabelais et Montaigne et l’étude dont ils ont fait l’objet. Cette étude vise notamment à découvrir les positions de ces deux figures de l’Humanisme sur l’éducation à partir d’un groupement de textes. Elle vise aussi la constitution ou la consolidation de savoirs et savoir-faire permettant l’étude de textes argumentatifs. Passant sous silence l’étude des procédés stylistiques, Kamel évoque le premier aspect de l’analyse :

‘« Par exemple sur l’Humanisme, on parlait... de l’enseignement... qu’y avait à l’école et tout, et quoi comment ça se passait dans le temps [...] Montaigne ouais, et Rabelais [...] I voulaient un enseignement... où i fallait pas apprendre... bêtement par cœur [...] I voulaient qu’y ait de la réflexion, et... un jugement personnel de l’élève, c’était sur ça ouais. » (Kamel ; père : soudeur ; mère sans profession ; sont tous les deux allés à l’école en Algérie)’

Kamel a retenu de l’étude en classe d’une part ce qui fait écho à certaines de ses habitudes lectorales extra-scolaires non littéraires et d’autre part ce qui lui permet de les réactiver. Il a construit le sens de ces textes en les ancrant dans un savoir historique plus que littéraire ou stylistique. Par une « attention oblique » 1212 , il retraduit l’appréhension analytique des textes en l’inscrivant dans l’ordre de ses intérêts lectoraux didactiques. On pourrait dire avec R. Hoggart qu’« il sait en prendre et en laisser » et que ce qu’il prend est ce qui fait sens à ses yeux et ce qui ressemble à certaines de ses habitudes lectorales. Cette retraduction est également facilitée par les options pédagogiques de ses enseignants de français et d’histoire mettant en évidence le contexte historique de production des œuvres. En français, les élèves de madame A ont eu à lire sur leur manuel de littérature des textes présentant les conditions de production des œuvres de Montaigne et Rabelais. Avec leur enseignant d’histoire, ils ont étudié « Humanisme et Renaissance » :

‘« Montaigne et... Rabelais, c’est... Y a plein de choses autour du texte ça fait on doit... elle nous indique... les pages qu’on doit lire(ouais) avant parce que / (/ C’est elle qui dit ?) Ouais elle nous le dit (Hum... Et tu les as lues ?) Ouais je les ai lues [...] (C’était sur quoi ? c’était sur la vie des... des auteurs ou c’était sur euh...) Ouais, euh... Eux i parlent de la vie des auteurs... ouais, ouais ouais et... ce qui, sur... Ben ce qu’on a fait en français en fait [...] Et après on l’a refait en détail en histoire, et i fallait l’expliquer, on l’a refait en histoire ça (Ah ouais ?) Ouais, parce qu’on fait Humanisme et Renaissance en histoire [...] (Donc du coup en français et en histoire vous avez fait les mêmes trucs) Euh... oui sur un auteur quoi [...] Après on l’a refait en détail en histoire. Si j’avais bien compris ça » (Kamel)’

Des habitudes lectorales visant la satisfaction d’intérêts lectoraux didactiques trouvent à se réactiver au sein des cours de français à l’occasion d’une perspective d’étude faisant une large place à l’éclairage des textes par leurs conditions de production. La réactivation de ces habitudes tend alors à évincer une appréhension analytique des textes qui repose sur une étude des procédés stylistiques.

Notes
1212.

R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 287.