3) Des rapprochements plus hétérodoxes

a. Adeline et les faits divers

Adeline a redoublé le CP et la sixième. Relativement bonne en troisième et notamment en français et en langues, elle est passée en seconde d’enseignement général avec le soutien de ses enseignants. Elle a même été incitée à faire du russe pour éviter le lycée de secteur. C’est pour cela qu’elle est scolarisée au lycée 1. Elle rencontre de grandes difficultés dans le déroulement de sa scolarité lycéenne et pense être/se réorienter en BEP en fin d’année. Aux 2 devoirs qu’Adeline m’a remis, elle a obtenu : 5.5/20 et 5/20. Elle se plie néanmoins à la plupart des obligations lectorales scolaires. Par ailleurs, elle aime lire et lit de nombreux témoignages, biographies et histoires vraies romancées, et régulièrement la presse locale et la presse à scandale.

L’étude des Chroniques italiennes orchestrée par madame A comporte plusieurs aspects. L’un d’eux consiste en l’analyse du travail de réécriture des faits divers effectué par Stendhal. Les élèves sont par exemple invités à étudier les interventions de l’auteur informant le lecteur de ses prises de décision quant à la suppression de certains passages des textes dont il s’inspire. Un autre aspect de l’étude s’intéresse au rythme narratif et à la structure de chaque nouvelle. Enfin, une synthèse sur la mort et l’amour dans le recueil a clos l’étude de l’œuvre.

En soulignant que Les Chroniques italiennes sont inspirées de « choses vraies » et abordent des thématiques morbides comme le viol, Adeline manifeste son attention aux études réalisées en classe. Toutefois, elle n’étaye pas sa description du recueil par l’évocation de l’étude des procédés stylistiques suivie en classe. Si elle met en avant les deux premiers éléments c’est sans doute parce qu’ils font écho aux lectures qu’elle réalise hors du contexte scolaire, et parce qu’ils rejoignent des caractéristiques textuelles appréciées. Adeline retraduit dans l’ordre de ses attentes lectorales, les études qui sont faites en classe :

‘« Les Chroniques italiennes j’ai bien aimé (Ouais ?)ça dépend... ça dépend lesquelles [...] Y en a une [nouvelle] je crois j’ai bien aimé... parce qu[e l’héroïne] elle se faisait violer [petit rire des deux] Elle se faisait violer et tout. Et puis nan c’était bien. Ça dépend parce que en fait... c’est aussi des... des choses vraies qui s’est passé... C’est pour ça, quand c’est vrai ça... (T’aimes mieux) Voilà... puis même comment i s’appelle ? L’Enfant sacrifié [que j’ai lu en dehors des cours de français et apprécié] c’était aussi... un fait divers » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’

Les études menées en classe sur Les Chroniques italiennes permettent à Adeline de réactiver des habitudes lectorales pragmatiques.

Cette enquêtée établit explicitement un lien entre ses lectures scolaires et extra-scolaires. Elle fait fi de la plus ou moins grande légitimité scolaire des œuvres qu’elle rapproche. Quelle que soit la légitimité de leurs auteurs, des œuvres sont comparables lorsqu’elles ont thème commun ou lorsque leur matière, ici les faits divers, est identique. C’est la satisfaction d’intérêts de lecture similaires qui conduit Adeline à rapprocher ces deux textes 1213 .

En riant, Adeline qualifie ses lectures extra-scolaires de « lectures sadiques » :

‘« J’aime bien aussi Détective(Ouais ?) Ouais Détective... Sur les meurtres [petit rire des deux] Je suis sadique [petit rire] Mes lectures elles sont sadiques [petit rire]. Nan Détective... parce que c’est intéressant... les meurtres. ’Fin... c’est tout ce qui passe à la télé, puis en plus approfondi hein » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’

Entre tous les récits de vies difficiles, ceux de femmes violées, lus chez sa grand-mère dans le magazine Détective ou dans des témoignages tels L’enfant sacrifié ou J’avais douze ans, satisfont particulièrement des intérêts lectoraux cathartiques :

‘« L’Enfant sacrifié c’est un peu du même style [que J’avais douze ans] Sauf que elle elle se fait avorter, parce que... quand elle a été jeune, son père il l’a violée, et... sa mère aussi elle avait été violée, et vu qu’elle savait qu’elle attendait une fille, elle voulait pas que ça recommence, comme c’était une sorte de malédiction » (Adeline)’

La thématique du viol revient comme un leitmotiv durant l’entretien. Elle apparaît dès le début : Adeline ayant refusé que l’entretien se fasse chez elle, il a lieu dans une salle de permanence du lycée entre midi et deux, habituellement investie par des élèves qui souhaitent travailler. Pour qu’on ne soit pas dérangées par d’éventuels passages d’élèves, je ferme la porte de la classe à clé. Adeline commente en riant « Tu vas pas me violer au moins ». Le rire partagé à l’évocation de cette thématique à propos des Chroniques italiennes et d’autres lectures est une réaction à un comique de répétition ou à l’expression d’une obsession.

Le recueil de Stendhal constitue le seul livre étudié en seconde qui plaise véritablement à Adeline. Cette appréciation se comprend d’une part lorsqu’on sait que l’étude effectuée en classe invite précisément les élèves à porter leur attention sur des thèmes qui ne la laissent pas indifférente. Elle se comprend d’autre part lorsqu’on constate qu’aux yeux de cette enquêtée, il prend tout naturellement place parmi ses lectures extra-scolaires. En comparant Les Chroniques italiennes aux autres textes étudiés, Adeline dit apprécier les textes « qui sont tirés d’une histoire vraie  ». Elle ajoute «  ç a ça me prend, autrement les trucs... du style... l’humanisme ou... les poèmes, je m’en fous ».

Notes
1213.

C. Détrez constate également que, pour certains lecteurs, les romans du XIXe siècle et les romans sentimentaux de B. Cartland satisfont des attentes lectorales semblables, C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 484-485.