b. Emmanuel et l’allégorie de la guerre

Le plaisir qu’a pris Emmanuel à lire La Peste découle aussi d’une retraduction de l’appréhension scolaire des textes. En effet, en début de lecture, Emmanuel apprécie peu le roman d’A. Camus. Il réalise scrupuleusement son travail scolaire sur l’œuvre sans attendre des satisfac­tions lectorales participatives. Comme les consignes de lecture professorales l’y invitent, il effectue des recherches sur une encyclopédie. Il apprend que ce livre est une allégorie de la seconde guerre mondiale et que la propagation de la peste constitue une image de l’invasion allemande. C’est sur la base de cette élucidation, recevable scolairement, qu’Emmanuel a apprécié le roman. Toutefois, cet enquêté inscrit cette appréhension analytique (symbolique) qui éclaire le texte moins dans les savoirs et savoir-faire interprétatifs que dans une logique participative. Ce n’est pas la manière dont A. Camus rend compte d’une réalité historique par le biais d’un traitement littéraire particulier qui séduit Emmanuel. Ce dernier a apprécié le livre parce que cette image – l’allégorie de la guerre – lui a permis de vivre pleinement le texte :

‘« Camus La Peste j’ai bien aimé aussi (Ouais ?) Hum (Pourquoi ?) Parce que... au début, j’ai compris que c’était vraiment la peste. Puis quand j’ai lu que c’était une allégorie, ça m’a vraiment... J’ai bien aimé parce que... on voyait... c’était très bien fait entre... la peste et... les... z’Allemands qui nous envahissaient c’était vraiment... On s’y croyait quoi. ça montrait tout (Et comment t’as découvert ça que c’était une allégorie ?) Ben en lisant des livres [...] une encyclopédie sur... Camus. Ça marquait... ‘‘L’allégorie de la peste’’ et tout. [...] Quand j’ai lu que c’était une allégorie j’étais à la moitié du livre puis après [...] en même temps que je lisais, je me disais ‘‘Ah hi, ça ça ressemble au... quand les Allemands i z’envahissent... ou quand i tuent des personnes’’ Et puis... C’est rigolo quoi j’ai fait ça » (Emmanuel ; père : chauffeur de camion ; mère : a été aide-soignante de nombreuses années, en recherche d’emploi au moment de l’entretien ; scolarité primaire des deux parents au Portugal)’

Lorsqu’il évoque Sa Majesté des mouches, roman lu pour les cours de français lorsqu’il était au collège, Emmanuel explicite des attentes et expériences lectorales relevant d’une appréhension participative :

‘« [Y a] des livres où c’est presque toi le héros, et... tu te sens franchir des épreuves, c’est pas mal [quand] [...] le livre i décrit vraiment un personnage, et... on essaye d’y être dans la/ On... se met dans la peau et... on dirait que c’est nous [...] Comme... une fois j’avais lu... Sa Majesté des mouches [...] Il était pas mal [...] L’histoire avec les enfants... quand i z’étaient perdus comment i se sont organisés... c’était bien » (Emmanuel)’

La proximité des expressions utilisées pour décrire ses expériences lectorales des récits de W. Golding et d’A. Camus - « on s’y croyait » et « on essaye d’y être » - indique qu’Emmanuel a retraduit l’appréhension analytique du roman de Camus dans l’ordre d’habitudes lectorales pragmatiques, constituées et exercées antérieurement, à la lecture d’autres romans notamment.

Ainsi, en se saisissant de l’analyse de La Peste comme allégorie de la guerre, Emmanuel a satisfait des attentes lectorales ressortissant à une appréhension pragmatique des textes. Mais il a également inscrit cette donnée interprétative dans une appréhension analytique de l’œuvre lui permettant de réaliser une fiche de lecture conforme aux exigences professorales.