c. Aïcha et l’auteur caché

Les notes des 6 devoirs de français qu’Aïcha m’a remis étaient : 2/10 ; 4/20 ; 14.5/20 ; 4/10 ; 6/20 ; 3/10.

Lorsqu’Aïcha décrit La Peste et ce qu’elle a apprécié dans ce livre, elle témoigne comme Emmanuel d’une retraduction des savoirs scolaires et de leur mobilisation pour une appréhension pragmatique de l’œuvre. Elle détourne et retraduit d’autres savoirs scolaires que son camarade de classe. Ceux-ci font écho aux habitudes et intérêts lectoraux qu’elle a constitués. En s’appuyant sur l’une des questions professorales servant de guide à une fiche de lecture, Aïcha a en effet lu le roman d’A. Camus comme un livre à suspense :

‘« On savait pas c’est qui qui racontait l’histoire, et à la fin i dit... ‘‘L’auteur, oui, c’est moi’’ [...] En fait c’était le docteur [...] Au début... on voyait pas qui est-ce qui racontait... On se demandait ‘‘C’est p’t-être un auteur caché ?’’ Mais nan, c’était lui [...] Mais je me serais jamais rendue compte que c’était lui [...] Après [...] j’ai vu les... questions de la prof, soi-disant ‘‘Qui est... l’auteur ?’’ Et je me suis dit ‘‘Y a quèque chose là. Sûrement... quelqu’un qu’est... qui est le personnage principal et... c’est celui qui raconte.’’ Puis voilà, après j’ai découvert que c’était lui et... franchement c’était bien tenu » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage au moment de l’entretien, scolarité inconnue en Algérie ; mère : chef d’équipe de propreté, après un long arrêt maladie, scolarisée en Algérie jusqu'à 15 ans à peu près)’

Aïcha a retraduit dans l’ordre de ses attentes lectorales la question de madame B sur le narrateur. En effet, pour Aïcha, un bon livre est un livre « bien tenu ». Elle a constitué ce critère d’appréciation des œuvres en lisant les romans d’Agatha Christie. Après l’étude des Dix petits nègres en sixième, Aïcha a continué de lire des romans de cet auteur en dehors des cours de français : elle a construit son goût pour les romans policiers et le suspense. C’est à l’aune de cette construction narrative qu’elle perçoit et évalue ses lectures littéraires actuelles : il en va ainsi de La Peste comme d’autres récits. La question de madame B sur le narrateur favorise la retraduction d’Aïcha des savoirs analytiques. Elle assied aussi son appréhension de La Peste comme un livre où le lecteur doit résoudre une intrigue, et dont la qualité dépend notamment de la difficulté de résolution de l’intrigue : le lecteur est tenu en haleine jusqu'à la fin du texte.

Cette retraduction de savoirs analytiques est un élément parmi d’autres manifestant l’appréhension pragmatique qu’a eue Aïcha du roman de Camus. Les motifs l’ayant amenée à choisir ce livre pour réaliser sa fiche de lecture sont peu conformes aux intérêts scolaires de lecture. Ils révèlent tous une appréhension pragmatique du texte plus qu’un ancrage dans des savoirs littéraires constitués et consignés. En choisissant ce roman, Aïcha escompte satisfaire des intérêts de lecture multiples. Des intérêts didactiques d’abord. Cette enquêtée apprécie en effet d’augmenter par ses lectures ses références comportementales et d’enrichir son matériau de réflexion. Aïcha aime par exemple réfléchir avec des amies sur les comportements des hommes lorsqu’ils sont confrontés à des situations difficiles. Elle s’intéresse à la correspondance des comportements humains et des principes moraux ou religieux, aux dilemmes existentiels. A cet égard, mettant en scène des personnages variés face à la maladie, à la mort, à l’entraide, etc., La Peste offre à Aïcha des réflexions « intéressantes ». Cette enquêtée opte aussi pour cette lecture en espérant y acquérir des connaissances d’ordre médical (comment se propage la maladie par exemple) :

‘« La Peste là je me suis dit ‘‘Ouais ça va changer’’ [des autres livres étudiés en cours]. P’t-être... t’sais on va apprendre des choses comme ça. Mais franchement c’est vrai qu’il est bien... ça va, intéressant. On voyait comment les humains i s’entraidaient... la façon dont... cette maladie elle s’est propagée et tout, comment elle venait... les gens qui en mourraient... ç a nous expliquait... le phénomène qui arrive sur la personne en fait » (Aïcha)’

Parce qu’Aïcha considère « le réel » comme un étalon de vérité et de comparaison légitime, et parce qu’elle suppose réels les faits relatés dans La Peste, cette enquêtée entend satisfaire des intérêts didactiques en lisant le roman de Camus :

‘« J’ai lu La Peste et franchement c’était bien [...] On apprend [...] la façon dont i se soutiennent les gens... ou la façon dont les gens [...] quand y a qué chose qui va pas […] i z’ont pas de cœur... i sont égoïstes, i pensent qu’à eux. [...] I nous fait voir... un docteur qui aime... son métier, c’est intéressant de voir des gens qui aiment, c’est pas tout le monde. C’est bien. Sinon... y avait quoi ? La maladie... c’est une histoire vraie en plus je pense [...] En fait c’étaient des... des témoignages des gens » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage au moment de l’entretien, scolarité inconnue en Algérie ; mère : chef d’équipe de propreté, après un long arrêt maladie, scolarisée en Algérie jusqu'à 15 ans à peu près)’

L’ancrage du texte dans une réalité pragmatique se manifeste aussi par la « fonction de sociabilité » que remplit cette lecture pour Aïcha. Alors qu’elle a regardé avec sa mère le téléfilm du Rouge et le noir, Aïcha a discuté de La Peste avec son père :

‘« La Peste j’en avais parlé à mon père, parce que c’était une histoire vraie, j’ui ai dit ‘‘C’est vrai qu’y avait la peste à Oran ?’’ On commence à en parler comme ça » (Aïcha)’

Ayant pour cadre narratif une ville algérienne, il permet un échange père-fille autour d’un des sujets de préoccupation et d’intérêt paternels :

‘« [mon père] il est jamais allé à l’école... (Ouais) qu’il a jamais fait d’études et tout, i sait lire, compter et tout hein (Ouais) Euh i lit [...] Des fois y a mon cousin qui lui ramène... mon oncle, il lui ramène... des... comme des reportages, des livres (Ouais) Infos je sais pas quoi ou la société (Ouais) et des fois comme i parlent... de l’Algérie et tout, et i lisent, i lit beaucoup. I lit beaucoup ce genre d’histoire. Ce qui se passe dans les aut’ pays et tout » (Aïcha)’

Ainsi, en s’emparant de l’œuvre de Camus, Aïcha a satisfait de multiples intérêts de lecture relevant d’une appréhension pragmatique depuis longtemps constituée autour de la littérature ou d’autres textes, au sein des cours de français et en dehors.

Parmi divers éléments ayant contribué à la satisfaction d’intérêts lectoraux, figure la retraduction des questions professorales dans l’ordre d’une appréhension pragmatique.

En même temps qu’elles guident ou offrent une appréhension analytique des textes, les questions professorales, les études menées en classe, les analyses proposées par les enseignants ainsi que certains ouvrages de référence peuvent susciter chez les élèves qui se les approprient, la mobilisation d’habitudes lectorales pragmatiques antérieurement constituées. C’est le cas lorsque les textes lus ou les consignes lectorales présentent des analogies 1/ avec les textes dont les lecteurs sont familiers et 2/ avec les appréhensions des textes par les lecteurs. Selon la familiarité des lecteurs avec le répertoire classique, avec les savoirs et savoir-faire analytiques, leurs appréhensions pragmatiques des textes correspondent plus ou moins aux intentions inscrites dans les textes et dégagées par l’analyse scolaire. Leur explicitation en situation d’évaluation est donc plus ou moins disqualifiante et disqualifiée en fonction de l’hétérodoxie des rapprochements opérés.

Les quelques cas de retraduction présentés ci-dessus montrent la satisfaction d’attentes lectorales ainsi réalisée par les élèves. On aurait pu aussi, comme pour les adaptations théâtrales, présenter des cas de retraductions de savoirs analytiques suscitant et supportant des insatisfactions lectorales. Nordine a ainsi conforté sa dépréciation du Misanthrope en retraduisant la qualification de Célimène comme « coquette » dans une logique pragmatique l’empêchant d’apprécier un texte présentant des personnages à la moralité douteuse.

Enfin, si quelques enquêtés ont construit des satisfactions lectorales ressortissant à une appréhension analytique des textes réclamée en seconde (cf. chapitre 6), et renvoient leur appréciation des œuvres aux analyses qu’ils en ont eues, ce n’est pas le cas de la majorité des élèves interrogés. Ceux-ci apprécient les textes lus pour les cours de français et énoncent des jugements personnels, positifs ou négatifs, à l’aune d’habitudes lectorales pragmatiques constituées avant l’entrée en seconde, et souvent mobilisées lors de l’entretien.