Conclusion

Les élèves de seconde interrogés n’ont donc pas toujours une appréhension analytique des textes étudiés. La fragile maîtrise des savoirs et savoir-faire analytiques explique en partie la mise en œuvre d’autres façons de lire. En effet, même lorsque le contexte y oblige, comment mettre en œuvre une façon de lire analytique si l’on ne sait pas vraiment en quoi elle consiste et par quels gestes lectoraux elle procède ?

Mais, la réactivation d’habitudes lectorales pragmatiques à l’endroit de textes étudiés n’est pas propre aux élèves ne maîtrisant pas les savoirs et savoir-faire analytiques. Il est des enquêtés ayant construit des habitudes lectorales analytiques qui ont une appréhension pragmatique des textes étudiés. En ce sens, le contexte de lecture n’est jamais si puissant qu’il puisse en chaque instant imposer une façon de lire particulière et effacer ou évincer des habitudes solidement constituées.

Les réactivations de façons de lire pragmatiques s’observent lorsque les élèves sont invités à émettre des jugements de goût sur les œuvres lues.

Elles s’observent également lorsque, insécurisés par les textes qui leur sont soumis, et face à des contraintes contextuelles assouplies (préparations à la maison non évaluées), les élèves ont recours à des pratiques dont ils sont familiers qui les écartent d’une appréhension analytique : des lectures à plusieurs ou à haute voix, la vision d’adaptations, la lecture des œuvres intégrales pour comprendre des extraits, etc. Ils se centrent alors sur la diégèse, rendent leur compréhension des textes dépendante des interactions, etc.

Les réactivations de façons de lire pragmatiques peuvent aussi prendre appui sur des éléments du discours professoral sur les textes. Elles sont alors permises par le rapprochement que les élèves opèrent (non intentionnellement) entre des savoirs analytiques et leurs expériences lectorales relevant d’une appréhension pragmatique. De telles réactivations constituent des détournements ou retraductions d’une appréhension analytique dans l’ordre d’une appréhension pragmatique. Plus ou moins décalées par rapport à l’appréhension analytique en fonction des habitudes lectorales et scolaires des élèves, ces réactivations sont plus ou moins perceptibles et donc plus ou moins disqualifiantes en contexte scolaire. Les cas reconstruits montrent en outre qu’elles n’excluent pas la prise en compte des interprétations professorales : des élèves interrogés mettent en œuvre sur un même texte des façons de lire différentes.

Dans le cadre d’activités ou de moments circonscrits des cours, les réactivations d’habitudes lectorales pragmatiques sont favorisées par des consignes lectorales professorales qui les orchestrent ou les tolèrent.

Mais, ces réactivations peuvent avoir lieu dans les copies des élèves, ou en des moments où ces derniers risquent directement d’être disqualifiés. Ces réactivations inopportunes sont rarement liées à un sens de la pertinence défaillant ou non acquis. En effet comme on l’a vu au chapitre 7, celui-ci s’acquiert avant même la maîtrise des savoirs et savoir-faire analytiques, et rend notamment raison des pratiques de « remise de soi ». Ces réactivations inopportunes sont le produit de la rencontre entre un lecteur singulier et un texte qui, parce qu’il offre des ressemblances ou des différences avec des textes dont le lecteur est familier, suscite des habitudes lectorales pragmatiques parfois contre le gré des élèves. Bien que l’encadrement des façons de lire soit fort, il est de peu de poids dans une telle situation. Les textes sont alors appréhendés à partir des expériences lectorales antérieures et non à partir de savoirs analytiques scolaires sur la littérature.

La mise au jour de telles réactivations permet de nuancer les propos de C. Détrez à l’égard de l’enseignement du français en seconde et des effets de l’imposition d’un corpus. On constate avec elle que la littérature classique devient hégémonique au lycée, pour les lectures scolaires : « L’imposition de la littérature classique n’est pas superficielle : elle modifie profondément les comportements de lecture, car elle ne s’ajoute pas aux lectures précédentes, mais les remplace » 1234 . Cependant, cette transformation ne conduit pas nécessairement à un changement radical des façons de lire. Sur des textes étudiés, les élèves de seconde d’enseignement général interrogés peuvent réactiver des façons de lire qu’ils mettaient en œuvre au collège, ou qu’ils mettent en œuvre à l’occasion de lectures extra-scolaires. De plus, ils peuvent avoir des appréhensions analytiques et pragmatiques des mêmes textes : la soumission aux exigences lectorales analytiques (par la mise en œuvre d’une façon de lire analytique et/ou par la mise en suspens d’une appréhension pragmatique), n’exclut pas la réactivation ponctuelle d’habitudes lectorales pragmatiques. Ces appréhensions différentes peuvent se synthétiser ou être juxtaposées. Les détournements des savoirs analytiques sont révélateurs d’une synthèse possible de ces appréhensions puisque les savoirs analytiques sont réinscrits dans une appréhension pragmatique. Les doubles appropriations des textes, comme celle que Caroline a eue de Chronique d’une mort annoncée ou celle que Tasmina a eue de Madame Bovary, manifestent plutôt une juxtaposition d’appréhensions différentes d’un même texte, les unes et les autres étant explicitées et réalisées en des contextes plus ou moins opportuns.

Notes
1234.

C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 407. L’auteur constate toutefois également des profils de lecteurs mixtes, p. 479 et 484.