Chapitre 9 : Lectures extra-scolaires et variations intra-individuelles des habitudes lectorales selon les contextes

Introduction

Cette recherche sur les lectures de lycéens de seconde d’enseignement général se veut une contribution à la sociologie de l’action et de la socialisation. Dans cette perspective, elle s’attache à comprendre les conditions de mise en œuvre ou de mise en veille d’habitudes particulières. Pour ce faire, elle procède par l’analyse circonstanciée de rencontres entre des contraintes contextuelles et des habitudes constituées sans voir, dans l’un de ces deux termes, une cause première des pratiques :

‘« Dans l’ordre des conduites sociales, il serait [...] bien trop naïf de jouer avec (ou sur) les mots en distinguant rhétoriquement ce qui ne serait que le ‘‘déclencheur’’ occasionnel de ces conduites (l’événement ou le contexte) de leur ‘‘véritable déterminant’’ (la disposition incorporée). En effet, ni l’événement ‘‘déclencheur’’ ni la disposition incorporée par les acteurs ne peuvent être désignés comme de véritables ‘‘déterminants’’ des pratiques (ce qui supposerait l’existence d’un modèle causal de l’action humaine assez improbable). En fait, la réalité est ici relationnelle (ou interdépendante) : le comportement ou l’action est le produit d’une rencontre dans laquelle chaque élément de la rencontre n’est ni plus ni moins ‘‘déterminant’’ que l’autre. » 1235

On a donc déployé l’étude dans trois directions. On a d’abord reconstruit les habitudes lectorales constituées par la population (textes lus et façons de lire), les modalités de constitution de ces habitudes et les expériences heureuses, malheureuses ou ambivalentes de ces constitutions (chapitres 3, 4 et 5). On a ensuite analysé les contraintes lectorales portées par un contexte particulier, fréquenté par l’ensemble des enquêtés : les cours de français en seconde d’enseignement général (chapitre 6). Enfin, l’analyse aborde frontalement les conditions et les modalités d’activation des habitudes lectorales selon les contextes. Les chapitres 7 et 8 ont étudié les façons de lire mises en œuvre en contexte scolaire. Celles-ci sont appréhendées comme réponses plus ou moins attendues aux sollicitations ou contraintes contextuelles par la mobilisation d’habitudes constituées antérieurement. Elles sont aussi considérées comme une modalité particulière de construction de nouvelles habitudes : l’entraînement pratique. En situation scolaire d’évaluation, sont attendues une mise en œuvre d’habitudes lectorales analytiques de la littérature et une mise en veille d’habitudes lectorales pragmatiques. Toutefois, ponctuellement, plus ou moins opportunément et plus ou moins intentionnellement, les enquêtés mobilisent des habitudes lectorales pragmatiques pour lire la littérature étudiée.

La présentation et l’analyse des lectures extra-scolaires de la population d’enquête au centre de ce chapitre viennent clore l’étude des conditions d’activation des habitudes lectorales. On a choisi de rendre compte et de rendre raison à cette occasion des conditions de variations intra-individuelles des façons de lire et des pratiques de lecture selon les contextes scolaire et extra-scolaire (en référence aux habitudes lectorales mises en œuvre en contexte scolaire précédemment étudiées). On peut de la sorte éprouver empiriquement la question de la contextualisation des habitudes lectorales qui était l’une des questions à l’origine de notre intérêt de recherche. Pour un même individu, les habitudes lectorales différentes – catégories de textes lues et façons de lire – se répartissent-elles en des contextes différents – porteurs de contraintes lectorales différentes – ? Y sont-elles assignées (variations intra-inviduelles des habitudes lectorales selon les contextes) ? Ou des pratiques semblables sont-elles mises en œuvre en différents contextes (non variations intra-inviduelles des habitudes lectorales selon les contextes) ?

Le récapitulatif des catégories de textes lues par les enquêtés au sein des contextes scolaire et extra-scolaire donne un premier aperçu de la répartition des habitudes lectorales mises en œuvre selon les contextes 1236 . Les enquêtés réalisent des lectures différentes dans les différents contextes.

Tableau 22 La lecture des différentes catégories de textes selon les contextes de lecture, en seconde.
Tableau 22 La lecture des différentes catégories de textes selon les contextes de lecture, en seconde.

Lecture : PB = parents bacheliers ; PNB = parents non bacheliers ; F = filles ; G = garçons. Un enquêté ayant déclaré la lecture (intégrale ou non) d’au moins un texte de telle ou telle catégorie est compté parmi les lecteurs de celle-ci. Parmi les 23 filles de bacheliers interrogées, toutes ont lu de la littérature classique au sein des cours de français. Quatorze d’entre elles le font en dehors et en plus des obligations scolaires. Parmi les 20 garçons interrogés dont aucun des parents ne possèdent le baccalauréat, seize lisent des journaux en dehors et en plus des cours de français. Parmi l’ensemble des enquêtés (quels que soient leur sexe et le niveau d’étude de leurs parents), 51 lisent des bandes dessinées durant leur année de seconde en contexte extra-scolaire.
Les textes argumentatifs étudiés ne relevant pas de la littérature, les extraits non identifiés par les enquêtés, les textes sujets de devoirs ou d’exercice, lus par l’ensemble des enquêtés au sein du contexte scolaire, ne figurent pas dans ce tableau. Ils sont regroupés dans la catégorie « Autres textes » dans le tableau nominatif situé en annexe.

Quels que soient les objectifs suivis par les lecteurs (suivre des recommandations scolaires de lecture par exemple), les lectures réalisées en plus des obligations scolaires-littéraires s’effectuent pour un plus grand nombre d’enquêtés sur des textes relevant de catégories ne figurant pas sur les listes de suggestion (cf. chapitre 3). Ainsi les magazines, les ouvrages de référence, les journaux, les bandes dessinées et les œuvres littéraires ne figurant pas sur les listes de suggestion sont les catégories de textes dont les lectorats sont les plus importants. A l’inverse moins d’enquêtés lisent, en plus des obligations scolaires, des œuvres de littérature classique et des œuvres figurant sur les listes de suggestion au titre de littérature jeunesse ou au titre d’œuvres « moins attendues » (ainsi que les textes religieux). Il existe donc vraisemblablement des sollicitations lectorales extra-scolaires différentes des sollicitations lectorales scolaires, suffisamment fortes pour ne pas laisser à ces dernières le monopole des sollicitations, malgré l’entrée au lycée. De plus, le caractère discriminant du sexe et du niveau de diplôme des parents – en faveur des filles et des enfants dont les parents possèdent le baccalauréat – augmente pour les catégories de textes au lectorat restreint. Du point de vue de l’ampleur et de la composition des lectorats et du point de vue des catégories de textes lues, le rapport s’inverse donc entre les lectures effectuées sur recommandations scolaires (peu de variations sociales et lectorat important) et les lectures effectuées en plus des obligations scolaires (fortes variations sociales et lectorat limité). En contexte scolaire, le nombre de lecteurs de littérature classique est plus important et les distinctions selon les caractéristiques sociales des enquêtés sont réduites.

Déjà constatée au collège, la répartition des lectures selon leur contexte d’effectuation s’observe aussi en seconde. Elle y est même amplifiée. De ce point de vue, les lectures extra-scolaires ne sont ni négligeables, ni un simple décalque des lectures réalisées en contexte scolaire. Outre le constat de la transformation relative des lectures réalisées en contexte scolaire, ce constat indique que si les exigences lectorales lycéennes transforment les lectures des lycéens interrogés, elles n’induisent pas leur remplacement.

Tableau 23 La lecture extra-scolaire des différentes catégories de textes selon le niveau d’enseignement des enquêtés (collège, lycée).
Tableau 23 La lecture extra-scolaire des différentes catégories de textes selon le niveau d’enseignement des enquêtés (collège, lycée).

Lecture : Un enquêté ayant déclaré la lecture (intégrale ou non) d’au moins un texte de telle ou telle catégorie est compté parmi les lecteurs de celle-ci.
Si sur les 19 garçons de bacheliers, 15 ont lu de la littérature classique en dehors des cours de français lorsqu’ils étaient au collège, ils sont seulement 6 à l’avoir fait en seconde. Alors que sur l’ensemble des enquêtés, 60 ont lu des ouvrages de référence lorsqu’ils étaient au collège, ils sont 71 à le faire en seconde.

D’abord, la répartition des lectures entre les contextes scolaire et extra-scolaire vaut pour de nouvelles catégories de textes : en plus des lectures de bandes dessinées, de magazines, de journaux, d’ouvrages de référence et de textes religieux, cette répartition vaut en seconde pour la littérature figurant sur les listes de suggestion (littérature classique, littérature jeunesse ou œuvres « moins attendues » ou « immédiatement contemporaines »). Seule la littérature ne figurant pas sur les listes de suggestion fait exception : alors qu’elle était lue essentiellement au sein du contexte extra-scolaire pendant la période collégienne, en seconde, elle est lue par autant d’enquêtés au sein des contextes scolaire et extra-scolaire. Cela pointe d’une part le fait que cette lecture fait toujours l’objet de sollicitations extra-scolaires, et d’autre part le fait que l’exclusivité de la littérature classique dans le corpus étudié reste relative (cf. chapitre 6).

Ensuite, parmi les catégories de textes ne figurant pas sur les listes de suggestion, l’augmentation des lectorats extra-scolaires des journaux et des ouvrages de référence et le maintien d’un lectorat important pour les magazines manifestent l’intérêt d’un nombre croissant d’enquêtés pour les textes informatifs et explicatifs avec l’avancée dans le cursus scolaire. A l’inverse, les lectorats des textes religieux (qui perd 15 lecteurs) et dans une moindre mesure de la littérature ne figurant pas sur les listes de suggestion et des bandes dessinées (qui perdent tous les deux 5 lecteurs) diminuent entre le collège et le lycée répercutant la baisse des sollicitations lectorales à leur endroit et traduisant leur distance avec le curriculum scolaire. Les lectorats des catégories de textes recommandées se réduisent fortement en contexte extra-scolaire (21 lecteurs en moins de littérature classique, 31 lecteurs en moins de littérature jeunesse). La lecture extra-scolaire des œuvres de littérature recommandée par un faible nombre d’enquêtés souligne la caractéristique de l’appréhension dont elles font l’objet : une appréhension dont la nouveauté relative requiert accompagnement et encadrement scolaire. En plus de la réduction des lectorats de livres (sauf ouvrages de référence) 1237 , on constate donc, globalement, une répartition des catégories de textes lues selon les contextes.

La prise en compte de différentes catégories de textes ainsi que de la diversité des sollicitations lectorales et des contextes de sollicitation conduit à constater l’hétérogénéité possible des profils lectoraux. Elle ouvre de la sorte la voie à une exploration des articulations des différentes habitudes constituées : des cohabitations plus ou moins tendues, des renouvellements d’habitudes lectorales, des synthèses et combinaisons des habitudes anciennes et nouvelles 1238 . On reviendra ponctuellement sur ces questions, mais cette piste ne constitue pas l’objet principal du présent chapitre (cf. supra, chapitre 5 pour la période collégienne).

On s’arrêtera en revanche sur les conditions de variations intra-individuelles des habitudes de lecture selon les contextes. L’hétérogénéité constatée des profils lectoraux empêche le repérage, au sein de la population d’enquête, d’individus qui réaliseraient systématiquement des habitudes lectorales différentes au sein de contextes différents ou d’individus qui mettraient en œuvre des habitudes lectorales semblables quel que soit le contexte de lecture. La plupart des enquêtés connaissent en effet et une variation de certaines de leurs habitudes lectorales selon les contextes et une non variation selon les contextes d’autres de leurs habitudes lectorales. Partant, la construction de typologies individuelles est peu heuristique pour rendre compte d’une variation contextuelle des habitudes lectorales selon des caractéristiques, mêmes sociales, des individus (on l’a dit, les professions et niveaux de diplôme des parents mentionnés tout au long de l’enquête n’entendent pas souligner une causalité, mais visent à identifier les enquêtés). H. Becker prévenait contre le recours à ce type de construction :

‘« Ce qui ne va pas c’est que ce genre d’approche prend pour unité de base de l’analyse une sorte de personne que l’on traite analytiquement comme si elle était effectivement le type ainsi défini, comme si elle n’était rien d’autre que cela, et comme si les personnes de son genre font ou sont susceptibles de faire s’expliquait aussi de manière causale par le type de personnes qu’elles sont. C’est ce que font les chercheurs quand ils utilisent des types psychologiques ou des types fondés sur certaines caractéristiques sociales – types de classe, types ethniques, types de sexe, types de profession, ou introvertis, extravertis, déviants et psychopathes. » 1239

Cette approche est d’autant moins opérante qu’en se focalisant sur les traits des personnes (considérés comme des variables indépendantes) plutôt que sur ce qu’elles font, sur ce qu’elles ont fait et sur ce qu’elles ont appris à faire (dans telle ou telle situation et non dans toutes), elle gêne l’analyse des pratiques comme produit de la rencontre entre contexte présent et passé incorporé, entre sollicitations contextuelles et habitudes constituées. A la suite d’H. Becker, on incline donc à appréhender les réalités étudiées par les pratiques et les habitudes constituées et mises en œuvre 1240 . On évite ainsi les explications essentialistes exhibant des traits de caractère ou de personnalité :

‘« Personne n’est ‘‘débrouillard’’ ou ‘‘fataliste’’ dans le vide. Chaque trait qu’on attribue à l’individu n’est pas sien, mais correspond davantage à ce qui se passe entre lui et quelque chose (ou quelqu’un) d’autre » 1241

On évite aussi les explications structurelles univoques. On peut en outre dégager les conditions de possibilité des variations intra-individuelles des habitudes lectorales selon les contextes scolaire et extra-scolaire (et l’on réserve à une recherche ultérieure l’étude systématique des expériences individuelles de l’articulation ou non des variations et non variations de leurs différentes habitudes selon les contextes 1242 ).

Par l’analyse des conditions de variations intra-individuelles des habitudes de lecture selon les contextes scolaire et extra-scolaire on éclairera la répartition des lectures selon les contextes en tenant compte des catégories de textes lues, mais également des façons de lire mises en œuvre par les enquêtés.

Une variation des habitudes de lecture selon les contextes scolaire et extra-scolaire signifie qu’à côté des lectures scolaires, en contexte extra-scolaire, les enquêtés ne lisent pas ce qu’on leur demande de lire au sein des cours de français ou qu’ils lisent autre chose et autrement. Inversement, une non variation des habitudes de lecture selon les contextes scolaire et extra-scolaire suppose que les enquêtés lisent de façon identique des catégories de textes semblables au sein des différents contextes, ou que, dans les deux contextes, ils s’abstiennent de mettre en œuvre les mêmes habitudes de lecture. On ne reprendra pas systématiquement les matériaux permettant de prouver ce qui l’a été précédemment : au lycée, les lectures effectuées en contexte scolaire le plus fréquemment et par un plus grand nombre d’enquêtés (cf. chapitres 7 et 8) s’emparent de la littérature classique, ou d’œuvres figurant sur les listes de suggestion, de façon analytique (celle enseignée en seconde et attendue en situation d’évaluation – analysée au chapitre 6 – combine les différentes façons de lire présentées au collège – cf. chapitre 4 –).

Les conditions des variations ou des non variations des habitudes lectorales mises en œuvre selon les contextes reposent sur l’articulation de deux processus :

  • l’évolution entre le collège et le lycée des habitudes lectorales mises en œuvre en contexte extra-scolaire par les enquêtés, d’une part ;
  • les conditions et modalités de mises en œuvre des habitudes lectorales, d’autre part , sachant qu’on appréhende les habitudes lectorales mises en œuvre comme réactions d’un individu à des sollicitations ou contraintes lectorales contextuelles en fonction de ses habitudes lectorales constituées (un passé incorporé) (cf. les analyses des chapitres 7 et 8).

En effet, les habitudes lectorales mises en œuvre en contexte extra-scolaire peuvent ressembler aux habitudes lectorales mises en œuvre en contexte scolaire ou en différer :

1/ selon que des habitudes lectorales antérieures, distinctes ou proches des habitudes lectorales mises en œuvre en contexte scolaire, sont maintenues/reconduites ou abandonnées, et selon que de nouvelles habitudes lectorales, se différenciant ou s’approchant des habitudes lectorales mises en œuvre en contexte scolaire, sont constituées ;

2/ selon que les habitudes lectorales mises en œuvre en contexte extra-scolaire constituent des réponses attendues ou décalées à des sollicitations/contraintes contextuelles proches ou distinctes des sollicitations/contraintes lectorales portées par le contexte scolaire ; et selon qu’elles se soumettent effectivement à des sollicitations contextuelles plus ou moins encadrées ou les négligent au profit de sollicitations peu encadrées. On verra en outre que le fait d’ignorer de sollicitations encadrées n’entretient pas de liens mécaniques avec la maîtrise des savoirs et savoir-faire permettant d’y répondre 1243 .

Dans ces différentes situations, les habitudes lectorales mises en œuvre manifestent la mobilisation, plus ou moins conforme aux attendus de sollicitations contextuelles, elles-mêmes plus ou moins encadrées, d’habitudes constituées ailleurs, voire sur d’autres catégories de textes, ou d’habitudes en construction. Cette mobilisation peut s’effectuer par transférabi­lité – avec la mise en œuvre d’habitudes en dehors de leur contexte de constitution –, par reconduction d’habitudes antérieures en réaction à des sollicitations peu encadrées, ou par suivi de sollicitations encadrées, nécessaires à la mise en œuvre des habitudes. Selon ces modalités d’activation, on peut distinguer différents types d’habitudes lectorales :

- d’une part, les habitudes dont la mise en œuvre repose sur des sollicitations contextuelles encadrées. L’arrêt des lectures par certains jeunes durant les vacances scolaires que F. de Singly constate, s’explique notamment par de telles habitudes lectorales :

‘« Au moins pour certains jeunes, la lecture de livres exigerait un environnement réglé. Le temps des vacances, temps par définition du loisir, brise une organisation favorable à la lecture. Offrant moins de rappels à l’ordre culturel [et des sanctions aux contrevenants], il peut contribuer à déstabiliser les jeunes qui lisent lorsqu’ils sont ‘‘poussés’’ explicitement ou non par leur famille, par les exigences de leur travail scolaire » 1244

Dans l’enquête, de nombreux élèves ayant constitué de telles habitudes lectorales disent leurs difficultés à lire de la littérature durant les vacances scolaires. Ce type d’habitudes de lecture permet aussi de comprendre que des élèves ayant apprécié la lecture et l’étude de la littérature au lycée cessent d’en lire une fois sortis de l’enseignement secondaire, lorsqu’ils ne sont plus soumis aux sollicitations lectorales encadrées des cours de français. Il en va ainsi de tel ancien élève, dont S. Beaud dresse le portrait dans 80 % au bac... et après ?, qui a cessé de lire de la poésie après la première alors même qu’il avait apprécié ce genre littéraire, s’était intéressé au « travail de l’artisan » Baudelaire et avait réussi son baccalauréat langues notamment par l’obtention d’une bonne note aux épreuves de français 1245 .

- d’autre part, les habitudes dont la mise en œuvre se passe de sollicitations encadrées ou les écarte au profit de sollicitations moins encadrées du fait d’une sensibilité aux sollicitations portées par les dispositifs objectivés des bibliothèques publiques ou privées, ou des lieux de vente (rayonnages, offre abondante, mises en avant promotionnelles, marqueurs commerciaux, etc.) 1246 , d’une soumission à des sollicitations plus familières, ou intériorisées.

L’identification de ces deux types d’habitudes cache peut-être l’articulation des habitudes lectorales à des dispositions que l’enquête n’avait pas pour objectif de reconstruire : les dispositions à la remise de soi et à l’initiative. N’ayant pas construit les matériaux fondant empiriquement une telle affirmation, on s’en tiendra à la notion de types d’habitudes 1247 .

Mais cette identification permet surtout d’éclairer les conditions et les modalités d’activation des habitudes lectorales, en pointant notamment que les types d’habitudes ne renvoient ni à la force (ou à l’assurance) des habitudes ni à leur faiblesse contrairement à une conception courante qui associe :

  • force des habitudes et mise en œuvre sans ou en dépit de sollicitations contextuelles encadrées,
  • faiblesse des habitudes et mise en œuvre sur sollicitations contextuelles encadrées.

En effet, les premières mises en œuvre d’habitudes lectorales sans sollicitations contextuelles encadrées peuvent être peu assurées. La répétition des mises en œuvre d’habitudes lectorales sur sollicitations contextuelles encadrées favorise à l’inverse l’assurance des habitudes lectorales sans pour autant entraîner mécaniquement les lecteurs à les mobiliser sans un tel encadrement. Il y a ainsi parmi les enquêtés obtenant les meilleurs résultats en français parce qu’ils maîtrisent le mieux les façons de lire attendues, des lecteurs qui ne lisent de façon analytique la littérature recommandée que lorsqu’ils sont encadrés. La distinction des différents types d’habitudes selon leurs conditions et modalités d’activation permet donc de concevoir la mise en veille temporaire ou définitive d’habitudes lectoralesassuréesou fortes en dehors des contextes de leur construction parce que leur intériorisation est indissociable d’une part de la construction de savoirs et savoir-faire spécifiques, d’autre part, de l’intériorisation des conditions et modalités d’activation particulières. Le caractère éphémère des conditions de la mise en œuvre de certaines habitudes et la faiblesse de ces dernières n’expliquent donc pas, à eux seuls, la mise en veille de ces habitudes.

‘E. Goffman explique la non reconduite des habitudes acquises/construites au sein d’institutions totales par leur caractère éphémère ou la courte durée de la socialisation 1248 . La durée de mise en veille est aussi convoquée pour expliquer l’affaiblissement possible de certaines dispositions constituées 1249 . On le verra, d’autres éléments s’articulent à la durée pour produire la reconduction, ou non, des habitudes hors du contexte de leur constitution, sans ou en dépit de sollicitations encadrées.’

La mise en veille des habitudes peut découler également de la primauté de sollicitations pour la mise en œuvre d’autres habitudes et l’inhibition des premières, et du type d’habitudes lectorales constitué.

Tenant compte des différents types d’habitudes, l’étude des conditions de variations et de non variations des habitudes lectorales selon les contextes scolaire et extra-scolaire mettra tour à tour l’accent sur les processus qui les déterminent.

On commencera par l’analyse des conditions de variations des habitudes lectorales selon les contextes scolaire et extra-scolaire en soulignant l’évolution des habitudes lectorales entre le collège et le lycée. Onétudiera les conditions des maintiens/reconductions ou des abandons d’habitudes lectorales antérieures et les conditions des nouvelles habitudes lectorales qui contribuent à cette variation intra-individuelle d’habitudes lectorales selon les contextes.

L’analyse des conditions de non variations des habitudes lectorales selon les contextes scolaire et extra-scolaire par laquelle on poursuivra le chapitre, pointe les conditions et modalités de mises en œuvre des habitudes. Réactions à des sollicitations/contraintes lectorales contextuelles en fonction d’un passé incorporé, les habitudes mises en œuvre peuvent correspondre à celles attendues ou être décalées. Par ailleurs, elles se distinguent les unes des autres selon que leur mise en œuvre requiert des sollicitations contextuelles encadrées ou qu’elle s’effectue sans ou en dépit de sollicitations contextuelles plus ou moins encadrées.

La variation intra-individuelle des habitudes lectorales selon les contextes est partagée par l’ensemble des enquêtés. Elle est rarement exclusive de non variations, ponctuelles ou plus générales. Parfois, ce sont les mêmes œuvres qui font l’objet d’une pluralité d’appropriations lorsqu’elles sont lues en cours de français et relues, à d’autres fins, en dehors des cours (se mêlent alors appréhensions analytiques et pragmatiques, cf. chapitre 4).

L’objectif principal de ce chapitre est l’analyse des conditions des variations intra-individuelles des habitudes lectorales selon les contextes et non celle des habitudes lectorales en tant que telles. Cependant puisque cette analyse s’opère notamment par la comparaison des façons de lire et de dire les lectures, il a semblé opportun de présenter ponctuellement de longs extraits d’entretien qui permettent d’identifier ou de reconstruire non seulement les conditions de possibilité des lectures (mise en œuvre d’habitudes lectorales sans ou en dépit de sollicitations contextuelles encadrées, différents soutiens des pratiques lectorales, ancienneté ou nouveauté des pratiques, etc.) mais aussi les façons de lire mises en œuvre sur les textes évoqués.

Notes
1235.

B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 65.

1236.

Cf. Annexe. Les tableaux indiquant les prénoms des enquêtés permettent d’approcher les variations intra-individuelles des lectures des différentes catégories de textes selon les contextes.

1237.

De ce point de vue, les pratiques lectorales de la population d’enquête s’inscrivent dans les tendances statistiques dégagées par C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez, pour l’évolution des pratiques de lecture d’une population suivie sur quatre ans entre la 3ème et la terminale (pour ceux qui n’ont ni redoublé, ni été orientés dans l’enseignement professionnel). Les auteurs soulignent en effet la baisse des lectures extra-scolaires de livres, C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 67 et suivantes. C. Détrez constate en outre pour une majorité des adolescents interrogés la conservation des lectures de magazines au cours des quatre années d’enquête, Finie la lecture ?, op. cit., p. 120. Dans ces travaux et la présente enquête, les constats ont pourtant été effectués à partir d’indicateurs différents : les auteurs s’appuient sur le volume des lectures déclarées chaque année ; on s’appuie sur la déclaration d’au moins une lecture de telle ou telle catégorie de textes effectuée l’année de l’enquête d’une part, durant la période collégienne – des périodes de durée non équivalentes donc – d’autre part.

1238.

Les nouvelles propositions sont alors constituées à partir des anciennes : la socialisation primaire constitue un filtre et une base à partir desquels les socialisations ultérieures – secondaires – affectent les individus, P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p. 87-95.

1239.

H. S., Becker, Les Ficelles du métier, op. cit., p. 86.

1240.

L’analyse des processus de constitution et d’activation des pratiques plutôt que l’étude d’une répartition sociale des pratiques (point de vue statistique-quantitatif) conduit peu ou prou à cette approche (ce qui ne signifie pas pour autant une ignorance des caractéristiques sociales des individus). Dans son approche sociologique de l’anorexie M. Darmon suit aussi ce principe de convertir les individus en pratique, M. Darmon, Approche sociologique de l’anorexie, op. cit., p. 138-139.

1241.

Bateson, cité dans B. Lahire, Tableaux de familles, op. cit., p. 16-17.

1242.

Pour B. Lahire, la position d’H. Becker « détourne l’attention sociologique de la question des variations intra-individuelles des comportements. », B. Lahire, La Culture des individus, op. cit., p. 130-132. Ici, on n’écarte pas la question des variations intra-individuelles d’habitudes lectorales spécifiques selon les contextes (par exemple une appréhension analytique de la littérature classique en classe et une appréhension pragmatique de cette littérature en contexte extra-scolaire), mais on ne traite pas systématiquement la question des expériences individuelles de l’articulation des variations d’habitudes lectorales selon les contextes (lire de la littérature classique à l’école de façon analytique et la lire hors école de façon pragmatique) et de non variations d’autres habitudes lectorales selon les contextes (lire de façon analytique des bandes dessinées en dehors de l’institution scolaire et lire de façon analytique des œuvres littéraires classiques en classe).

1243.

Cf. Les analyses les rapports différenciées à la correction langagière, P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 285 ou B. Lahire, « Variations autour des effets de légitimité dans les enquêtes sociologiques », Critiques sociales, n° 8-9, juin 1996, p. 93-101.

1244.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 28.

1245.

Cf. S. Beaud, 80 % au bac... et après ?, p. 63-72. Après une scolarité collégienne en dents de scie (redoublement en sixième, « bonne cinquième », difficulté en quatrième, etc.), cet enquêté accède en seconde d’enseignement général. Son obtention du baccalauréat langues est attribuée à son intérêt pour les langues et son travail de l’anglais ainsi qu’aux bonnes notes aux épreuves de français.

1246.

Ce que l’institution scolaire reconnaît comme autonomie cognitive relève de certaines habitudes de ce type, cf. B. Lahire, « La construction de l’‘‘autonomie’’ à l’école primaire », op. cit. On a vu au cours des chapitres précédents (chapitres 2, 3, 4 et 5) que quelques enquêtés ont, par le biais de l’institution scolaire et des options pédagogiques particulières de leurs enseignants (orchestration d’un recours à des dispositifs objectivés d’apprentissage, etc.), ou par la fréquentation de lieux de distribution d’imprimés (comme les bibliothèques ou les librairies) appris à réagir à des sollicitations lectorales peu encadrées, parce que multiples et portées par des dispositifs objectivés.

1247.

On s’est confrontée à ce type de reconstruction dans une recherche antérieure, F. Renard, « Etude de cas n°7. Sébastien Seyvoz », in B. Lahire (resp.), Pluralité des dispositions, variation des contextes, Compte-rendu final de recherche, APN CNRS, Département des sciences de l’homme et de la société, Université Lumière Lyon 2 GRS, volume 2, p. 520-692. A propos des différentes dispositions cherchées dans ce travail, cf. B. Lahire, Portraits sociologiques, op. cit., p. 37-38.

1248.

Cité dans M. Darmon, La Socialisation, op. cit., p. 119.

1249.

B. Lahire, Portraits sociologiques, op. cit. p. 20.