c. la stabilité de sollicitations personnalisées et encadrées

des sociabilités lectorales durables

L’entrée au lycée n’entame pas nécessairement les sociabilités lectorales entretenues avec des membres de l’entourage familial ou amical. Comme elles ont été essentielles à la constitution d’habitudes de lecture de certains enquêtés, elles occupent une place importante dans la poursuite de pratiques lectorales. La fréquentation continuée d’individus dont les lectures n’ont pas changé, et avec lesquels ont été instaurées des sociabilités lectorales (lectures partagées par l’échange d’imprimés ou lectures faites et commentées à plusieurs), en favorise la poursuite. On l’a vu pour la constitution des habitudes, les sociabilités lectorales permettent souvent un partage non seulement des catégories de textes, mais aussi des expériences lectorales et d’une attention aux mêmes caractéristiques textuelles. Des goûts communs et complicités culturelles se construisent par le biais de ce partage. Ces sociabilités rendent possible la variation des habitudes lectorales mises en œuvre selon les contextes de lecture lorsque, dépendant des intérêts lectoraux et des modes ou styles de vie (que l’on n’a pas cherchés à reconstruire) de l’entourage, elles soutiennent des pratiques lectorales objectivement distinctes des pratiques scolaires du point de vue des catégories de textes et/ou des façons de lire. C’est le cas par exemple lorsque les sociabilités lectorales se réalisent autour de préoccupations ou d’activités ne figurant pas dans les programmes scolaires : les activités professionnelles, domestiques ou de loisirs des membres de la famille ou des amis ; l’actualité médiatique – quelle qu’elle soit.

S’agissant des sociabilités nouées avec les parents par exemple, certains enquêtés continuent d’échanger des œuvres ne figurant pas sur les listes de suggestion parallèlement à leurs lectures scolaires. Bastien prête ainsi à sa mère le roman d’Hillerman que sa tante lui a offert. Bertrand s’empare des romans de P. Cornwell que lit sa mère. Nadine lit un roman de Japrisot à la suite de ses parents. Sophie continue de choisir avec sa mère des romans d’enfances malheureuses sur le catalogue de France-Loisirs. Peggy apprécie la plupart des récits et témoignages que son père lui remet avant qu’elle ne reparte à l’internat. Edith profite des vacances de février pour apprécier l’histoire d’amour du Faiseur de pluie que sa mère lui a vivement conseillé, etc. Ce faisant, ils associent différentes habitudes lectorales aux contextes scolaire et extra-scolaire et témoignent d’une variation des habitudes lectorales mises en œuvre selon les contextes. Ce sont parfois les textes et les façons de lire qui changent et parfois seulement les façons de lire mises en œuvre.

Attentive à ne mettre en œuvre que des façons de lire analytiques lorsqu’elle est en cours de français, Caroline a constitué depuis longtemps des sociabilités avec sa mère qui font une place aux appropriations participatives des textes qu’elle tait en classe. Ainsi cette enquêtée évoque-t-elle sa double appropriation de La Machine infernale par l’inscription de sa réception dans différents contextes. Lisant cette œuvre de Cocteau dans la perspective d’un contrôle de lecture, Caroline est attentive à la construction du récit, aux éléments symboliques, à la rhétorique, à l’intertextualité, etc. qui sont autant d’éléments qu’elle a appris à repérer et parfois à apprécier l’année de l’enquête :

‘« Cette année j’ai bien appris à lire tous les détails et... (Ouais ? [petit rire]) Je faisais plus attention, je regardais bien tout [même les paratextes : notes de bas de pages, préfaces, etc.] comme pour... [petit silence] Ouais, La Machine infernale(Hum ?) Et ben... je voulais pas lire, y avait des petites explications qui disaient ‘‘Ouais, donc ça se passe’’, nananin. Et au début je les ai pas lues et... je suis revenue, je fais ‘‘Nan, Caroline, i faut que tu lises’’. Et j’ai bien fait parce que... ça posait... [madame G] elle posait des questions (Là-dessus !) Ouais ! Et comme... ‘‘Quels sont les... les noms des quatre chapitres ?’’ Pff’, heureusement que je les avais lus, mais je m’en rappelais plus, j’étais ‘‘Aïe, aïe... i fallait les lire’’. Et ça, et ben on n’y fait pas attention. Moi quand je lis... je vais pas regarder le nom des chapitres et... (Ouais !) Et là, et ben j’y avais fait attention et... et j’y suis arrivée [au devoir] » ; « Et puis aussi la prof elle nous a posé la question ‘‘Quelles sont les premières phrases du texte ?’’ Donc heureusement que... Ben... je m’en rappelais pas du tout (Ouais ?) Et euh... et j’ai même pas cherché à comprendre, je m’en rappelle du livre qu’y avait un truc. Y avait ‘‘La voix a dit’’. Et là je me suis rappelée qu’i y avait ‘‘Tu tueras ton père et épouseras ta mère’’. Et c’est le seul truc que je me suis rappelée(Hum !) Et c’était ça. Et j’étais vraiment pas sûre du tout que ce soit ça vraiment le texte. Et... y en a plein qui se sont trompés parce qu’i... z’avaient pas fait attention à ça (Hum hum) Mais... en fait i suffisait de prendre le livre et... prendre le thème et... il a épousé sa mère, il a tué son père et puis c’était ça la voix ce qu’elle disait quoi » ; « C’est l’histoire en elle-même... j’ai/ En fait c’est la fin que... j’ai bien aimée quand i... z’ont repris le passage d’ Œdipe Roi (Hum hum) Quand la petite fille elle suit son père et qu’elle... et en fait elle réalise pas tout ce qui s’est passé et puis elle comprend pas la situation et qu’elle est innocente... et qu’elle suit derrière, qu’elle dit... ‘‘Moi je vais protégé mon papa’’ et... Et c’est, en fait, c’est ça que... dans la façon que ç’a été fait j’ai bien aimé [...] C’est... le retournement de situation que j’ai bien aimé(Ouais !) Hum, c’est ça. Et l’histoire de la petite fille aussi ça... j’ai bien aimé. Ça m’a marquée [...] La fin j’ai bien aimé parce qu’en fait ça jouait sur les sentiments et quand on joue sur les sentiments c’est plus facile... [ comme si elle récitait une leçon :] plus facile d’émouvoir le lecteur... ! [je ris un peu] Nan, ça c’est mon point de vue hein ! (Ouais ouais !) Donc moi j’ai bien aimé » ; « (Tout à l’heure tu me disais que... quand... tu lisais un livre pour l’école, tu pensais plus à la fiche avec les questions et tout) Ouais ! (que... qu’à l’histoire) Quand on voit pour l’école... Avant de le lire, on va faire ‘‘Ouais elle va nous poser plein de questions et tout’’. Donc chaque fois qu’on va lire un truc dans le livre, par exemple quand j’ai lu Machine infernale ... Au début on parlait de... d’une écharpe rouge et à la fin on a parlé... qu’elle... se tuait avec l’écharpe rouge (Hum !) Et ben ça je me suis dit ‘‘Obligé, y aura dans le DS’’. Et je le vois toujours comme ça. On fait toujours des petits rapports, enfin moi, je fais toujours des petits rapports : me dire ‘‘Ouais, ça je sens que y aura...’’. Alors j’analyse un petit peu et... alors que je l’aurais pas fait [en dehors de l’école]. J’aurais remarqué qu’i y avait l’écharpe, mais j’aurais pas dit ‘‘Y aura ça dans le DS’’ ou... (Ouais) C’est comme ça que moi je lis » (Caroline ; père : agent technique, études non déclarées « un scientifique » ; mère : coiffeuse, s’est arrêtée de travailler à la naissance de son 3ème enfant, CAP coiffure)’

A côté d’une appropriation analytique maîtrisée grâce à laquelle elle obtient 7/10 au contrôle de lecture, Caroline raconte à sa mère le passage qu’elle a préféré et qui n’a pas été interrogé en classe. En le décrivant comme « nul », Caroline traduit le fait qu’il n’a pas été étudié en moindre légitimité du passage et, par ricochet, de son appréciation. Celle-ci relève d’une appréhension pragmatique où le texte et sa lecture partagée suscitent une réflexion sur la vie et les hommes :

‘« Dans La Machine infernale en fait y a une phrase qui m’a marquée mais... c’est nul hein mais... c’est quand... le Sphinx i pose la question... Et ça moi franchement j’aurais... En réfléchissant bien je sais pas si j’aurais su répondre alors que c’est super simple... !(Ouais ?) Et que i sont tous morts pour ça et que ça tourne autour de cette question le livre et que la question et ben... elle est simple et que... on n’est pas, les gens i sont pas assez logiques et... i se compliquent trop la vie(C’était quoi ?) C’est... alors le matin... Je m’en rappelle plus très bien, mais je sais qu’en fait c’est un animal, le matin il est sur deux pattes, l’après-m’... à midi, il est sur... quatre. Nan ! Le matin il est sur quatre pattes, à midi il est sur deux pattes et le soir il est sur... trois pattes ! (Hum hum) Mais c’est/ Moi, en fait, en réfléchissant, ouais. Mais quand on pose la question comme ça... je vais chercher un animal et je vais pas chercher... qui c’est vraiment quoi (Ouais !) C’est ça que... [...] (Et pourquoi tu dis ouais... que le... ’fin, tu m’as dit que la question que t’as, ’fin la phrase que t’avais retenue elle est, c’était con d’avoir retenu ça ?) Ouais. Ben je sais pas parce que... je l’ai... Je sais pas, c’est... le seul truc qui m’a vraiment... percutée dans le livre(Hum !) Et... je sais pas pourquoi j’ai... ’Fin je sais pas, c’est p’t-être nul, mais... moi j’ai bien aimé(Ouais !) Je sais pas c’est ma vision hein mais... (Parce que... en classe vous avez pas du tout insisté là-dessus ?) Nan pas, mais on n’a même pas vu(Ouais ?) Le livre, on l’a pas étudié en classe (Ouais ? C’est juste le DS) On a juste fait le DS. Voilà [...] on a corrigé les questions, on n’a pas approfondi c’est tout (Ouais !) [madame G] Elle va pas chercher euh... Nan on n’a pas approfondi. Et moi je sais pas cette phrase elle m’a... vraiment mais elle m’a marquée(Hum hum)J’ai même pris un papier, je l’ai écrit [ sourire] Je fais ‘‘Maman, je te pose une question, viens... !’’ Et elle a pas répondu (Elle a pas répondu ?) Nan elle faisait ‘‘Un écureuil !’’ Je fais ‘Mais allez, réfléchis c’est facile...’’. Et nan elle me l’a/ Y a qu’à la fin quand je lui ai expliqué que la troisième patte c’était le bâton du vieillard, elle fait ‘‘Ah... ouais... c’est pas con’’. Je fais ‘‘Ben voilà...’’ [je ris un peu] Ouais... mais bon c’est... moi je trouve un peu... nul d’avoir retenu ça mais c’est pas grave, j’ai bien aimé » (Caroline ; père : agent technique, études non déclarées « un scientifique » ; mère : coiffeuse, s’est arrêtée de travailler à la naissance de son 3ème enfant, CAP coiffure)’

Les romans ne sont pas les seuls textes autour desquels des enquêtés ont reconduit des sociabilités lectorales avec leurs parents. Comme durant la période collégienne, les catégories de textes au centre des sociabilités lectorales parents/enfants diffèrent selon les configurations familiales. Pour Cédric, Jérôme, Vincent ou Karine, ce sont les bandes dessinées ; pour Anne-Cécile, Raoul..., les ouvrages de référence ; pour Najia, Clara ou Thierry, les textes religieux ; etc. Par le biais de ces sociabilités, les habitudes lectorales de certains enquêtés varient selon les contextes scolaire et extra-scolaire. Ainsi Radia souligne l’incongruité de ma question sur les sociabilités lectorales qu’elle pourrait entretenir avec sa mère autour des textes étudiés en classe :

‘« Avec ma mère, pareil, on parle de... Ouais on parle de mon bac... / (/ Tu lui dis ce que tu fais par exemple... et tout ?) Nan pas vraiment en détail nan nan parce que... ben elle a pas fait d’é tu des(Hum hum) Bon elle parle... vite fait français, tu vois quoi elle parle... bien je pense quand même (Mouais !) Mais ouais je vais lui dire... ‘‘énonciation’’, elle va me dire ‘‘Mais de quoi tu me parles  !’’ [rire des deux ; elle reprend sérieusement] C’est clair. Non non, je parle pas avec ma mère de... des cours (Ouais ! Et du coup, ouais... elle lit pas trop ta mère en fait) Ah nan nan elle lit pas le français (Ouais) » (Radia ; père : pas d’indication sur la profession, décédé quand elle avait 7 ans, savait lire le français ; mère : sans profession, scolarité inconnue, ne lit pas le français et le parle « vite fait », lit l’arabe)’

Cette enquêtée cantonne l’analyse des textes au contexte scolaire et met au centre des sociabilités lectorales qu’elle entretient avec sa mère les lectures de cette dernière. Ces sociabilités font suite à la mémorisation enfantine des différentes prières. Elles accompagnent une compréhension symbolique des textes religieux ainsi que leur compréhension pragmatique par un va-et-vient entre les textes et le quotidien. Elles incitent aussi Radia à la pratique religieuse :

‘« (Je me demandais si tu lisais des trucs, des... livres religieux ou euh... ?) Ouais ! (Ouais ?) Je... Ouais ouais je lis... Ouais ben oui... Ben en fait c’est ça qu’elle lit plutôt ma mère(Ouais ?) Et aussi mon père [petit rire] C’est ce qu’i lisait ! Mais... ouais je lis... en français hein ! Parce que je sais pas lire en arabe !(Ta mère, c’est en arabe qu’elle lit ?) Ouais ! Ouais ouais. C’est en arabe qu’elle lit. Donc... ouais elle a/ Voilà, 'fin, c’est pareil aussi c’est dans le [livre] bleu, elle a une collection comme ça de livres...(Hum hum) Bon c’est tout écrit en arabe donc je peux pas te dire... (ce que c’est ?) ce que... de quoi ça parle ! Mais c’est la religion, tout ça ! (Ouais ! Hum hum...) Musulmane, bien sûr. Mais... moi j’ai lu... moi je lis le Coran, version française. Je lis... ah ouais le Coran je le lis pas en... [petit silence] euh... du début à la fin comme ça. Je lis... pareil, je vais dans l’index, et puis... je lis ce qui m’intéresse, je vais... T’sais je vais aller lire le verset qui... (qui y correspond) qui... correspond. Tu vois je lis... Par rapport à ce que j’ai envie de lire en fait (Ouais) Je le lis pas... Si tu veux je suis pas en train de le suivre... Tu vois ce que je veux dire ? (Mouais ouais) [...] (Et toi ceux que tu lis c’est plutôt quoi ?) Ben... j’aime bien aller m’intéresser genre... je sais pas j’aime bien... voir un peu... ce que l’Islam dit de la femme... les interdictions de la femme, toujours, ça se rapporte toujours à la femme... (Hum !) les péchés... qu’est-ce que doit pas faire la femme... [...] Ouais voilà je m’intéresse toujours à ça en fait (Et tu fais attention à respecter...) Ouais ben ouais (Ouais ?) Autrement... [petit rire des deux] t’es plus dans la religion après hein t’es... Si déjà t’es pas pratiquante et en plus... (Toi t’es pas pratiquante ?) Non... je faisais la prière, main’nant j’ai arrêté (Ouais ?) Ouais. Si, je fais le ramadan mais... bon, pratiquante après ça... engage plus de choses que ça hein [...] Enfin moi je m’appelle pas être une pratiquante [...] (Et... 'fin... dans ta famille i sont plus... plutôt... plus pratiquants que toi ou... un peu comme toi ?) Un peu comme moi. Mes frères comme moi (Ouais ? Et ta mère, plus ?) Ah ouais... ! (Ouais ?) Ma mère totale quoi... Elle est dans la religion en entier, moi ma mère elle est dedans hein ! [...] (Et vous en discutez ? De... je sais pas par exemple quand tu lis les... /) / Ma mère elle en a parlé, elle aime bien en parler. [...] On parle beaucoup du Coran et puis... (Comment vous en parlez ?) J e/ Ben on... Ce que j’ai plus ou moins compris, elle m’explique toujours... T’sais elle approfondit toujours plus la chose... ‘‘ ç a veut dire ça... ça, c’est/’’ Parce que ouais, euh... Elle me rajoute des explications en fait(Hum !) Et puis ouais voilà, je vais lui dire ‘‘Ouais... moi j’ai... ouais, i parle de ça et tout, mais de quoi i parle ?’’ Et puis en fait c’est elle qui va m’éclaircir quoi parce que... elle connaît beaucoup de choses. Mais... / (/ T’as un exemple pour me... pour m’éclairer un peu ?) [elle explique l’épisode d’Adam et Eve en reprenant ces noms-là] [...] C’est elle qui m’avait fait comprendre quoi (Ouais !) Bon moi je te l’ai raconté parce que c’est elle qui me l’a expliqué mais après je sais plus... ce que j’avais lu et ce que j’avais pas compris je sais pas mais... c’est elle qui m’a éclairci par exemple sur ça... [les motifs du mensonge du diable] (Ouais ! Et après... vous, je sais pas par exemple c’est... ça arrive que ça... que quand vous discutiez, ça fasse référence à directement... ce que tu dois faire dans la vie ou... ou plus vous vous centrez sur ce qu’i y a écrit quoi) Nan, ça fait ben toujours référence à ce qu’on fait dans la vie parce que... parce que ça c’est toujours la même chose : le bien, le mal ! le diable... dieu ! C’est touj/ ça se rapporte toujours à ça donc c’est toujours... T’sais c’est toujours genre... on va revenir à la même chose... ‘‘Prie... demande à dieu...’’ Je sais pas comment le dire en français... ouais, c’est ça [?] le chitan je sais pas se... (Repousser le...) Ouais exactement le diable... T’sais dire des paroles quoi du Coran qui ben... t’sais... pour que le diable s’éloigne de toi quoi des machins comme ça (Hum) ç a va retomber toujours sur ces paroles ! (Ouais) T’sais genre... ‘‘Dites... lis le Coran... Prie !’’ (Hum) Et voilà tu vois... c’est le problème, ça retombe toujours sur la pratique en fait » (Radia ; père : pas d’indication sur la profession, décédé quand elle avait 7 ans, savait lire le français ; mère : sans profession, scolarité inconnue, ne lit pas le français et le parle « vite fait », lit l’arabe)’

Parmi les catégories de textes lues, les magazines et les journaux restent les catégories de textes que l’on retrouve le plus souvent au centre des sociabilités lectorales entretenues avec les parents. Ainsi Karine, en entrant au lycée, n’a pas cessé de lire L’Equipe acheté par son père. Sa lecture est moins dépendante du parcours scolaire et de l’enseignement de la lecture que des intérêts familiaux pour le sport et de l’évolution de leurs modalités de satisfaction. D’une lecture rapide nourrissant les conversations familiales, Karine est passée à une lecture de L’Equipe plus intense et orientée sur le suivi de l’actualité footbalistique. Celle-ci contribue à la construction d’un regard spécialisé sur le foot permettant d’apprécier et de sélectionner au mieux les matchs auxquels elle assiste depuis la coupe du monde avec son père ou son cousin :

‘« (Tu m'avais écrit aussi sur le questionnaire que tu lisais L'Equipe) Ouais ! (Tu lis tout aussi [comme ton père], ou... ? Ou plutôt... le tennis comme t'en fais, ou... ?) Euh ben le foot, surtout, parce que j'aime bien le foot(Ouais ?) Ouais... [petit rire des deux] Donc foot, ouais, je lis tout le temps. Et puis après ben... quand ça concerne les équipes lyonnaises, je lis un peu tout [...] C'est surtout le foot... ouais, le tennis... Et puis si le basket ! Aussi, ça, j'aime bien. Mais... tout ce qui est cyclisme et tout ça, je laisse tomber (Ouais ! [rire]) Cyclisme, boxe... (C'est pas des choses qui t'intéressent ?) Non ! (Et généralement avec ton père vous avez un peu les mêmes goûts... des sports ? Ou pas trop... ?) Euh... ouais, si, assez (Vous vous parlez des différentes équipes et tout ça ou...) Ben en foot... ouais ! Beaucoup ! Euh... basket un peu... et puis le reste, non. Le tennis, c'est ma mère, en fait [...] Le tennis, on en parle que quand y en a en fait... [ie. quand des tournois sont retransmis à la télé] sur le moment, ça ! Mais autrement le foot, ouais c’est un peu tout le temps en fait le foot. Et... voilà, bon, le basket, c’est plus occasionnel quand même. Puis autrement, ben ouais, c’est à table quoi c’est... le sport c’est un des sujets principaux quoi ! [petit rire des deux] (Tes autres sœurs aussi elles aiment bien ? le sport...) Ouais [...] Ben la petite sœur... elle aime bien le foot aussi main’nant parce que en fait/ Au départ elle aimait pas mais... quand je m’y suis mis, elle a bien aimé ! [petit rire des deux] La grande... un peu moins. Nan ouais... ma grande sœur elle préfère faire du sport que regarder (Ouais ? Parce que toi tu regardes les matchs aussi ?) Ouais ! [petit silence] J’y vais aux matchs ! [petit rire] (T’y vas aussi ?!) Ouais, j’y vais... ([petit silence] Et c’est depuis quand ? Que tu t’y es mis ?) Depuis la coupe du monde... [petit rire] [...] Main’nant c’est... fan’ de l’OL à fond ! [petit rire] (C’est vrai ?) Ouais ! [petit rire des deux] (Et t’y vas toute seule ou t’y vas avec... des gens) Euh... soit avec mon père... soit avec des copines. Ouais... Surtout avec mon père, ou... mon cousin(Ton père il y allait avant ou il y allait... /) / Nan... nan [...] lui, il aimait bien le foot, mais c’était devant la télé et rien de plus et bon moi je l’ai un peu bougé quoi !(Ouais ? [petit rire des deux]) Je lui ai fait... ‘‘Tu m’accompagnes aux matchs... ?’’ Mais bon... vu qu’il aime bien, ça lui pose pas de problème (Ouais ! Et du coup t’y vas à quelle... fréquence ?) Ben... pff’... ça dépend vraiment [...] Pendant les vacances, je suis allée à trois matchs, alors que... je peux passer trois mois sans y aller ! ça dépend des matchs qu’i y a en fait... Ouais, dès qu’i y a un match bien, j’y vais quoi (C’est lesquels qui... sur quels critères ? Tu trouves que... y a un match bien, ou... ?) Ben le niveau de l’équipe d’en face, l’enjeu du match... et puis la forme de l’équipe... au moment quoi [...] Comment i joue en ce moment quoi ! (Ouais... Ouais, donc ça exige de savoir comment i sont...) Ouais ! (A ce moment-là... [petit rire] ok. Et donc L’Equipe , tu le lis aussi, pareil, depuis la coupe du monde ou tu le lisais avant ?) Nan ! Nan... ça, c’est depuis... depuis longtemps que je le lis... [...] Mais c’est vrai que maintenant je le lis plus attentivement ! [sourire] (Avant c’était comment ? Quand c’était pas attentif ?) Ben... c’était... je lisais ben les gros titres !(Ouais...) Et puis après suivant ce qui m’intéressait, je regardais ! Mais maintenant je sais que quand je prends le journal, c’est pour lire telle et telle rubrique ! [sourire] » (Karine ; père : technico-com­mercial, licencié au moment de l’entretien, a été informaticien ; mère : comptable dans l’informatique, bachelière)’

Les parents ne sont pas les seuls partenaires des sociabilités lectorales durables : les frères et sœurs ou d’autres pairs peuvent l’être également. Les catégories de textes au centre de ces sociabilités sont aussi diverses. La presse – magazine ou journal – en fait partie. Aïcha n’a pas cessé de fréquenter ses copines de collège en entrant en seconde. Ses satisfactions sont proches de celles des « voisins » décrits par N. Elias appréciant le « divertissement » des commérages :

‘« Sous toutes ses formes, le commérage a valeur de divertissement. [...] Le point essentiel n’est pas seulement qu’on a de l’intérêt pour les autres mais que cet intérêt est partagé. [...] la manière dont ils parlent de leurs relations communes diffère à peine de celle dont ils parlent des vedettes de cinéma, des membres de la famille royale ou de n’importe quelle personne dont la vie privée est ‘‘dans le journal’’, en particulier dans le journal populaire du dimanche qu’ils lisent tous. » 1256

Avec ses amies de collège, Aïcha entretient toujours avec plaisir des sociabilités lectorales autour de la presse people s’inquiétant de ce que « l’autre a fait avec l’autre » :

‘« [au collège et en seconde encore] J’ai beaucoup lu les... genre Gala et tout (Ouais) Bon ben les p’tits potins et tout, j’aime bien ça [...] (Et quand tu dis les p’tits potins et tout, tu les lis chez toi ou tu...) Ouais chez moi, dans le bus... avec mes copines on en parle... (Ah ouais ça vous en parlez en fait) Ah ouais... Quand on parle des stars qu’on aime bien, ou... ‘‘L’autre elle a fait ça avec l’autre’’ ou nanin. Si ça c’est... Franchement c’est bien(ça t’aimes bien) Puis on se demande si c’est vrai et... t’sais on... C’est pas toujours vrai quoi, des histoires comme ça. Puis voilà... nous on en parle beaucoup de ce genre de choses [petit rire] (Ouais) On les achète, c’est vrai que... on l’achète beaucoup ça hein... (Ouais) Euh... on achète plus que... le journal normal quoi. Puis voilà (Avec tes copines, c’est qui ? Avec Tasmina [camarade de classe de seconde] ou...) Nan j’en ai des autres (Des autres) Ouais... c’est plutôt avec des amies... que j’avais au collège » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée, scolarité primaire en Algérie)’

Le lien entre le lycée et les lectures de Gala se trouve moins dans la mise en œuvre d’habitudes lectorales acquises en cours de français que dans le parcours 1257 en bus au cours duquel Aïcha évoque avec ses copines les derniers potins lus sur différentes stars. Kamel quant à lui trouve dans le journal local de quoi nourrir certaines sociabilités en relatant des événements locaux ou des anecdotes parsemant l’actualité sportive ou politique :

‘« Je lis la presse sportive et... sinon... (Plus sur les résultats ou euh...) Je lis... tout ce qui passe. Par exemple... les choses qu’i y a, les événements... les nouvelles... comme par exemple, un exemple comme quand... un boxeur il a mordu... l’oreille... (Ouais) de Holyfield là, Mike Tyson là. Ça par exemple j’aime bien les p’tits trucs comme ça je lis (Ouais) Ou sinon le journal, les faits divers (Ah ouais) Je lis ouais, par exemple, quand je vois des gros titres, ça j’aime bien lire. Par exemple quand j’ai vu... je vois... un grand accident ou... par exemple... quand y a... accident à la... centre commercial de la Part-Dieu y a eu y a pas... longtemps (Hum hum) ça j’aime bien lire quoi (Ouais, c’est quoi, c’est dans quel journal que tu lis ?) Ben surtout... en fait c’est... hebdomadaire (Ouais) ça je lis souvent, puis dès qu’il est chez moi je le vois et je le lis (Ouais, c’est tes parents qui l’achètent ?) Ouais, en fait... mes parents ils l’achètent et tout et... Mais çui du dimanche i prennent en fait, surtout çui du dimanche je le lis » ; « (Sur le journal ou sur... même les magazines... de sport et tout, t’en parles avec tes copains aussi ou... ou t’en parles pas trop ? Ou même avec ta famille et tout) Euh... si si on en parle... En fait surtout on en parle des... résultats... des événements qui se passent même à... même qu’on voit à la télé ou... On en parle ouais (Ouais) On parle... on discute et tout ça... On parle programme télé et tout. On parle surtout des événements qu’y a en fait, des gros faits... Les gros faits divers si on en parle [...] M oi je parle surtout de trucs humouristiques [sic] ou aussi... des trucs intéressants quoi qui m’intéressent (Ouais, quoi comme trucs humoristiques ?) Donc... je sais pas moi... je regarde... ben... ce que je vous ai dit t’à l’heure par exemple... quand je vois par exemple... Mike Tyson qui mord l’oreille à Holyfield ça... ça fait rire quoi (Hum hum) Ouais c’est... [petit rire] ce qui m’intéresse ou bien... t’sais je... Ou quand je vois un homme politique qui... par exemple on voit... à la télé qui frappe quelqu’un [rire des deux] une personne ou... [référence à une anecdote de J.M. Le Pen filmé en train de taper quelqu’un lors d’un déplacement] ça aussi ça me fait rire [petit silence] » (Kamel ; père : soudeur ; mère : sans profession ; tous les deux scolarisés en primaire en Algérie)’
Notes
1256.

N. Elias, « Remarques sur le commérage », op. cit., p. 24.

1257.

Cf. infra, les conditions de non variations des habitudes lectorales selon les contextes.