3) L’expérience répandue mais diverse de la variation intra-individuelle des habitudes lectorales selon les contextes

La variation des habitudes de lecture mises en œuvre selon les contextes est souvent soulignée – par les lecteurs, par les sociologues – comme caractéristique des lectures des individus scolarisés. Ce constat s’accompagne d’une connotation des lectures réalisées dans les différents contextes. Ainsi F. de Singly souligne le caractère laborieux et sérieux des lectures scolaires dans Les Jeunes et la lecture en distinguant les « lectures-travail » et les « lectures-plaisir ». C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez présupposent pour leur part un investissement différent des élèves à l’occasion de ces lectures lorsqu’ils choisissent d’interroger d’abord les lectures livresques extra-scolaires.

Cette distinction des contextes de lecture renvoie à une distinction réelle et historiquement constituée 1286 d’institutions aux caractéristiques différentes. Ces institutions diffèrent en effet par exemple par la professionnalisation des individus émettant des sollicitations lectorales et par le caractère officiellement incontournable des sollicitations scolaires pour les individus d’une classe d’âge ayant atteint un niveau d’études donné. C’est sans doute du fait de ces distinctions que les enquêtés y recourent de manière récurrente et immédiate pour qualifier leurs différentes lectures et leur contexte de réalisation.

Mais, si l’école se caractérise par un fort degré d’institutionnalisation et si elle dispense à l’ensemble d’une classe d’un âge ayant atteint un niveau d’études donné les mêmes sollicitations lectorales, il reste qu’elle ne possède pas de monopole en la matière. La plupart des lectures extra-scolaires répondent en effet aux sollicitations de l’entourage : sociabilités lectorales, incitations expresses, activités encadrant des lectures, etc. En faisant écho à des habitudes antérieurement constituées ou, plus rarement, en suscitant la mise en œuvre de nouvelles pratiques, et en offrant des soutiens matériels et culturels à la réalisation de pratiques lectorales, ces sollicitations constituent un élément essentiel des modalités d’activation des pratiques lectorales d’une majorité d’enquêtés en seconde. Le caractère objectivement contraignant – c’est-à-dire efficace – des sollicitations ne diminue ni avec l’euphémisation de la contrainte, ni avec les modalités douces ou personnelles d’inculcation, ni avec le consentement des socialisés 1287 . Comme on l’a vu au chapitre 5, les expériences heureuses, malheureuses ou ambivalentes ne sont attachées ni aux différents contextes, ni aux différentes sollicitations. La présence de sollicitations lectorales et l’expérience qu’en ont les enquêtés ne sont donc pas ce qui distingue les différents contextes de lecture.

Pour de rares enquêtés, la distinction des contextes de lecture concerne notamment les modalités d’activation des habitudes. Au sein des cours de français, la mise en œuvre des habitudes lectorales est étroitement liée à des sollicitations encadrées alors qu’en dehors des cours de français, elle se passe d’un tel encadrement, elle suit des sollicitations peu encadrées. On peut pointer différentes caractéristiques sociales, scolaires et lectorales de ces enquêtés. Ils ont constitué des habitudes lectorales et ont intériorisé des injonctions à la lecture. Souvent mais pas nécessairement, ils ont construit des appétences lectorales. Ils ont fréquenté seuls des lieux de distribution (bibliothèque, librairies, etc.) et appris à être sensibles à ces dispositifs incitatifs objectivés. Ils accordent à la lecture une bonne position dans l’ordre des priorités extra-scolaires du fait de leurs conditions matérielles et culturelles d’existence (incitations parentales, textes accessibles, temps dégagé pour cette activité, etc.).

Pour la majorité des enquêtés cependant, la mise en œuvre des habitudes lectorales en contexte extra-scolaire est dépendante de sollicitations expresses et personnalisées (vs intériorisées et objectivées), de sollicitations encadrées.

Mais plus que par les modalités d’activation des habitudes lectorales (et quelles que soient ces dernières), c’est par les textes lus et les façons de lire mises en œuvre et sollicitées que les différents contextes de lecture se distinguent.

L’analyse des habitudes et appétences lectorales antérieurement constituées et mises en œuvre sans ou en dépit de sollicitations encadrées et celle des sollicitations et des soutiens familiaux, amicaux ou scolaires (par les enseignements autres que littéraires) montrent en effet que tous les enquêtés ont hors école des lectures qui se distinguent de celles qu’ils réalisent au sein des cours de français pour répondre aux exigences lycéennes de lecture. Ces lectures correspondent plus ou moins aux attendus professoraux des lectures extra-scolaires. Globalement donc, on constate une variation intra-individuelle (ou une contextualisation) des habitudes lectorales mises en œuvre selon les contextes scolaire et extra-scolaire : ceux-ci sont porteurs de contraintes lectorales différentes ou favorisent la réalisation de lectures distinctes. Cette variation suppose une cohabitation d’habitudes lectorales qui diffèrent par les textes, par les façons de lire et de dire les lectures et parfois par leurs modalités d’activation.

Certains enquêtés vivent relativement paisiblement la variation de leurs habitudes lectorales selon les contextes. C’est le cas lorsqu’ils reconnaissent la légitimité des différentes sollicitations lectorales auxquelles ils sont confrontés depuis longtemps et ne les hiérarchisent pas et lorsqu’ils ont constitué les habitudes lectorales permettant d’y répondre. Quelques-uns prennent même plaisir à la diversité des lectures ainsi réalisées contentant par là des appétences lectorales variées : non seulement du point de vue des textes lus, mais aussi parfois des façons de lire et des conditions d’activation des habitudes. Marie-Eve prend plaisir à trouver des romans de science-fiction en bibliothèque comme elle apprécie de se soumettre aux nouvelles contraintes lectorales scolaires. Parce qu’ils ont été habitués précocement à avoir des lectures variées, à être l’objet de sollicitations diverses non construites comme contradictoires et à contextualiser la mise en œuvre de leurs habitudes, ils connaissent les conditions favorables d’une « schizophrénie heureuse » 1288 . Ayant construit des habitudes lectorales dont la mise en œuvre répond à des sollicitations encadrées, certains trouvent donc des satisfactions à l’encadrement scolaire plus serré des lectures qui rend possible la réalisation d’une injonction intériorisée.

Toutefois, un grand nombre d’enquêtés – que leurs compétences lectorales soient reconnues au sein des cours de français ou au contraire invalidées – contestent la légitimité des lectures littéraires à laquelle les cours de français les confrontent. Ils leur opposent des lectures qu’ils effectuent en dehors des cours sous l’effet d’autres sollicitations, encadrées, ou non. Cette contestation ouverte ne les empêche pas de tenter de se soumettre aux contraintes lectorales scolaires. Elle n’annule pas non plus les possibles dévalorisations des lectures extra-scolaires à l’aune de la légitimité littéraire contestée. Par exemple, grâce à son passé lectoral et scolaire, Marie met en œuvre pour les cours de français des lectures qui correspondent aux attentes professorales. Elle n’en critique pas moins les nouvelles exigences lectorales scolaires et valorise a contrario non seulement les exigences scolaires antérieures, mais aussi ses lectures extra-scolaires réalisées en suivant d’autres sollicitations qu’elle a refusées d’abandonner (en poursuivant ses lectures elle se distingue d’autres enquêtés, moins assurés scolairement, comme Tasmina ou Isabelle). La valorisation de ses lectures extra-scolaires n’est toutefois pas à l’abri d’une dévalorisation ponctuelle des satisfactions lectorales participatives et des textes lus. Cette dévalorisation témoigne d’une intériorisation de la légitimité lectorale littéraire (portée par les cours de français lycéens et par son père) :

‘« Je suis en train d’en lire un c’est un truc tout simple, en fait c’est pour passer le temps, parce qu’en fait y a des livres aussi où c’est... parce qu’y a des livres qui apprennent rien où... on lit et puis... on s’en souvient plus après. Et puis y en a d’autres livres qui marquent. Et là ben... c’est tranquille... C’est un livre comme ça quoi (Ouais, c’est quoi ?) C’est... L’esprit de famille je crois que tu dois pas connaître(Nan) Ben en fait c’est une famille. C’est l’histoire de la famille quoi. C’est gentil [petit rire] (ça c’est plus pour te détendre que...) Ouais... Ouais puis aussi y a des fois j’ai... ’fin... c’est dur aussi de tomber sur un livre à pile qui nous fasse vraiment ressentir quèque chose quoi » (Marie ; père : gestion de production, « fac » ; mère : comptable, BEP puis cours par correspondance)’

Les sollicitations lectorales scolaires sont donc parfois mises en concurrence avec d’autres sollicitations ou d’autres habitudes constituées. Cette mise en concurrence est renforcée lorsque les enquêtés ont de surcroît constitué des habitudes lectorales extra-scolaires dont la mise en œuvre se passe de sollicitations encadrées (Léonardo, Gaspar, Séverine, Marie, Gaëlle, Valérie, etc.). Les conditions scolaires d’activation des habitudes lectorales constituent alors potentiellement un motif supplémentaire de dépréciation des lectures scolaires.

Les individus entretiennent donc des rapports différents aux cohabitations d’habitudes hétérogènes : certains en éprouvent gêne et tension, d’autres y trouvent des motifs de satisfaction.

Plus ou moins bien vécue, la contextualisation des habitudes lectorales est partagée par tous les enquêtés : avant d’être le fait d’une modalité intentionnelle d’action, elle constitue une réponse des lecteurs aux sollicitations lectorales différentes portées par les contextes au sein desquels ils évoluent.

Cette variation intra-individuelle des habitudes lectorales mises en œuvre selon les contextes a en effet pour conditions le suivi par les enquêtés de sollicitations lectorales extra-scolaires qui se distinguent des sollicitations scolaires. Ces sollicitations peuvent conduire à la mobilisation d’habitudes antérieurement constituées ou à la constitution de nouvelles habitudes lectorales.

La mobilisation d’habitudes antérieurement constituées repose sur :

La constitution de nouvelles habitudes lectorales est liée à des évolutions articulées ou non à la scolarité :

La contextualisation de la mise en œuvre d’habitudes lectorales différentes conforte et renforce encore la visibilité des différences institutionnelles des contextes scolaire et extra-scolaire de lecture, porteurs de sollicitations différentes.

Parallèlement à la contextualisation de certaines de leurs habitudes lectorales, les enquêtés connaissent souvent aussi des conditions favorables à une non variation de leurs lectures selon les contextes scolaire et extra-scolaire.

Il convient donc d’étudier les conditions de possibilité de ces non variations intra-individuelles des habitudes lectorales mises en œuvre selon les contextes qui obligent à atténuer la distinction entre contextes et à revoir les agencements de différentes habitudes lectorales.

Notes
1286.

P. Ariès, L’Enfance et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, rééd. Seuil, 1973, 316 p. Dans La Socialisation, M. Darmon évoque les thèses opposées quant à l’évolution historique du « monopole familial » de la socialisation enfantine (p. 45-46). Elle souligne comment, de multiples manières, l’Etat interfère et intervient dans la définition de la socialisation primaire en confiant et déléguant aux familles une responsabilité limitée et définie légalement de la socialisation enfantine ainsi qu’en encadrant les délégations secondaires par le biais notamment de la scolarisation et des modes de garde (p. 55). Les discours normatifs de Durkheim sur le rôle de l’Etat indiquent un moment historique important de redéfinition des prérogatives de ce dernier (dans Education et sociologie, « Le rôle de l’Etat en matière d’éducation », p. 58-61). Ils reviennent notamment sur la répartition des fonctions socialisatrices entre école et famille.

1287.

F. de Singly, « Les Ruses totalitaires de la pédagogie anti-autoritaire », op. cit., P. Bourdieu, La Reproduction, op. cit., E. Durkheim, Education et sociologie, p. p. ?; et pour remonter plus loin dans le temps encore, E. Durkheim, Education et sociologie, op. cit., p. 66-68.

1288.

Lahire B., « La réussite scolaire en milieux populaires », op. cit.