2) Des habitudes lectorales en dépit de sollicitations contextuelles plus ou moins encadrées

L’enquête fait apparaître que des élèves interrogés mobilisent des habitudes lectorales sans ou en dépit de sollicitations contextuelles plus ou moins fortement encadrées. Ces modalités particulières d’activation des habitudes donnent à voir d’autres conditions de non variation intra-individuelle des habitudes lectorales selon les contextes. On repère deux situations.

Une première situation apparaît lorsque les individus mettent en œuvre des habitudes lectorales sans suivre des sollicitations fortement encadrées alors qu’ils maîtrisent les habitudes lectorales leur permettant d’y répondre de manière attendue. En mobilisant des principes et catégories d’appréhension des œuvres qu’ils ont construits en s’emparant d’autres textes ou d’autres produits culturels, certains enquêtés réagissent à des sollicitations lectorales peu encadrées (des dispositifs objectivés de distribution des textes, sans évaluation des lectures, sans inscription de celles-ci dans des sociabilités lectorales, etc.) et non dominantes parmi une pluralité de sollicitations. Quelques-uns négligent par exemple les sollicitations promotionnelles pour une appréhension pragmatique des bandes dessinées (même s’ils ont constitué de telles habitudes) en mobilisant des habitudes lectorales analytiques constituées ou entraînées à la lecture de la littérature classique.

Une seconde situation s’observe lorsque les individus n’ont pas construit les savoirs et savoir-faire nécessaires à la mise en œuvre des habitudes lectorales attendues par des sollicitations contextuelles. De manière intentionnelle, ou non, ils se soustraient alors aux contraintes lectorales contextuelles en mobilisant des habitudes constituées antérieurement, mises en œuvre ailleurs et sur d’autres catégories de textes.

Différentes actualisations des décalages entre sollicitations contextuelles dominantes et façons de lire pourraient être analysées. L’une d’elles se manifeste lorsque des lecteurs ne savent pas répondre à des sollicitations contextuelles participatives parce qu’ils n’ont pas constitué de telles habitudes lectorales. C’est le cas par exemple de Mathilde qui ne lit pas les magazines féminins avec ses pairs, même « pour rire », parce qu’elle n’a pas faite sienne cette habitude lectorale participative (les individus défenseurs du sérieux scolaire, de l’exclusivité du regard analytique et de la délimitation restreinte d’un corps de textes, dans les querelles pédagogiques se retrouvent dans cette position et disposition à l’égard des œuvres culturelles).

Une autre actualisation de ces décalages est le fait de lecteurs qui mettent en œuvre des habitudes lectorales participatives en négligeant les sollicitations lectorales analytiques. C’est le cas en classe lorsque des élèves profitent d’une rupture temporaire du cours d’une étude de textes à l’occasion d’un « retournement carnavalesque » ou lorsque des élèves refusent de mettre en suspens une appréhension participative pour analyser des textes entrant en contradiction avec des convictions éthiques, politiques, esthétiques, etc. 1301 Plusieurs éléments contribuent cependant à la rareté de cette actualisation des décalages entre sollicitations contextuelles et habitudes constituées. Oppositions aux sollicitations scolaires, ils ont des conséquences scolaires négatives. De plus, si elle n’induit pas mécaniquement une adhésion à l’arbitraire culturel enseigné, la maîtrise des habitudes lectorales analytiques la favorise et réduit la probabilité de sa constestation. La reconnaissance largement partagée de l’autorité pédagogique écarte aussi dans une large mesure la contestation pratique des sollicitations lectorales scolaires (par la mise en œuvre d’habitudes lectorales non attendues). Si Esther s’autorise au collège à refuser d’étudier La Nuit des temps et même de poursuivre sa lecture de l’œuvre, c’est parce qu’elle a l’autorisation professorale de réaliser sa fiche de lecture sur une œuvre de son choix. Ses habitudes lectorales l’inclinent par ailleurs à préférer au roman de Barjavel une œuvre plus légitime encore. Elle opte en effet pour Au Bonheur des dames.

Parmi l’ensemble des actualisations possibles des décalages entre sollicitations contextuelles dominantes et habitudes constituées, on a décidé de s’arrêter aux actualisations les plus courantes, si ce n’est les plus signifiantes, du point de vue de l’enseignement scolaire des habitudes lectorales. On présentera donc les deux situations suivantes : 1/ lorsque les façons de lire analytiques sont mobilisées sans encadrement serré de leur mise en œuvre, et amènent les lecteurs à négliger des sollicitations contextuelles participatives dominantes ; 2/ lorsque les façons de lire participatives sont mobilisées en dépit de sollicitations contextuelles analytiques auxquelles les lecteurs ne savent pas répondre.

Notes
1301.

Cf. supra, chapitre 6. Madame G évoque le refus d’étudier l’article de l’Encyclopédie sur la Traite des Nègres par un élève « noir » décrit comme « bouillonnant » (qui n’a pas souhaité participer à l’enquête). L’observation des moyennes trimestrielles permet de constater que cet élève figure parmi ceux obtenant les meilleures moyennes de la classe en français (1er trimestre : 12.10/20, 5ème meilleure moyenne la 1ère étant de 13.70/20 ; 2ème trimestre : 14.60/20, 3ème meilleure moyenne la 1ère étant de 14.90/20 ;3ème trimestre : 12.20/20, 2ème meilleure moyenne la 1ère étant de 12.40/20. C’est lui qui obtient la meilleure moyenne annuelle 13/20). Aucun élève interrogé ne témoigne de telles position et disposition scolaires (les conditions de production du matériau contribue sans doute à cela : modalités de prise de contact avec les enquêtés, participation volontaire à l’enquête, etc.).