b. résistances objectives aux contraintes contextuelles analytiques

L’insoumission aux contraintes lectorales scolaires et la mobilisation d’habitudes lectorales mises en œuvre en d’autres circonstances en réponse à ces sollicitations encadrées constituent une quatrième condition de possibilité de non variation intra-individuelle des habitudes lectorales selon les contextes. Presque tous les enquêtés l’ont connue ponctuellement.

On a en effet montré au chapitre 8 que presque tous les enquêtés ont eu l’occasion au cours de l’année de seconde de mettre en œuvre, parfois sciemment, des habitudes lectorales non attendues scolairement, sans parvenir à les mettre en veille ou à les canaliser, en raison : des questions posées sur les textes, des textes donnés à lire, de leurs habitudes lectorales, de leurs intérêts lectoraux et non lectoraux, de leurs appropriations des savoirs et savoir-faire scolaires en matière de lecture, des types d’habitudes constitués au vu des modalités d’activation, etc.).

Par ailleurs, l’analyse des variations intra-individuelles des habitudes lectorales selon les contextes indique que l’ensemble des enquêtés met en œuvre, en dehors des cours de français des habitudes lectorales différentes de celles attendues scolairement (qu’il s’agisse d’appréhensions participatives légitimes scolairement ou illégitimes).

Adeline, Aïcha, Malika, Myriam et Lagdar se démarquent du reste de la population d’enquête en ne parvenant quasiment jamais à répondre adéquatement aux attentes lectorales professorales en situation d’évaluation et en mobilisant des habitudes lectorales et des façons de lire qu’ils mettent en œuvre en dehors des cours de français. Trois parmi eux se distinguent aussi du reste de la population par l’évocation d’une réorientation quasi-certaine en BEP après la seconde : Adeline pense faire un BEP vente, Malika cherche un contrat d’apprentissage auprès des salons d’esthéticiennes, Lagdar regrette que son redoublement de seconde ne lui ait pas permis de passer en première et subit la proposition de réorientation en BEP. C’est à partir de ces cinq enquêtés aux profils lectoraux et scolaires extrêmes et exceptionnels dans la population que nous présenterons la 4ème condition de possibilité de moindre variation intra-individuelle des façons de lire selon les contextes.

Au vu des notes collectées, des copies qu’ils m’ont remises ou de leurs propos en entretien, Adeline, Aïcha, Malika, Myriam et Lagdar ont, en français, des profils scolaires semblables. Indubitablement, leurs réponses ne correspondent pas aux attentes professorales en matière de lecture lycéenne. Les copies qu’ils m’ont remises ont toutes des notes au-dessous de la moyenne et parfois largement. Ainsi Adeline a obtenu 5.5/20 à l’étude d’un extrait des Châtiments et 5/20 au contrôle de lecture sur Madame Bovary. A l’exception du 14.5/20 qu’Aïcha a obtenu au contrôle de lecture du Rouge et le noir en s’appuyant sur sa lecture et sa mémorisation du Profil de l’œuvre (elle n’a pas lu le roman de Stendhal), les notes collectées de cette enquêtée vont de 2/10 à 8/20. Le relevé de notes du 1er trimestre de madame E montre que les notes des DS de Malika sont comprises entre 1.5 et 9.5/20 et celles de Lagdar entre 3 et 9.5/20. Les 4 copies que Myriam m’a remises ont été évaluées à 5/20, 6/20, 7/20 et 7/20. En entretien, ces enquêtés évoquent tous les difficultés qu’ils rencontrent en français et leurs résultats au-dessous de la moyenne :

‘« La prof de français elle a la réputation d’être... un super bon prof de français, des sept... (Ah ouais) T’as sept avec elle c’est super bien. T’as neuf avec elle c’est super bien. C’est ce qui... c’est équivalent à un douze avec une autre prof, parce qu’elle note sévèrement. J’ai eu une fois un sept. Pff’, miracle [...] D’habitude c’est trois, quatre, cinq... C’est dur... (Ouais. Et t’es d’accord avec les notes ou...) T’façons, qu’est-ce tu veux que je dise ? [...] Une fois j’ui ai dit, je fais ‘‘Voilà, pourquoi j’ai eu trois ?’’ Elle me fait ‘‘Parce que, elle me fait, t’écris comme tu parles, elle me fait, et puis bon t’en as... C’est morcelé, tu auras un truc ça, après tu vas remettre, tu vas expliquer le truc...’’ Après j’ai fait ‘‘Bon, j’ai eu trois, j’ai eu trois hein (Ouais) je vais pas me mettre à faire une déprime hein’’. » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’ ‘« Y a aucun prof qui a eu à se plaindre quoi... d’un manque de travail. J’ai toujours fait mon boulot comme i fallait (Ouais) Je me suis toujours... donné du mal quoi pour faire mon travail. Quand i faut faire quèque chose, moi je le fais bien ou je le fais pas du tout. Moi le travail bâclé... j’aime pas ça(Ouais) Donc je fais toujours mon boulot comme il le faut... je sais pas, j’ai toujours eu des bonnes présentations... des bonnes copies... voilà (Ouais)Y a que la note qui est... [petit rire des deux] ’fin qui est un peu embêtante quoi mais bon » (Myriam ; père : artisan plombier ; mère : aide une personne âgée ; scolarité des deux parents en Algérie non précisée)’ ‘« (Tout à l’heure tu me disais... pour les rédactions t’avais... un p’tit peu des difficultés) Ouais ! (C’est quoi comme... type de sujet que... où t’arrives pas trop ?) C’est surtout... par exemple l’argumentation – tout ce qui est invention, ça va, je me débrouille (Ouais ? au collège t’étais...) Voilà – mais argumentation c’est surtout des idées que j’arrive pas à trouver et surtout pour les développer. Pour les développer non... j’y arrive pas trop. Pour ça j’appelle souvent ma sœur pour que... elle me donne des idées. Voilà. Quand elle me donne des idées, c’est bon après... je me débrouille assez. Mais quand c’est en classe... quand y a des textes d’argumentation à faire, c’est... bah bah bah, c’est chaud quoi » ; « Je suis pas trop fort en français. Nan franchement je cartonne cher en français hein [petit silence] Je dois avoir quoi... sept huit hein ! (De moyenne ?) Ouais. Franchement... (Aux deux trimestres, là ?) Aux deux trimestres, ouais au premier trimestre j’avais eu six, et là j’ai eu... huit. Ouais j’augmente [petit rire] P’tit à p’tit on verra bien. Nan le français franchement c’est vraiment pas mon domaine, je suis vraiment pas fort depuis que je suis tout p’tit hein ! Le français ça a jamais été mon domaine. Même avant je travaillais, je travaillais, je travaillais, je travaillais : ça aboutissait à rien ! Alors bon t’sais quoi le français bon... c’est bon j’arrête » (Lagdar ; père : ouvrier chaudronnier en invalidité ; mère : femme au foyer ; pour les deux parents, pas de scolarité supposée en Algérie)’ ‘« [A propos de sa prof de français de 4ème] Je trouvais qu’elle notait sévèrement (Et cette année, là, madame B tu trouves qu’elle note... comment ?) Ah ouais... elle est bien. Nan c’est vrai qu’elle note... assez... elle est assez stricte dans les notes, mais... Enfin bon... (T’es d’accord avec les notes que t’as toi ?) Ben je suis bien obligée ! [...] Ce que j’approuve pas elle, c’est... [...] J’avais un résumé à faire (Ouais) Et... ce résumé je l’avais fait et tout, et je l’avais lu vite fait, mais... j’ai pas fait attention aux fautes d’orthographe, ça fait... [...] j’avais fait un grand texte quand même (Ouais) j’avais fait douze fautes d’orthographe. Elle m’avait mis neuf. Elle fait ‘‘Ouais’’. Elle a pas voulu mettre la moyenne... Pas plus de la moyenne quand t’as trop de fautes d’orthographe (Ouais) Je trouve que ça c’était pas... Pp’, en fait c’était le texte qu’elle devait noter, pas le/ C’est vrai que les fautes d’orthographe ça compte, bon, elle nous aurait dit de faire plus attention et tout, mais... Je trouve que... là elle a été injuste (Ouais [...] mais sinon y a pas d’autres...) Nan. Sinan à part ça, nan... Elle note... (Ouais) C’est vrai que c’est dur quand même d’avoir la moyenne avec elle hein (Ouais ?) Surtout en rédaction... mais au sinon [sic] ça va... elle note bien. Je crois. Les autres de ma classe, i disent qu’elle note niveau bac (Ouais)Je sais pas... On prépare plus le bac que autre chose (Ouais) Sinon nan... ça va. » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)’

Les mauvaises notes obtenues par ces enquêtés résultent notamment de leurs difficultés à se soumettre aux contraintes lectorales scolaires. Elles résultent aussi de leur manière de répondre à ces contraintes lectorales : ils mobilisent de fortes habitudes lectorales constituées et mises en œuvre en d’autres contextes ne correspondant pas à celles attendues. De ce fait, la non variation de leurs façons de lire et de dire leurs lectures selon les contextes s’inscrit dans un mouvement inverse de celle présentée précédemment : elle manifeste des résistances – qu’elles soient objectives ou subjectives – aux contraintes lectorales scolaires (qui ne sont pas résistances à l’autorité pédagogique) et non une mobilisation d’habitudes lectorales analytiques en dehors du contexte scolaire.

Les façons de lire et de dire les lectures de ces enquêtés se retrouvent d’un contexte à l’autre et ce, bien qu’elles dérogent aux attentes lectorales scolaires dominantes (celles qui sont critères d’évaluation des pratiques lectorales). Il apparaît donc que les contraintes scolaires, qu’elles soient lectorales ou qu’elles portent sur d’autres savoirs, ne constituent pas des conditions suffisantes à la mise en œuvre des savoirs et savoir-faire attendus. On a identifié trois caractéristiques, pas forcément articulées, mais essentielles de ces façons de lire décalées : l’ancrage réaliste de l’appréhension des textes et l’évaluation des textes à l’aune de leur conformité supposée au réel – en référence à ce qui est connu, vécu, etc. – ; une réflexivité non innervée par des savoirs spécialisés et non inscrite dans une logique de production d’un métadiscours spécialisé sur les textes ; la construction de leur métadiscours sur les textes dans les conditions socio-discursives particulières de l’interaction (vs seul devant une feuille d’examen ou devant un jury muet). Ces enquêtés ont une appréhension pragmatique des savoirs et du langage reposant sur des conditions d’énonciation qui autorisent des implicites et jouent sur ces derniers (connivence entre interlocuteurs, etc.) 1305 . Au cœur de l’absence de variation intra-individuelle des façons de lire et de dire les lectures selon les contextes sied la distance, par non maîtrise ou par résistance objective avant même parfois d’être subjective, des enquêtés aux savoirs spécialisés mobilisés et produits à l’occasion des façons de lire scolairement attendues.

On présentera successivement ces traits en montrant d’une part comment ils se réalisent en dehors des cours de français et d’autre part la forme qu’ils prennent au sein du contexte scolaire.

Notes
1305.

Cette appréhension des savoirs et du langage est familière des formes orales-pratiques de relations sociales telle que B. Lahire les a analysées. Sur la question de la lecture, cf. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 113-125.