Conclusion. Transférabilité des habitudes, résistance aux contraintes contex­tuelles, habitudes mises en œuvre sur sollicitations encadrées

Ainsi l’enquête fait apparaître différentes situations qui nuancent une simple répartition des habitudes lectorales selon les contextes scolaire et extra-scolaire. Ponctuellement au moins, des façons de lire et de dire les lectures se retrouvent d’un contexte à l’autre, sur des catégories de textes parfois semblables, parfois différentes.

La similitude des façons de lire et de dire les lectures mobilisées par un lecteur d’un contexte à l’autre passe par la mise en œuvre d’habitudes lectorales de types différents selon les modalités de leur activation. Ces types d’habitudes requièrent plus ou moins des sollicitations lectorales encadrées. Ils répondent plus ou moins aux sollicitations lectorales légitimes d’un contexte, à l’aune desquelles les habitudes lectorales des enquêtés peuvent être évaluées.

Des enquêtés évoluent en effet dans des contextes porteurs de sollicitations lectorales encadrées similaires. Leurs façons de lire ne varient pas selon les contextes scolaire et extra-scolaire parce que dans les deux contextes ils répondent de manière attendue à des sollicitations proches en mobilisant des habitudes lectorales qu’ils ont constituées antérieurement. Pour certains, la proximité des contextes scolaire et extra-scolaire du point de vue des habitudes lectorales attendues prolonge celle des contextes scolaire et extra-scolaire collégiens. Pour d’autres, elle est nouvelle. Cela manifeste le caractère non fini de la socialisation lectorale au terme du collège : cette socialisation s’effectue notamment par la réalisation répétée et accompagnée de lectures en certaines situations.

Un plus grand nombre d’enquêtés connaît cette situation pour des habitudes lectorales participatives. Les sollicitations lectorales scolaires sont alors remarquables dans la mesure où elles se distinguent des attendus officiels de la lecture lycéenne en prolongeant des activités lectorales présentes au collège (fiches de lecture, etc.).

Beaucoup moins d’enquêtés en revanche connaissent une proximité des contraintes lectorales contextuelles scolaire et extra-scolaire pour des habitudes lectorales analytiques. Celle-ci implique l’établissement de sociabilités lectorales avec des individus maîtrisant ces habitudes de lecture sur telle ou telle catégorie de textes et incitant à leur mise en œuvre.

Quelles que soient les façons de lire mises en œuvre et quelle que soit la nouveauté de cette mise en œuvre, leurs conditions d’activation partagent des points communs avec leurs conditions de production. La mise en œuvre des habitudes lectorales résultent de la rencontre de deux éléments : ressemblance des sollicitations scolaires et extra-scolaires ; mobilisation fortement encadrée d’habitudes antérieurement constituées répondant de manière attendue aux sollicitations contextuelles légitimes.

La non variation intra-individuelle des habitudes de lecture selon les contextes se réalise également par la mise en œuvre d’un autre type d’habitudes. La mise en œuvre des façons de lire – analytiques ou pragmatiques – s’effectue alors en dépit de sollicitations lectorales encadrées, par la mobilisation d’habitudes constituées non conformes aux attentes des sollicitations contextuelles légitimes ou dominantes. Cette mise en œuvre peut aussi se suffire de sollicitations peu encadrées mais fortement intériorisées. Dans les deux cas, elle constitue une contestation en acte, si ce n’est en discours, de sollicitations lectorales encadrées. Elle témoigne parfois d’une transférabilité des façons de lire d’une catégorie de textes à une autre.

De rares enquêtés se soustraient plus ou moins complètement à la fonction et à l’usage socialement reconnus et diffusés des textes. Lorsqu’ils lisent en contexte extra-scolaire, il leur arrive de négliger des sollicitations lectorales participatives en appréhendant les textes de façon analytique ou en mêlant appréhensions pragmatique et analytique 1317 . Qu’ils transfèrent des principes de perception analytiques, construits en classe ou en dehors par le biais d’amateurs avertis, les lecteurs ont une appréhension analytique de la production écrite dont ils s’emparent. Ils caractérisent les textes par des traits stylistiques, des positions idéologiques, etc. et les situent de la sorte au sein d’une production ordonnée. Ils comparent les œuvres entre elles à partir de traits stylistiques, idéologiques, etc. Ils dégagent le point de vue sur le réel proposé par les textes. Ils mettent en évidence les fonctions qu’ils remplissent chez un lecteur-étalon ou les effets qu’ils pourraient produire. Les enquêtés sont susceptibles de reconduire les contraintes lectorales analytiques intériorisées alors même qu’elles ne sont pas expressément rappelées par les membres de leur entourage. Certains sont également sensibles aux sollicitations lectorales peu encadrées, mais potentiellement encadrantes, des dispositifs objectivés de classement des œuvres dans les lieux de distribution (ordonnancement des rayons, mises en avant promotionnelles, etc.).

De rares autres enquêtés résistent aux demandes scolaires d’inscription des textes dans des savoirs spécialisés. Ils mettent en œuvre des habitudes lectorales participatives en dépit des sollicitations scolaires encadrées pour la mise en œuvre d’une appréhension analytique des textes. Ils mobilisent des habitudes lectorales antérieures et fortement constituées ainsi que parfois sur des sollicitations contextuelles dominées au sein du contexte scolaire (on a montré au chapitre 6 ce qui conduit à une moindre univocité des contraintes lectorales scolaires au lycée : gestion des bonnes et mauvaises réponses des élèves, enseignement subreptice : par les gestes, les tons de voix, les implicites, les connivences supposées, affichées ou involontaires ; le chapitre 8 étudie les conditions des appropriations décalées des sollicitations scolaires : difficultés des textes et consignes proposés, proximité des sollicitations familières, assouplissement de l’encadrement des façons de lire, etc.). Ils les appréhendent comme disant le vraisemblable, le vrai ou le réel, mais n’explicitent pas ce que doivent les textes à leurs conditions socio-historiques de production. S’ils pointent des caractéristiques stylistiques des textes, ils ne recourent pas à un vocabulaire spécialisé pour les désigner. Les modalités de retour réflexif sur le texte qu’ils mettent en œuvre s’appuient sur d’autres éléments que les savoirs et savoir-faire spécialisés enseignés en cours de français (intonations, mimiques, sélection et répétition de passages-clés, etc.). Elles se réalisent dans des conditions socio-discursives différentes de celles caractérisant la production d’une argumentation conforme aux attendus scolaires d’explicitation : au sein d’interactions.

Dans l’une et l’autre situations, les lecteurs font peu cas de certaines sollicitations lectorales, expressément rappelées par l’entourage, portées par les contextes scolaire et extra-scolaire au sein desquels ils évoluent. Ils mobilisent des habitudes lectorales solides constituées antérieurement et ailleurs (ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elles sont souvent mises en œuvre). Leur activation peut s’effectuer dans des conditions qui se distinguent des conditions de leur constitution : lorsque les sollicitations ne sont plus fortement encadrées alors qu’elles l’étaient lors de la constitution des habitudes lectorales. Elles ont été intériorisées. Leur activation peut aussi s’effectuer dans des conditions proches des conditions de production : c’est le cas pour les enquêtés qui ont, depuis longtemps, constitué leurs habitudes lectorales sur le tas et en s’appuyant sur des contraintes et sollicitations lectorales objectivées.

Ces deux situations découlent de rapports différents aux sollicitations lectorales contextuelles qu’elles négligent. La seconde situation est le fait d’enquêtés n’ayant pas nourri leurs façons de lire et de dire leurs lectures des savoirs et savoir-faire lectoraux enseignés à l’école et dont les réponses sont invalidées. La première situation est le fait d’enquêtés ayant constitué les habitudes lectorales permettant de répondre de manière attendue aux sollicitations contextuelles ou textuelles participatives mais s’en écartant et les négligeant dans un geste hypocorrectif et assuré ou en les articulant à des habitudes lectorales analytiques. De ce point de vue, les mises en œuvre de ces habitudes lectorales n’ont pas la même légitimité scolaire. Dans un cas, ce sont des mises en œuvre par défaut et non maîtrise des habitudes lectorales expressément sollicitées qui sont reconnues comme des mises en œuvre par défaut. Dans l’autre cas, la résistance aux contraintes contextuelles n’est pas liée à la non constitution des habitudes lectorales sollicitées expressément ou usuellement (et d’ailleurs parfois également mises en œuvre). Elle est manifestation de la maîtrise d’une pluralité d’habitudes lectorales et d’un jeu, scolairement gratifiant, avec les contraintes immédiates.

L’inégale reconnaissance sociale des mises en œuvre de ces habitudes lectorales découle d’autres éléments. D’abord les différents contextes de lecture porteurs de sollicitations lectorales négligées n’ont pas la même légitimité ni la même fonction de légitimation des façons de lire. En effet si les contextes scolaire et extra-scolaire peuvent tous deux constituer des « marchés » différents sur lesquels s’évaluent les façons de lire mises en œuvre, il reste que seul le contexte scolaire occupe la fonction sociale de certification des façons de lire qu’il a aussi fonction d’enseigner. Non seulement dans la seconde situation, les lecteurs voient leurs habitudes lectorales invalidées, mais cette invalidation vaut socialement comme évaluation légitime. A l’inverse, dans la première situation, les lecteurs négligent des sollicitations lectorales dans un contexte qui n’a ni la possibilité de valider ou d’invalider des habitudes lectorales mises en œuvre ni celle de faire valoir et reconnaître socialement ses évaluations. Ensuite, les façons de lire mises en œuvre n’ont pas la même légitimité scolaire puisque les appréhensions analytiques sont celles attendues au baccalauréat et non les appréhensions pragmatiques.

Ainsi la constitution d’habitudes lectorales, dont la mise en œuvre se passe de sollicitations encadrées et est réaction à des sollicitations peu encadrées (ou dominées), peut assurer un certain pouvoir aux individus – le pouvoir de s’imposer à soi-même des réactions plutôt que de se soumettre à celles imposées par autrui 1318 . Cependant, elle prend place au sein d’un monde social où toutes les habitudes lectorales ne se valent pas et où tous les contextes n’ont pas la même légitimité (sociale et scolaire) à reconnaître et à certifier les habitudes lectorales mobilisées.

L’ensemble des enquêtés voit leurs habitudes lectorales mises en œuvre varier selon les contextes. Cela suppose la constitution et la cohabitation d’habitudes différentes dont la mise en œuvre est associée à différents contextes. Cette répartition des habitudes lectorales selon les contextes (cette contextualisation des habitudes lectorales) est fortement soutenue par la variation des contraintes lectorales contextuelles sollicitant la mise en œuvre d’habitudes différentes. De rares enquêtés peuvent se dispenser de sollicitations encadrées parce qu’ils les ont intériorisées et les reconduisent lorsqu’ils s’emparent de telle ou telle catégorie de textes et parce qu’ils réagissent à des sollicitations peu encadrées ou dominées.

Mais cette contextualisation des habitudes est atténuée par une non variation intra-individuelle des habitudes lectorales mises en œuvre selon les contextes. Les contextes de lecture accueillent alors potentiellement une pluralité d’habitudes lectorales : parce qu’ils sont eux-mêmes porteurs de sollicitations diverses ; ou parce que leurs sollicitations, unifiées, ne suffisent pas à la mise en veille d’habitudes lectorales non expressément réclamées.

L’étude des conditions de possibilité de la variation intra-individuelle des pratiques lectorales et façons de lire selon les contextes fait apparaître la pluralité des habitudes lectorales constituées et mises en œuvre par la quasi-totalité des enquêtés. A l’exception des enquêtés n’ayant pas constitué les habitudes lectorales permettant de répondre aux attentes professorales de lecture analytique, l’ensemble des enquêtés ont construit des habitudes lectorales participatives et des habitudes lectorales analytiques. Ils mettent en œuvre ces dernières sur des catégories de textes variées en différents contextes. Les différents types possibles d’habitudes constituées, en fonction des modalités d’activation (sur sollicitations encadrées, sans ou en dépit de sollicitations encadrées), diversifient encore le profil lectoral des lecteurs enquêtés.

Notes
1317.

Lorsqu’il décrit la pensée scolastique, P. Bourdieu souligne à maintes reprises cette appréhension particulière qui consiste à décontextualiser les textes lus, à réaliser des activités « arrachées à la situation immédiate » c’est-à-dire à des activités non savantes, P. Bourdieu, Les Méditations pascaliennes, op. cit., p. 25.

1318.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 190-192. L’auteur fait le lien entre maîtrise des pratiques langagières scolaires et apprentissage des formes légitimes d’exercice du pouvoir.