Conclusion

Dans la lignée des recherches sociologiques ou historiques s’intéressant à la manière dont les textes sont saisis par les lecteurs et résonnent en eux, la présente thèse ne s’est pas arrêtée à une caractérisation interne des œuvres (stylistique ou thématique, voire typographique). Mais elle se singularise dans cette filiation en montrant que si les œuvres n’induisent pas intrinsèquement et mécaniquement telle ou telle appropriation, les caractéristiques sociales et biographiques des lecteurs, en soi, ne le font pas plus. On ne met pas en doute la variation sociale des appropriations des textes par ce point de vue, mais on affirme leur construction sociale et l’importance des processus à l’œuvre dans cette construction.

On s’est attachée à dégager les sollicitations lectorales dont les lecteurs font l’objet, auxquelles ils réagissent et qui peuvent les conduire par exemple à prêter attention à la construction des personnages, à la présence de l’auteur parmi les auteurs recommandés en classe, etc. et à ignorer d’autres caractéristiques textuelles comme l’histoire, la véracité des propos publiés, etc. En proposant d’expliquer les appropriations des textes à partir d’une étude de la constitution et de la mise en œuvre des habitudes de lecture, on a éclairé les angles morts des approches en réception et des recherches sur la distribution sociale des pratiques de lecture. On a aussi travaillé à dénaturaliser les liens entre textes lus, façons de lire et contextes de lecture tout en soulignant l’inégale légitimité scolaire et sociale de différents liens réalisés par les lecteurs.

En insistant sur les processus et circuits par lesquels les individus en viennent à lire et apprécier tel ou tel texte, on a aussi proposé une autre manière de désigner des récurrences de goûts et d’intérêts lectoraux constatés (et leurs exceptions). Malgré la rapidité de la formule, il semble moins intéressant de dire d’une fille comme Karine, lisant L’Equipe, qu’elle a des goûts de garçon, en attribuant aux textes des caractéristiques qui satisfont à des lectorats succinctement identifiés, que de montrer les conditions qui l’ont amenée à effectuer cette lecture : importance des discussions familiales autour du sport, vision partagée de retransmissions télévisées d’événements sportifs, présence au domicile du journal, lu par son père, médiatisation du football avec la coupe du monde et expansion des discussions amicales autour du sport, fréquentation du stade de foot local en compagnie de son père, comme activité propice aux retrouvailles filiales l’année d’une décohabitation du domicile parental pour intégrer un établissement scolaire sélectif, etc.

On comprend d’autant mieux les enjeux de telles précisions que les différences filles/garçons ne sont pas seules en jeu mais peuvent côtoyer d’autres caractérisations des lecteurs dans des discours qui tendent, in fine, volontairement ou non, à naturaliser des traits, des goûts, des intérêts, des croyances, etc. Ces discours risquent toujours de justifier un monde social inégalitaire et empêchent de comprendre les difficultés possibles de l’enseignement de telles ou telles habitudes de lecture ou de réfléchir aux manières de les surmonter en tenant compte de la complexité de la réalité, de l’intensité des relations qui soutiennent parfois telle lecture, etc. Les précisions apportées peuvent aussi invalider des discours qui décrivent de manière erronée des différences entre savoirs comme des incompatibilités intrinsèques. Contre ce type de naturalisations, on s’est efforcée par exemple de montrer non seulement différentes conditions d’opposition des légitimités ou intérêts littéraires et socio-économiques (Rodolphe ou Tasmina) mais aussi les conditions de la conciliation de ces légitimités ou intérêts pour d’autre lecteurs (Salah, Maxence ou Bastien) – les analyses évoquées se trouvent au chapitre 9.

Pour conclure ce travail, on reprendra d’abord les traits saillants de la démarche entreprise et de sa construction. On évoquera ensuite quelques résultats qui nous semblent devoir être soulignés.