1) La démarche...

En construisant l’objet de la recherche à la rencontre des sociologies de la lecture, de l’éducation et de la socialisation, à l’échelle individuelle, on a proposé une approche nouvelle des pratiques de lecture et de leurs constitutions.

Celle-ci s’est construite dans un souci constant de va-et-vient et d’indissociabilité des actes méthodologiques et des orientations théoriques du travail. Refusant de renvoyer ces propos aux annexes ou aux implicites de la construction et les considérant comme éléments de recherche à proprement parler, on s’est efforcée de les exposer et de les expliciter à chaque moment de la thèse.

On peut pointer les éléments essentiels et significatifs de la démarche suivie.

L’articulation des sociologies de la lecture, de l’éducation et de la socialisation passe par la conception, la réalisation et l’analyse des entretiens. Par exemple, les questions posées sur les sollicitations lectorales ne visaient pas seulement à produire un matériau sur ces sollicitations ou sur les modalités de constitution des habitudes par l’intériorisation progressive de ces sollicitations ou par la construction d’habitudes lectorales permettant d’y répondre. Ces questions visaient également à comprendre et à saisir, par un autre biais que l’évocation rétrospective des textes lus, les habitudes de lecture effectivement constituées et mises en œuvre. Cette orientation a permis de mettre en évidence les liens entre sollicitations lectorales et façons de dire les lectures, qui sont ce à partir de quoi tout sociologue approche nécessairement les façons de lire. En évoquant les consignes de lecture scolaires, les conseils amicaux, familiaux, professionnels, etc., ou les messages promotionnels et les classifications mobilisées pour l’organisation de la distribution (ie. les dispositifs objectivés), les enquêtés énonçaient ce qui avait en partie orienté leur appréhension des textes : être attentif aux procédés stylistiques pour répondre aux consignes d’un commentaire de texte, être en éveil devant ses propres ressentis lectoraux lorsque l’attente d’une angoisse forte a suscité la lecture, s’attacher aux marques de vraisemblance d’un récit présenté comme une histoire vraie, etc.

L’analyse souligne toutefois que les façons de lire ne dépendent pas seulement des « consignes » de lecture.

L’articulation des sociologies de la lecture et de la socialisation conduit en effet à saisir les façons de lire mises en œuvre comme réactions à des caractéristiques du texte et des sollicitations lectorales (plus ou moins encadrées) à partir d’habitudes lectorales antérieurement constituées. On s’y est attelée pour les lectures extra-scolaires comme pour les lectures scolaires. On répond alors à des interrogations de sociologie de l’éducation en proposant une compréhension des facilités ou au contraire des difficultés rencontrées par les élèves à la mise en œuvre des façons de lire attendues en contexte scolaire. On souligne différentes conditions propices à la présentation, si ce n’est la production, d’une juste étude de texte : maîtrise des savoirs et savoir-faire attendus, entraînement effectif de leur mise en œuvre, répartition des tâches entre enseignants et élèves, importance de la réussite pour le suivi de la scolarité envisagée, étrangeté des textes par rapport à l’univers quotidien ou lectoral des lecteurs, etc. Une nouvelle des Chroniques italiennes évoquant des meurtres, la demande professorale d’une synthèse sur la mort et l’amour dans le recueil et la présentation du travail de Stendhal à partir de faits divers suscitent en Adeline, grande lectrice et amatrice de faits divers et d’« histoires vraies » sordides, la réactivation d’habitudes lectorales participatives. Outre ces caractéristiques textuelles et ces sollicitations lectorales scolaires, cette réactivation repose sur l’intériorisation des jugements scolaires et la décision d’une réorientation en BEP en fin de seconde, une moindre maîtrise de savoirs et savoir-faire interprétatifs nouveaux permettant de répondre à d’autres questions professorales, le refus de soumettre le suivi de l’intrigue au rythme lent de l’étude du rythme narratif. A l’inverse, une familiarisation avec les savoirs et savoir-faire interprétatifs en troisième, l’étrangeté première des textes de Montaigne, le suivi scrupuleux des corrections professorales et la réalisation systématique des études de textes de Montaigne et Rabelais, l’investissement reconnu d’Elodie dans les activités scolaires, expliquent sa compréhension progressive, attendue, des textes du XVIe siècle (cf. chapitres 7 et 8)

Cette analyse souligne à sa manière et après d’autres que la volonté des élèves, leur motivation ou leurs supposés « dons » sont insuffisants à la compréhension de leurs productions scolaires et ne sont pas les éléments sur lesquels travailler pour lutter contre les difficultés scolaires. On indique aussi que, quels que soient leur intérêt ou leur pertinence, les solutions pédagogiques se focalisant sur les méthodes d’enseignement oublient souvent que l’enseignement proposé ne détermine pas à lui seul la réception qu’en ont les élèves. Il le peut d’autant moins que, dans sa mise en œuvre au sein des classes, par le déroulement des cours, etc., il est rarement univoque et souvent porteur d’une pluralité de sollicitations dont les attendus correspondent plus ou moins à ceux des examens (chapitres 6 et 9).

L’inscription de la recherche dans une sociologie de la socialisation potentiellement plurielle menée à l’échelle individuelle constitue un autre trait saillant de la démarche. Elle implique une approche des sollicitations lectorales diverses, non pas en soi (abstraitement, ou par les seuls discours officiels : de l’Education nationale, des professionnels du livre, etc. ou la seule observation de la rationalisation de la distribution du livre 1319 , etc.), mais celles auxquelles les enquêtés ont effectivement réagi et les manières dont ils y ont réagi (en les suivant, en les détournant ou en les refusant). On a mis en place un dispositif spécifique pour étudier les sollicitations lectorales scolaires au cours de la période lycéenne. On a travaillé à les reconstruire du point de vue des enseignants qui mettent en œuvre les Instructions officielles dans leurs cours, en réalisant des entretiens avec eux, des observations en classe, en s’arrêtant aux IO, etc. On les a également reconstruites du point de vue des élèves, en étudiant les conditions de leurs réactions (attendues, ou non) à ces sollicitations à partir notamment de leurs habitudes lectorales antérieurement constituées, par le biais d’entretiens, de copies de français et d’observations en classe. Pour les autres sollicitations lectorales – tant actuelles que passées –, l’investigation a été moins approfondie et pourrait être le point de départ de prolongements d’enquête, en imaginant une sociologie de la lecture interrogant des lecteurs, leurs parents, leurs proches, les professionnels du livre qu’ils côtoient ou les lieux de distribution qu’ils fréquentent, leurs enseignants, etc. Pour autant, l’investigation réalisée n’en a pas été moins innervée par les préoccupations d’une sociologie de la socialisation. La lecture des travaux sur les modes de socialisation, sur les pratiques de lecture des Français et d’autres matériaux (comme les IO en vigueur au moment de la scolarité des enquêtés à chaque étape du cursus, etc.) a permis de construire une politique d’enquête informée, soucieuse de susciter les propos des enquêtés dans cette perspective et de poser des questions sur des sollicitations que les enquêtés n’évoquaient pas spontanément. On a interrogé les pratiques de leur entourage, leur possession d’imprimés et leurs modalités d’approvisionnement, leurs activités scolaires et extra-scolaires touchant de près ou de loin à la lecture, etc. 

Cette politique d’enquête a assuré aussi la compréhension et l’analyse des propos collectés en inscrivant les évocations des incitations à la lecture dans le cadre plus large de la socialisation enfantine. Elle a permis d’éclairer la variation des habitudes constituées. Ainsi, l’évocation des désordres enfantins au sein des cours d’arabe ou de la bibliothèque municipale par Ahmed et Radia ne peut être rapportée à un moindre investissement ou une démission éducative parentale en matière lectorale notamment, ni non plus à la seule présentation de soi, surtout dans un contexte politique peu favorable à une telle éducation. Elle doit plutôt être comprise comme évocation du détournement enfantin des intentions éducatives parentales qui incitent à réaliser des activités extra-scolaires permettant d’exercer la maîtrise de l’écrit, ou comme souscription enfantine décalée à l’exigence parentale de valorisation des activités scolaires (vs les activités extra-scolaires associées au divertissement), cf. chapitre 2. Par ailleurs, les suggestions parentales en matière de lecture ne correspondent pas toujours aux attendus professoraux : ils peuvent proposer la lecture de Profil, faire à leurs enfants des comptes rendus des œuvres lues et étudiées, leur suggérer de regarder des adaptations télévisuelles d’œuvres littéraires étudiées, valoriser la lecture, quels que soient les textes et leur appartenance au corpus étudié en classe ou suggéré – mise à disposition du journal local ou des magazines plutôt que des œuvres littéraires –, ou valoriser des pratiques de lecture collectives différentes des lectures individuelles attendues à l’école, etc. Ces suggestions parentales non conformes aux attendus scolaires de l’accompagnement parental de la scolarité peuvent être saisies non comme des résistances aux directives scolaires, mais comme des soutiens à la scolarité enfantine, en particulier à la construction des habitudes de lecture légitimes scolairement, décalés par méconnaissance de l’institution scolaire et de ses objectifs ou perspectives d’enseignement.

Enfin, une telle inscription de la recherche implique de prêter attention non seulement aux incitations explicites des adultes, mais aussi aux pratiques effectives des enquêtés et de leur entourage, et de construire un guide d’entretien permettant la production d’un matériau sur les différentes modalités de la socialisation.

Notes
1319.

A propos de l’écoute musicale, A. Hennion évoque les effets apparemment univoques et universels de la « discomorphose ».