Problématique

Les objets techniques contemporains ont une propension particulière à être le support de rêves, d’utopies quant à leur devenir. Cet imaginaire se matérialise dans différents discours dont ceux qui visent à favoriser, encourager leur insertion sociale, que P. Breton nomme « discours d’accompagnement ».

Face à ces productions discursives, deux postures de recherche peuvent être distinguées (reflétant les deux attitudes philosophiques à l’égard de l’imagination à la fois illusion et création). La première posture répond à un objectif de démasquage 5 . Elle consiste à critiquer ces discours, à dévoiler les stratégies de « camouflage », les idéologies qui les sous-tendent et les intérêts qu’ils cachent.

La deuxième attitude, sur laquelle nous nous appuyons et que nous souhaitons prolonger, confère une fonction à cet ensemble d’images, de représentations. Ce positionnement est celui adopté par plusieurs travaux sur l’insertion sociale des objets techniques contemporains 6 . Il est présent dans des études qui n’ont pas comme problématique ces discours mais qui sont amenées à les intégrer dans des questionnements sur les processus d’innovation, de diffusion ou d’appropriation. Quelle que soit la phase questionnée, les discours sur une technique se voient attribuer une fonction dans chacun de ces processus. Cependant si un rôle fondamental de l’imaginaire, des représentations, dans les processus d’insertion sociale est reconnu, il n’a pas, à notre connaissance, été questionné dans sa globalité. Cette fonction de l’imaginaire, des représentations (exprimés en partie dans les discours d’accompagnement) a certes été explicitée par P. Flichy pour le processus d’innovation technique. Elle a aussi, suivant une approche différente, été relevée par J. Jouët pour la phase de découverte lors de l’appropriation. Cependant, dès que les objets techniques contemporains se banalisent, les relations entre leurs représentations dans les discours d’accompagnement et leur trajectoire sociale ne sont plus, à notre connaissance, questionnées. Nous pouvons nous interroger sur cette absence de questionnement. Le rôle de ces discours se limite-il à la période d’incertitude ? Si, en effet, comme le souligne J. Jouët ces discours perdent de leur prégnance avec l’autonomisation des pratiques, que deviennent-ils face au développement des pratiques ? Y restent-ils insensibles ? En somme, que se passe-t-il dans ces discours quand l’objet technique se banalise ?

Afin de mieux comprendre les relations entre les imaginaires et le processus d’insertion sociale, interroger les représentations d’un objet technique contemporain en les intégrant à son processus d’insertion sociale est essentiel. En d’autres termes, nous nous proposons, à partir d’un exemple d’objet technique contemporain, en l’occurrence du téléphone mobile, de questionner les imaginaires exprimés par deux discours d’accompagnement (les publicités et les modes d’emploi) selon une approche diachronique. Ne pas limiter l’étude des représentations à un instant précis (au moment d’incertitude), les appréhender parallèlement au développement des pratiques, doit justement permettre de voir si les imprévus, les détournements d’usage sont pris en compte dans les discours des offreurs. En somme, c’est seulement en adoptant une approche diachronique que nous pouvons interroger l’influence du développement des pratiques sur ces productions discursives. Si ces discours ont de leur côté un rôle sur les pratiques par le biais des représentations qu’ils véhiculent, le développement imprévisible des usages ne travaille-t-il pas en retour les représentations socio-techniques ? Ajoutons que, pour une telle étude, choisir le téléphone mobile possède un atout majeur : sa rapidité de diffusion. La banalisation du portable s’est réalisée sur un temps particulièrement court. Ainsi cette spécificité a l’avantage de condenser les différents moments-clés de son insertion sociale.

Notre choix de discours s’est porté sur les publicités et les modes d’emploi de mobiles car ils constituent des documents essentiels du passage de la conception à l’appropriation, des concepteurs aux usagers. Ces deux discours, de surcroît, ne « disparaissent » pas avec la banalisation d’un appareil ; ils accompagnent et continuent d’escorter l’insertion sociale d’un objet technique quel que soit son statut (innovation ou objet quotidien). Ils font partie intégrante de son cycle de vie.

Ce travail poursuit donc un double objectif : d’une part, caractériser les rôles des publicités et des modes d’emploi dans le processus d’insertion sociale du téléphone mobile, et d’autre part, interroger leur devenir face au développement des pratiques. Ces buts s’inscrivent dans une interrogation plus globale sur le devenir des images d’un objet technique contemporain au cours de son insertion sociale.

L’interrogation suivante résume le questionnement qui anime notre recherche : comment les imaginaires socio-techniques exprimés par les discours d’accompagnement du téléphone mobile ont-ils évolué au cours de l’insertion sociale de cet objet technique contemporain ?

Deux hypothèsespeuvent être formulées :

L’insertion sociale des objets techniques contemporains est un processus complexe. Producteurs et diffuseurs d’imaginaires socio-techniques, les discours d’accompagnement jouent un rôle essentiel dans ce processus. Ils permettent de donner du sens aux objets techniques (contemporains). Les publicités et les modes d’emploi sur les téléphones mobiles, bien que différents en terme de genre, sont, tous deux, des discours accompagnant l’insertion sociale de cet objet technique contemporain. Ils jouent, tous les deux, un rôle de constructeurs de significations d’usage et de prescripteurs d’usage. Ainsi, ils participent à l’insertion sociale de cet objet technique.

Les publicités et les modes d’emploi évoluent au cours de l’insertion sociale des téléphones mobiles. Les représentations des téléphones mobiles, de leurs usages et de leurs usagers se modifient. Indépendamment de l’évolution de leur genre, les publicités comme les modes d’emploi reflètent les imaginaires socio-techniques à un moment donné. Ce sont les pratiques effectives qui influent indirectement sur les représentations des téléphones mobiles, des usages et des usagers exprimées dans les publicités et les modes d’emploi des téléphones mobiles.

Le développement des pratiques sociales influence les imaginaires socio-techniques des téléphones mobiles exprimés dans les publicités et les modes d’emploi car il modifie les imaginaires socio-techniques précédents.

Notes
5.

Cette posture est présente dans les travaux de B. Miège, de P. Breton et de L. Sfez.

6.

Cette position est notamment celle adoptée par P. Flichy, J. Jouet et T. Vedel.