Suite à ces diverses précisions, nous pouvons maintenant nous préoccuper des objets techniques. Est donc objet technique tout objet, c'est-à-dire tout assemblage de matière dans une forme particulière, fabriqué pour effectuer un certain travail en vue d’un certain résultat, et avec lequel nous entrons en relation. Toutefois, en nous appuyant sur G. Simondon, nous pensons que différentes précisions sont ici nécessaires.
En effet, actuellement, les objets techniques sont construits et pensés suivant cette logique utilitaire qui permet d’ailleurs de les opposer aux objets esthétiques et sacrés. Ils sont définis comme ayant comme fin unique d’être utiles. Dans l’imaginaire collectif, l’objet technique est pensé comme un objet qui exécute un certain travail, une succession d’opérations en vue d’un certain résultat. Pour s’en convaincre, un détour par les dénominations des objets techniques quotidiens est éloquent ; nous parlons de machines à laver, de fers à repasser, de machines à coudre, etc. Autant d’expressions qui définissent les objets par de leurs usages.
Or cette conception est culturelle et néglige l’essence même de l’objet technique qui se trouve dans son fonctionnement. G. Simondon le rappelle : « C’est le paradigme du travail qui pousse à considérer l’objet technique comme utilitaire ; l’objet technique ne porte pas en lui à titre de définition essentielle son caractère utilitaire ; il est ce qui effectue une opération déterminée, ce qui accomplit un certain fonctionnement selon un schème déterminé […] C’est le fonctionnement, et non le travail qui caractérise l’objet technique » 23 . Pour sortir de cette logique utilitaire, G. Simondon propose de définir l’objet technique par sa genèse. « Il est possible de chercher à définir l’objet technique en lui-même par le processus de concrétisation et de surdétermination fonctionnelle qui lui donne sa consistance au terme d’une évolution, prouvant qu’il ne saurait être considéré comme un pur ustensile » 24 . Ainsi, à la suite de G. Simondon, B. Stiegler écrit que « l'objet technique est une matière inorganique organisée, tendant à la naturalisation » 25 . Cette définition montre le caractère évolutif de l’objet technique.
En résumé, si au stade primitif, l’organisation de la structure vise un objectif précis (addition d’éléments techniques pour obtenir tel résultat), son produit est en évolution constante suite à des convergences (que ce soit pour des causes intrinsèques ou extrinsèques) ; « l’objet technique est ce qui n’est pas antérieur à son devenir, mais présent à chaque étape de ce devenir ; l’objet technique un est unité en devenir » 26 . C’est ainsi que nous appréhendons l’objet technique comme ayant certes culturellement un usage, une utilité mais surtout mécanologiquement 27 un fonctionnement en devenir.
Cette attitude, dénoncée par G. Simondon, repose sur une conception de la machine comme un être autonome pourvu d’un fort degré d’automatisme. Or cette vision est erronée dans la mesure où la machine a besoin de l’homme pour fonctionner. L’homme intervient sur les machines contemporaines tel « un chef d’orchestre ».
Le philosophe des techniques envisage l’existence de ce fantasme technophobe comme le résultat de la méconnaissance du fonctionnement des objets techniques. Ainsi, les conceptions de ces objets et les images qui les accompagnent sont fortement dépendantes de notre culture technique. Les auteurs de romans de science-fiction, notamment ceux du courant cyberpunk, se nourrissent de cette vision des machines comme êtres autonomes et s’appuient sur elle. Notre imaginaire collectif reflète ce rejet culturel.
Cette réflexion souligne, comme précédemment, le poids des représentations sociales dans une pensée des objets techniques. Il semble que toute la difficulté du chercheur dans une réflexion sur ces objets réside d’ailleurs dans cette imbrication entre ce que les objets sont et les significations que notre culture leur donne.
Les théoriciens du modèle de la traduction ont, en effet, montré que cet alliage technique/humain était présent dans la machine au cours de la phase de conception 30 . Cette référence aux travaux de M. Callon et B. Latour ne doit pas nous amener à considérer qu’après son invention, l’objet technique devient une boîte noire. Adopter cette position conduirait à deux écueils. D’une part, l’objet technique ne serait plus considéré comme unité en devenir. D’autre part, le rôle des usagers, au cours de la phase d’appropriation, sur la trajectoire prise par un objet technique serait fortement minimisé 31 .
Pour conclure, en observant notre environnement de tous les jours, identifier des objets techniques est une tâche aisée. Quotidiennement manipulés et utilisés, ils se laissent envisager comme des choses naturelles non problématiques. Toutefois, dès que l’analyste cherche à les définir, il se voit confronté à la difficulté de les appréhender indépendamment d’un jugement de valeur technophobe ou technophile. Les significations accordées à ces objets, les sentiments et discours qu’ils suscitent sont certes le reflet d’une culture mais font aussi partie de leur identité.
Ibid., p. 11.
Ibid., p.246.
Ibid., p.15.
Bernard Stiegler, La faute d’Epiméthée, Paris, Galilée, 1994.
G. Simondon, op. cit., p. 20.
G. Simondon énonce la nécessité de développer la mécanologie, une discipline dans laquelle le mécanologue n’appréhende pas les objets techniques suivant leur logique utilitaire mais prend en considération leur genèse et leur fonctionnement.
G. Simondon, op. cit., p. 11.
G. Simondon, op. cit., p. 12.
Le modèle de la traduction est présenté plus en détail dans la partie I, chapitre 1, section 1, « le modèle de la traduction » pp. 43-47.
Voir Thierry Vedel, « Sociologie des innovations technologiques et usagers : introduction à une sociopolitique des usages », in André Vitalis (dir.), Médias et nouvelles technologies : pour une socio-politique des usages. Rennes, Ed. Apogée, 1994, pp. 13-35.