1°) Les imaginaires techniques

Le monde de l’imaginaire est un monde aux contours particulièrement flous. Longtemps négligé des analystes et connaissant depuis peu un intérêt grandissant le concept d’imaginaire avec ses notions connexes (utopie, idéologie, mythe…) est particulièrement polysémique et ne fait d’ailleurs pas l’objet d’une définition unanime. C’est sur ce point que G. Durand attire notre attention dans l’Imagination symbolique : « Une extrême confusion a toujours régné dans l'emploi des termes relatifs à l'imaginaire. Image, signe, allégorie, symbole, emblème, parabole, mythe, figure, icône, idole sont utilisés indifféremment l'un pour l'autre par la plupart des auteurs » 57 . Malgré cette difficulté, nous devons essayer de faire le point sur les différentes conceptions de l’imaginaire, avant de nous pencher sur la notion d’imaginaire technique.

D’après le Petit Robert, l’imaginaire se définit comme le « produit, domaine de l’imagination » 58 comprise comme la « faculté que possède l’esprit de se représenter des images, connaissances, expérience sensible » 59 . On distingue généralement l’imagination reproductrice c’est-à-dire la « faculté d’évoquer les images des objets qu’on a déjà perçus » 60 et l’imagination créatrice correspondant à la « faculté de former des images d'objets qu'on n'a pas perçus ou de faire des combinaisons nouvelles d'images » 61 . L’imaginaire apparaît donc comme le résultat de l’activité imageante, de l’imagination.

Ajoutons que le concept d’imaginaire a été historiquement pensé en opposition au réel et ce depuis l’Antiquité. Le dualisme imaginaire/réel comme d’ailleurs celui entre la raison et l’imagination, hérité de la philosophie grecque, est fondamental pour comprendre le long dénigrement dans les pensées rationalistes du concept d’imaginaire. C’est notamment ce que nous enseigne R. Barbier : « L'histoire du concept d'imaginaire est liée à la dynamique des représentations intellectuelles dichotomiques depuis l'Antiquité. On a toujours eu tendance à opposer réel et imaginaire, raison et imagination, objectivité et subjectivité » 62 . Il voit cette opposition se renforcer avec la pensée cartésienne : « Quoi qu'il en soit, après Descartes, les philosophes vont juger sévèrement l'imagination en tant que faculté, mode d'exercice de la pensée. L'image qui en résulte et plus généralement l'imaginaire, sont d'autant plus trompeurs qu'ils peuvent se donner pour réels et vrais » 63 .

Si l’imaginaire a donc été longtemps critiqué – compris dans son rapport de déformation du réel –, ce concept est depuis le siècle dernier entré dans ce que R. Barbier appelle « la phase d’autorisation » caractérisée par un rééquilibrage « entre le pôle d'actualisation et le pôle de potentialisation de l'imaginaire et du réel » 64 . Disons plus simplement qu’il connaît ces dernières années un regain d’intérêt notamment dans l’analyse des phénomènes sociaux.

Ainsi, l’imaginaire n’est plus pensé dans un questionnement centré sur l’individu et s’ancre de plus en plus dans des phénomènes collectifs. Certains sociologues soulignent cet ancrage par l’utilisation de la notion d’imaginaire social. B. Baczko notamment explique que l’ajout de l’adjectif social, pour qualifier et ainsi restreindre l’acception de l’imaginaire, a un double but : « D’une part, l’orientation de celle-ci vers le social, c’est-à-dire la production de représentations globales de la société et de tout ce qui se rapporte à elle […]. D’autre part, le même adjectif désigne l’insertion de l’activité imageante individuelle dans un phénomène collectif » 65 . L’imaginaire social se rapproche ainsi de l’utopie et de l’idéologie. En s’appuyant sur les travaux de P. Ricoeur, P. Flichy considère d’ailleurs que « l’utopie et l’idéologie constituent les deux pôles de l’imaginaire social, l’un cherchant à conserver l’ordre social, l’autre à le bouleverser » 66 .

C’est dans cette mouvance que la notion d’imaginaire technique prend ses racines. Tout en critiquant l’émergence de cette notion, L. Sfez souligne ce point : « Grand fédérateur, l’imaginaire de la technique fait son entrée sur la scène en imitation des imaginaires découverts récemment dans la littérature socio-anthropologique » 67 . Mais que recouvre exactement cette notion ?

Subordonnée aux conceptions de l’imaginaire – qui, comme nous l’avons vu, ne font pas l’unanimité –, la notion d’imaginaire technique est tour à tour employée comme synonyme d’utopies techniciennes, de rêves de techniciens, comme ensemble d’images entourant la technique ou plus largement comme ce que l’on imagine de la technique.

Toujours dans une approche critique, L. Sfez fait le point sur cette polysémie : « Terme-valise, "imaginaire" désigne le plus souvent ce qu’il y a dans la tête de l’ingénieur, du technologue, du technicien. Autrement dit, parler de leur imaginaire, c’est décrire quelles sont les images qui les hantent, quels sont les rouages qui les mettent en marche, les mobilisent et les font agir, quelle est leur vision du monde et donc quelle place ils s’attribuent en tant que technicien, inventeur, innovateur ou homme de progrès. En bref, l’imaginaire apparaît alors comme un monde mental descriptible, un univers que le sociologue, l’anthropologue ou l’ethnologue s’emploie à dessiner. Dans ce cas, le plus courant, "imaginaire" est un terme qui signifie seulement "contenu de pensée" » 68 . L’imaginaire technique semble alors souvent pensé comme le produit de l’imagination créatrice, comme une ressource à l’invention ou à l’innovation et comme le propre des techniciens.

Toutefois, à l’instar de P. Flichy – et dans une acception plus large de la notion d’imaginaire technique (ce qu’on imagine de la technique) –, nous pensons que les techniciens n’ont pas l’exclusivité de l’imaginaire technique : « Utopies et rêves ne sont pas seulement le propre des inventeurs, ils relèvent de groupes sociaux beaucoup plus larges qui développent différentes représentations de la technique » 69 . Et c’est l’ensemble de ces représentations de la technique que nous désignons par la notion « d’imaginaire technique ». Il est, en effet, indéniable que la technique et ses objets sont entourésde rêves, de mythes et d’utopies et que ces« représentations imagées entre lesquelles se tissent de multiples liens » 70 ne sont pas réservées aux seuls techniciens. P. Flichy a d’ailleurs souligné le rôle des vulgarisateurs, journalistes et autres romanciers dans l’élaboration d’un imaginaire social de la technique.

Après avoir reconnu l’existence d’imaginaires techniques, l’intérêt n’est pas d’interroger le réalisme de ces représentations mais plutôt de les appréhender comme une ressource pour donner du sens à l’action technique, que ce soit celle des techniciens ou des usagers. Retenons que ce qu’on imagine d’un objet technique, les représentations imagées qu’on en a avant même de l’utiliser sont fondamentales dans la relation que l’on construit avec cet objet. C’est notamment ce qu’ont montré les travaux sur l’appropriation des nouveaux objets techniques.

Néanmoins, une telle conception de l’imaginaire technique soulève un certain nombre de questionnements. Là où L. Sfez explique que l’imaginaire est généralement appréhendé comme un monde mental, P. Flichy envisage « les discours utopistes, les romans de science-fiction ou les textes de prospective » comme des lieux d’expression d’imaginaires sociaux de la technique. C’est bien dans cette deuxième perspective que nous nous situons : nous considérons, en effet, que certains discours expriment un imaginaire technique dans le sens où ils représentent des usages, des usagers imaginaires ; ils expriment ce qu’on imagine du devenir d’un objet technique nouveau. C’est notamment le cas de certains écrits de science-fiction et de la majorité des publicités. Quant au mode d’emploi, quoique bien loin de faire rêver, il garde tout de même, à notre avis, la trace de ce qu’on imagine pouvoir et devoir faire avec l’objet. Néanmoins, dans notre approche, il n’est pas tant question de ce qu’on imagine d’un objet technique contemporain que des représentations présentes dans les discours d’accompagnement. Plus précisément, si nous reconnaissons l’expression d’imaginaires techniques dans certains discours accompagnant la diffusion sociale des téléphones mobiles, nous considérons surtout que ce sont plus largement les représentations socio-techniques qui participent à la construction symbolique de l’identité de ces objets techniques contemporains, que ces représentations soient le produit ou non de notre imagination.

Notes
57.

Gilbert Durand, L’imagination symbolique, 4ème édition, Paris, PUF, 1998, p. 3.

58.

« Imaginaire », Le nouveau petit Robert, Paris, dictionnaire Le petit Robert, 2001.

59.

« Imagination », Le nouveau petit Robert, Paris, dictionnaire Le petit Robert, 2001.

60.

Idem.

61.

Idem.

62.

René Barbier « Histoire du concept d’Imaginaire et de ses transversalités », on line [http://www.barbier-rd.nom.fr/Histoiredimaginaire.htm]

63.

Ibid.

64.

Ibid.

65.

Bronislaw Baczko, Les imaginaires sociaux, Paris, Payot, 1984, p. 32.

66.

P. Flichy, « Technologies imaginaires pratiques », working paper, Ecole thématique CNRS, septembre 2003.

67.

L. Sfez, op. cit., 2002, p. 33.

68.

Ibid., p. 34.

69.

P. Flichy, L’innovation technique, Paris, La Découverte, 1995, p. 179.

70.

Antoine Picon, « Imaginaires de l’efficacité, pensée technique et rationalisation », Réseaux, vol. 19, n° 109, 2001, p. 19.