1°) Le modèle de la diffusion

S’inspirant fortement des réflexions d’E. Rogers sur la diffusion des innovations, ce modèle formalise, suivant une conception mécaniste, le processus d’adoption d’une innovation par une communauté donnée. L’innovation doit être comprise ici au sens large ; ce peut être un objet concret mais aussi une idée ou une pratique considérée comme nouvelle : « An innovation is an idea, pratice or object that is perceived as new by an individual or other unit of adoption » 78 . Toutefois, d’un point de vue empirique, les travaux relevant de cette approche ont porté majoritairement sur le cœur de nos préoccupations : l’adoption des « nouveaux » objets concrets.

Suivant ce modèle, la diffusion d’une innovation est un processus communicationnel : « Diffusion is the process by which an innovation is communicated through certain channels over time among the members of social system. It is a special type of communication, in that the messages are concerned with new ideas » 79 . Ce processus est appréhendé suivant l’évolution dans le temps du taux d’adoption ou taux de diffusion, c’est-à-dire le pourcentage d’individus ayant adopté l’innovation dans un système social donné. Cette conception quantitative de la diffusion, se résumant à l’adoption ou au refus d’adoption d’une innovation, permet de déterminer un rythme d’adoption compris comme la vitesse à laquelle une innovation est adoptée par un système social donné. Graphiquement l’évolution de ce taux se traduit, comme l’avait pressentie G. Tarde 80 , par une courbe en S (S-shaped diffusion curve).

Illustration 1. Courbe de diffusion d’une innovation selon E. Rogers
Illustration 1. Courbe de diffusion d’une innovation selon E. Rogers Source : E. M. Rogers, Diffusion of Innovations, 1983.

Dans le temps, l’adoption de l’innovation passe logiquement d’un groupe restreint d’adoptants à un groupe plus large, puis à un bassin de plus en plus représentatif de la population générale. Ce phénomène conduit E. Rogers à catégoriser les adoptants suivant cinq profils en fonction de leur rapidité à adopter l’innovation comprise comme leur position face au changement. Il distingue :

  • les innovateurs (innovators) : 2,5% ;
  • les adopteurs précoces ou premiers utilisateurs (early adopters) : 13,5% ;
  • la première majorité ou la majorité précoce (early majority) : 34% ;
  • la seconde majorité ou la majorité tardive (late majority) : 34% ;
  • les retardataires ; les réfractaires (laggards) : 16%.

G. A. Moore montre, par ailleurs, que la réussite du passage entre les innovateurs-premiers adeptes et la première majorité (renommés dans la méthode CAUTIC 82 respectivement les passionnés et les pragmatiques) est un moment-clé lors de la diffusion des innovations 83 .

La classification et la répartition des profils d’adoptants de Rogers s’illustrent à travers la courbe en cloche suivante (Bell Curve) :

Illustration 2. Profils des adoptants au cours de la diffusion
Illustration 2. Profils des adoptants au cours de la diffusion

Le modèle d’E. Rogers envisage l’adoption d’une innovation par un individu ou une organisation comme un processus décisionnel en cinq phases allant de la première exposition de l'usager à l'innovation, jusqu'à la confirmation ou le rejet de l’adoption de l’innovation. Dans un premier temps, l’individu prend connaissance de l’innovation. C’est la phase d’information (knowledge). Pendant cette phase, les médias jouent un rôle central. Ensuite, vient la phase de persuasion (persuasion) ; l’individu commence à prendre position par rapport à l’innovation par le biais de la recherche d’informations. E. Rogers accorde aux proches un rôle prépondérant durant cette période. La troisième phase dite de décision (decision) correspond au moment où l'individu s'engage dans des activités lui permettant d'adopter ou de rejeter l'innovation. Durant la phase d’application (implementation), quatrième étape du processus, l'individu essaye l’innovation en l’utilisant au quotidien et ainsi l’évalue. Enfin vient la phase de confirmation (confirmation) où l'individu cherche à obtenir des informations venant renforcer son choix d’adoption ou de refus de l’innovation.

Au-delà des critiques classiques du modèle de la diffusion, concernant sa linéarité, son absence de prise en considération de la phase de conception, des détournements d’usage 84 et des phénomènes de rejet après adoption, cette approche appelle plusieurs remarques :

  • Tout d’abord, avec l’aide de B. Miège, nous constatons que l’individu est suivant ce modèle envisagé comme un consommateur rationnel, conception propre à la théorie économique classique 85 . Selon E. Rogers une innovation se diffuse et est adoptée par une communauté si l’individu y trouve de l'intérêt, si elle est perçue comme supérieure à ce à quoi elle tente de se substituer. Cet intérêt dépend principalement des caractéristiques du produit (son avantage relatif, sa compatibilité avec les valeurs du groupe d'appartenance, sa complexité, la possibilité de le tester et sa visibilité), des caractéristiques des consommateurs (ressources matérielles, cognitives et sociales) et du profil des adoptants 86 . L’adoption repose donc sur une évaluation rationnelle du produit par le consommateur. Dès lors, si le processus décisionnel est effectivement envisagé comme un raisonnement rationnel et mécaniste de la part du consommateur, nous retenons en revanche, de ce modèle, l’importance de la perception de l’innovation et le rôle accordé aux leaders d’opinion dans le processus de diffusion. L’idée de réseau d’influence, centrale dans cette approche, nous semble essentielle pour comprendre la rapidité de diffusion du téléphone mobile en France.
  • Ensuite, le modèle de la diffusion a connu et connaît encore, notamment avec le développement du marketing viral, un grand succès dans l’élaboration des stratégies de ventes et de promotion des produits « high-tech ». Au-delà de l’étroite ressemblance entre la courbe du cycle de vie d’un produit et la S shaped diffusion curve, la délimitation des profils comportementaux d’E. Rogers a été exploitée par les entreprises spécialisées dans les « nouvelles technologies » pour la segmentation des marchés. Ce constat est essentiel pour notre analyse afin d’appréhender les cibles des discours d’accompagnement en fonction des périodes de diffusion du téléphone mobile. Notre prise en compte ne repose donc pas sur une adhésion aux profils comportementaux élaborés par E. Rogers mais elle s’appuie sur l’hypothèse d’une utilisation de ces profils par les constructeurs de téléphones mobiles en tant que cible prioritaire de leurs messages publicitaires par période. Toutefois, nous ne pouvons savoir si cette stratégie de ciblage a une incidence effective sur les profils d’adoptants par période ou si au contraire elle est une simple « traduction marketing » du modèle d’E. Rogers.
  • Enfin, la temporalité de diffusion de l’innovation proposée dans ce modèle ne met pas en lumière l’important décalage résidant entre « la rapidité de l’innovation technique et des mises sur le marché sous la contrainte de la compétition économique [et] la lenteur de l’assimilation par le corps social » 87 , pourtant fondamental pour appréhender l’évolution des représentations socio-techniques, notamment celle des téléphones mobiles. Dans le modèle d’E. Rogers, la diffusion débute après la conception de l’innovation et s’arrête au moment de l’acquisition ou non de l’innovation. Or la diffusion sociale d’une innovation s’effectue sur un temps long et ne peut se résumer à la période de commercialisation de l’innovation comme peut le sous-entendre la conception diffusionniste. Le modèle de V. Scardigli – comme celui de P. Flichy 88 –souligne cette caractéristique. L’anthropologue considère que « la diffusion réelle d’une technique s’inscrit dans un temps social parfois très long » 89 . Pour lui, la diffusion d’une technique s’effectue en trois temps dénommés respectivement : le temps des prophéties (période d’euphorie utopiste), le temps des constats et des désillusions (période des premiers usages où l’on passe des discours aux pratiques), le temps des conséquences culturelles de l’innovation (effets à long terme de l’insertion sociale des technologies nouvelles). L’intérêt de la perspective de V. Scardigli pour notre approche est double : d’une part elle insiste sur le fossé entre le temps technique (celui des innovations technico-commerciales) et le temps social, d’autre part elle accorde une place prépondérante à l’imaginaire et aux discours entourant les innovations techniques. Cette réflexion nous paraît beaucoup plus pertinente que le modèle diffusionniste pour questionner l’insertion sociale des téléphones mobiles par le biais de leur dimension symbolique.

C’est donc suivant ces trois remarques que nous nous positionnerons par rapport à la théorie diffusionniste.

Notes
78.

Everett M. Rogers, Diffusion of Innovations, 4ème éd., New York, Free Press, 1995, p. 11.

79.

Ibid., p. 6.

80.

Voir Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, Paris, F. Alcan, 1890.

81.

Source : E. M. Rogers, Diffusion of Innovations, 1983.

82.

CAUTIC : Conception Assistée par l'Usage pour les Technologies, l'Innovation et le Changement. P. Mallein, entre autres chercheurs, a participé à la mise au point de la méthode CAUTIC à la fin des années 90. Cette dernière est commercialisée par la société Ad’Valor.

83.

Geoffrey A. Moore, Crossing the Chasm: Marketing and Selling High-Tech Products to Mainstream Customers, Harper Business, 2002

84.

Dans la 3ème édition de Diffusion of Innovations, E. Rogers cherche à palier ce manque. Il utilise la notion de ré-invention pour désigner la façon dont les utilisateurs modifient une innovation durant la phase d’adoption.

85.

Voir B. Miège, op. cit., p. 146.

86.

Voir les profils présentés ci-dessus.

87.

P. Chambat, « Communiquer, relier », Communication et lien social : usages des machines à communiquer, Paris, Descartes, 1992, p. 11.

88.

Pour une présentation détaillée du modèle de P. Flichy, voir ci-après « le modèle de la circulation », pp. 47-52.

89.

Victor Scardigli, Les sens de la technique, Paris, PUF, 1992, p. 33. L’auteur précise que cette période s’étend en moyenne entre 30 et 40 ans.