2°) Le modèle de la traduction
C’est dans les années 80 que des sociologues du CSI
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de l’école des Mines de Paris dont M. Callon, B. Latour et M. Akrich développent, en réaction aux limites du modèle diffusionniste, le modèle de la traduction. Ces chercheurs s’intéressent à la genèse et la diffusion des innovations scientifiques et techniques et les appréhendent comme des processus de constitution de réseaux socio-techniques. Pour eux, l’innovation technique n’est pas un simple produit de la science ; c’est un construit social dans le sens où elle résulte d’une série d’interactions socio-techniques, d’opérations de traduction, de jeux d’alliances et de négociations entre différents acteurs. Représenté comme une succession d’épreuves et de transformations où des éléments hétérogènes (acteurs humains et non humains) sont en relation, le processus d’innovation n’est pas un phénomène linéaire
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comme le concevaient les diffusionnistes mais prend schématiquement la forme d’un tourbillon.
En résumé, suivant cette perspective, « le processus d’innovation est décrit comme la construction d’un réseau d’association entre des entités hétérogènes, acteurs humains et non humains. A chaque décision technique, l’innovateur éprouve les hypothèses sur lesquelles il s’est appuyé, hypothèses qui concernent à la fois la nature des entités dont il a besoin pour faire avancer son projet et les désirs, les intérêts, les aspirations de ces entités ; en acceptant au fil de ces épreuves de négocier les contenus techniques, il mobilise toujours davantage d’entités et étend son réseau. Le processus d’innovation s’achève lorsque la circulation du dispositif technique ne génère plus de revendications susceptibles de défaire le réseau ainsi constitué et de remettre en cause le partage stabilisé des compétences entre l’objet et son environnement »
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.
Certes, notre travail n’appréhende pas le téléphone mobile comme une innovation ; en effet, nous n’interrogeons pas concrètement la phase de conception de cet objet technique contemporain et notre observation ne porte pas sur la vie des laboratoires R&D
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des constructeurs. Rappelons, encore une fois, que nous souhaitons questionner l’évolution des discours accompagnant l’insertion sociale du téléphone mobile, soit sa « médiatisation ». En revanche, ce modèle suscite différentes réflexions qui nous semblent pertinentes pour notre étude. De surcroît, le contenu des discours d’accompagnement comme les spots publicitaires ou les modes d’emploi n’est sûrement pas sans liens avec les innovations technico-commerciales, comprises comme des améliorations du produit (par exemple les ajouts de fonctionnalités, les perfectionnements techniques ou ergonomiques de modèles). Quels sont donc les apports de ces travaux pour notre réflexion ?
- Tout d’abord, le modèle de la traduction donne de l’épaisseur sociale à l’innovation technique. Il met en lumière la complexité du processus de genèse des innovations techniques, qui ne se construisent pas hors de tout contexte social. Il souligne l’interrelation des éléments techniques et sociaux. Les rapports sociaux sont déterminants dans la trajectoire prise par les innovations techniques. Chaque interaction modifie le dispositif technique et y laisse son empreinte. Autrement dit, l’histoire des innovations techniques est imprévisible tant en terme d’échec ou de succès que d’évolution de projet. La genèse du téléphone mobile souligne cette caractéristique. Les projets de départ étaient en effet loin de correspondre à la mise au point de l’outil de communication personnel tel que nous le connaissons actuellement. La trajectoire prise n’était pas une évidence et plusieurs déplacements, reconfigurations de projets ont eu lieu
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. Or justement, suivant le modèle de la traduction, « le travail du sociologue consiste […] à décrire les opérations par lesquelles le scénario de départ, qui se présente essentiellement sous une forme discursive, va progressivement, par une série d'opérations de traduction qui le transforment lui-même, être approprié, porté par un nombre toujours croissant d'entités, acteurs humains ou dispositifs techniques »96. C’est en gardant en mémoire cette citation que nous aborderons notre histoire du téléphone mobile dans la section suivante.
- Ensuite, dans le modèle de la traduction, les stratégies d’intéressement d’acteurs sont fondamentales dans l’adoption d’une innovation (c’est dire toute l’importance des acteurs sociaux lors de la conception des innovations techniques) ; « le succès suppose l'établissement de réseaux socio-techniques
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par intéressements et compromis progressifs »
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. Pour élargir et consolider les réseaux, il est nécessaire de négocier, de traduire les informations d’un monde afin qu’il soit acceptable dans un autre monde. Contrairement au point de vue diffusionniste, les qualités intrinsèques d’une innovation technique et l’adaptabilité de l’offre à une demande sociale ne peuvent expliquer à elles seules les raisons du succès d’une innovation technique. Nous pouvons alors considérer que le succès du téléphone mobile tient aussi aux différentes négociations d’acteurs (constructeurs, opérateurs, distributeurs…), stratégies d’intéressement résultant d’un certain nombre d’opérations de traduction. Conformément à cette perspective, les publicités et les modes d’emploi, en tant que discours d’accompagnement, apparaissent comme des éléments moteurs dans ces mécanismes de traduction et dans ces stratégies d’intéressement. D’une part, ils médiatisent, jouent un rôle de passeur entre le monde des concepteurs et celui des usagers, et constituent autant d’opérations de traduction cherchant à rendre acceptables des informations sur l’objet technique dans la sphère du grand public. D’autre part, leur nature de documents
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les institue comme des supports de cristallisations de traductions à un moment donné. Dès lors, une analyse diachronique de ces documents peut permettre d’identifier l’évolution des stratégies d’intéressement. Quelles sont les informations transmises ? Quelles sont les informations supposées acceptables dans la sphère du grand public ? Mais surtout quelles sont les traductions ainsi opérées ? Telles sont les questions qui peuvent être soulevées lors d’une étude de ces deux genres de discours d’accompagnement.
- Enfin, ce modèle, contrairement à celui de la diffusion, accorde un rôle aux utilisateurs finaux durant la phase de conception. Premièrement, ils interviennent en tant que représentations (anticipation des futurs usages ou applications de l’innovation technique) qui sont ensuite inscrites dans le dispositif. Ces anticipations sont aussi dans une certaine mesure présentes dans les modes d’emploi. Les manuels d’utilisation des téléphones mobiles jouent certes un rôle de médiation entre les concepteurs et les usagers, mais sont aussi une traduction linguistique des prévisions d’usages conformes et déviants imaginés lors de la phase de conception. Deuxièmement, les usagers jouent un rôle plus concret lors des phases d’expérimentation de l’innovation. Les tests et pré-tests d’un dispositif technique sont autant de moments où de futurs usagers présumés interagissent avec les prototypes. Toutefois, ce modèle n’intègre pas la phase d’usage, proprement dite, qui, pourtant, est une période où les usagers jouent un rôle dans le façonnage de l’objet technique
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. Cette critique, énoncée par M. Akrich elle-même
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et régulièrement adressée à ce modèle, souligne tout l’intérêt d’adopter une approche diachronique ne se focalisant pas sur la phase de conception afin de pouvoir appréhender ces modifications. En effet, nous émettons l’hypothèse que les transformations et déplacements opérés par les usagers durant la phase d’usage devraient être constatables dans le domaine des représentations et de l’imaginaire.
Avec une problématique certes différente, le modèle de la traduction nous a permisde souligner le caractère instable des innovations et l’importance de la médiatisation lors de la diffusion des objets techniques.
Notes
90.
Centre de Sociologie de l’Innovation
91.
Le modèle linéaire suit schématiquement la progression science → technique → société.
92.
Source : Bruno Latour, La science en action, Paris, La Découverte, 1989, p. 232.
93.
Madeleine Akrich, « Les objets techniques et leurs utilisateurs », Raisons Pratiques, n° 4, Paris, Ed. de l’EHESS, 1993, p. 36.
94.
R&D : Recherche et Développement.
95.
Voir la section « L’insertion sociale du téléphone mobile : un cas à part ? » pp. 59-122.
96.
M. Akrich, « Les formes de la médiation technique », Réseaux, n° 60, 1993, pp. 91-92.
97.
La notion de réseau permet de relier des éléments hétérogènes (sociaux et techniques), situés dans différents lieux. B. Latour en donne une définition plus approfondie à la page 290 de La science en action.
98.
Michel Callon, « L'évolution du rapport de l'homme à la connaissance », Actes du colloque fondateur du CIRVAL, janvier 1996, [on line] [http://www.cirval.univ-corse.fr/publication/dossier1/cir22111.htm].
99.
Un document est à la fois une forme (c’est un objet matériel), un signe (il est porteur de sens) et un médium (c’est un vecteur de communication).
100.
Voir la présentation de la sociologie de l’appropriation.
101.
Dans son article Les objets techniques et leurs utilisateurs, M. Akrich écrit : « Dès que l'objet technique devient objet de consommation ou d'utilisation, il cesse d'intéresser l'analyste qui ne voit dans l'utilisateur que le prolongement non problématique du réseau constitué par l'innovateur. Autrement dit, [la sociologie des techniques] a certes redonné de l'épaisseur aux objets, mais cela, au détriment des acteurs qui s'en saisissent ».