2°) Le modèle de la traduction

C’est dans les années 80 que des sociologues du CSI 90 de l’école des Mines de Paris dont M. Callon, B. Latour et M. Akrich développent, en réaction aux limites du modèle diffusionniste, le modèle de la traduction. Ces chercheurs s’intéressent à la genèse et la diffusion des innovations scientifiques et techniques et les appréhendent comme des processus de constitution de réseaux socio-techniques. Pour eux, l’innovation technique n’est pas un simple produit de la science ; c’est un construit social dans le sens où elle résulte d’une série d’interactions socio-techniques, d’opérations de traduction, de jeux d’alliances et de négociations entre différents acteurs. Représenté comme une succession d’épreuves et de transformations où des éléments hétérogènes (acteurs humains et non humains) sont en relation, le processus d’innovation n’est pas un phénomène linéaire 91 comme le concevaient les diffusionnistes mais prend schématiquement la forme d’un tourbillon.

Illustration 3. Modèle de la traduction
Illustration 3. Modèle de la traduction Source : Bruno Latour, La science en action, Paris, La Découverte, 1989, p. 232.

En résumé, suivant cette perspective, « le processus d’innovation est décrit comme la construction d’un réseau d’association entre des entités hétérogènes, acteurs humains et non humains. A chaque décision technique, l’innovateur éprouve les hypothèses sur lesquelles il s’est appuyé, hypothèses qui concernent à la fois la nature des entités dont il a besoin pour faire avancer son projet et les désirs, les intérêts, les aspirations de ces entités ; en acceptant au fil de ces épreuves de négocier les contenus techniques, il mobilise toujours davantage d’entités et étend son réseau. Le processus d’innovation s’achève lorsque la circulation du dispositif technique ne génère plus de revendications susceptibles de défaire le réseau ainsi constitué et de remettre en cause le partage stabilisé des compétences entre l’objet et son environnement » 93 .

Certes, notre travail n’appréhende pas le téléphone mobile comme une innovation ; en effet, nous n’interrogeons pas concrètement la phase de conception de cet objet technique contemporain et notre observation ne porte pas sur la vie des laboratoires R&D 94 des constructeurs. Rappelons, encore une fois, que nous souhaitons questionner l’évolution des discours accompagnant l’insertion sociale du téléphone mobile, soit sa « médiatisation ». En revanche, ce modèle suscite différentes réflexions qui nous semblent pertinentes pour notre étude. De surcroît, le contenu des discours d’accompagnement comme les spots publicitaires ou les modes d’emploi n’est sûrement pas sans liens avec les innovations technico-commerciales, comprises comme des améliorations du produit (par exemple les ajouts de fonctionnalités, les perfectionnements techniques ou ergonomiques de modèles). Quels sont donc les apports de ces travaux pour notre réflexion ?

Avec une problématique certes différente, le modèle de la traduction nous a permisde souligner le caractère instable des innovations et l’importance de la médiatisation lors de la diffusion des objets techniques.

Notes
90.

Centre de Sociologie de l’Innovation

91.

Le modèle linéaire suit schématiquement la progression science → technique → société.

92.

Source : Bruno Latour, La science en action, Paris, La Découverte, 1989, p. 232.

93.

Madeleine Akrich, « Les objets techniques et leurs utilisateurs », Raisons Pratiques, n° 4, Paris, Ed. de l’EHESS, 1993, p. 36.

94.

R&D : Recherche et Développement.

95.

Voir la section « L’insertion sociale du téléphone mobile : un cas à part ? » pp. 59-122.

96.

M. Akrich, « Les formes de la médiation technique », Réseaux, n° 60, 1993, pp. 91-92.

97.

La notion de réseau permet de relier des éléments hétérogènes (sociaux et techniques), situés dans différents lieux. B. Latour en donne une définition plus approfondie à la page 290 de La science en action.

98.

Michel Callon, « L'évolution du rapport de l'homme à la connaissance », Actes du colloque fondateur du CIRVAL, janvier 1996, [on line] [http://www.cirval.univ-corse.fr/publication/dossier1/cir22111.htm].

99.

Un document est à la fois une forme (c’est un objet matériel), un signe (il est porteur de sens) et un médium (c’est un vecteur de communication).

100.

Voir la présentation de la sociologie de l’appropriation.

101.

Dans son article Les objets techniques et leurs utilisateurs, M. Akrich écrit : « Dès que l'objet technique devient objet de consommation ou d'utilisation, il cesse d'intéresser l'analyste qui ne voit dans l'utilisateur que le prolongement non problématique du réseau constitué par l'innovateur. Autrement dit, [la sociologie des techniques] a certes redonné de l'épaisseur aux objets, mais cela, au détriment des acteurs qui s'en saisissent ».