3°) Le modèle de la circulation

Un autre modèle, développé au milieu des années 90 par P. Flichy dans L’innovation technique, cherche à expliciter les processus de genèse et d’insertion sociale des innovations techniques. Cette modélisation, intitulée ensuite modèle de la circulation 102 , constitue un apport fondamental pour notre réflexion ; l’élaboration de notre problématique et la constitution de nos grilles d’analyse s’appuient, en effet, sur ce modèle mais aussi sur ses limites. Commençons par une présentation de l’approche de P. Flichy.

Postulant que l’action technique, en tant qu’activité sociale, est signifiante, P. Flichy l’inscrit dans un cadre de référence 103 , le cadre socio-technique. Ce cadre, mélange de technique et de social, permet de donner du sens à l’action technique : « le cadre de référence socio-technique permet de percevoir et de comprendre les phénomènes techniques auxquels on assiste et d’organiser son action et sa coopération avec les autres acteurs. Il est constitué d’un ensemble de savoirs, de savoir-faire et d’artefacts techniques mobilisés dans le déroulement d’une action technique. Le cadre de référence permet de structurer les interactions qu’un individu développe avec les artefacts techniques et avec les autres hommes, organise les interprétations et délibérations que l’individu tient face à lui-même » 104 .

L’intérêt de cette approche en terme de cadre est double. Premièrement, elle permet de prendre en considération la dimension symbolique de nos relations aux objets techniques qui, comme nous l’avons vu, est fondamentale 105 . Rappelons d’ailleurs que P. Flichy, dans des travaux postérieurs à L’innovation technique,s’appuie surle postulat de P. Ricoeur selon lequel « la réalité est symboliquement médiée » 106 . Cette référence au philosophe français confirme cette volonté de restituer à l’action technique sa dimension symbolique. Deuxièmement, elle permet, selon P. Flichy, d’éviter les pièges déterministes pourtant récurrents dans les approches de la technique. Ne sombrer ni dans le déterminisme technique, ni dans le déterminisme social mais penser social et technique ensemble est essentiel pour pouvoir appréhender toute la complexité de l’insertion sociale des objets techniques.

Ainsi, la notion de cadre socio-technique est pertinente pour articuler les représentations présentes dans les discours d’accompagnement et l’action technique. En effet, les mises en scène du téléphone mobile dans les publicités et les modes d’emploi peuvent être appréhendées comme une ressource mobilisable dans l’action technique. Au-delà de leur caractère attractif ou rébarbatif, ces deux discours permettent de faire connaître. Ils véhiculent des références imagées d’utilisations et d’usagers, et constituent dans une certaine mesure un « savoir » sur le téléphone mobile.

P. Flichy précise en outre qu’un cadre socio-technique « peut se subdiviser en deux cadres distincts mais articulés l’un à l’autre, le cadre de fonctionnement et le cadre d’usage » 107 . Il précise :

  • « Le cadre de fonctionnement définit un ensemble de savoirs et de savoir-faire qui sont mobilisés ou mobilisables dans l’activité technique. Ce cadre est non seulement celui des concepteurs d’un artefact technique, mais il est aussi celui des constructeurs, celui des réparateurs et également celui des usagers. Ceux-ci peuvent mobiliser ce cadre quand ils veulent « ouvrir la boîte noire », bricoler ou modifier la machine » 108 .
  • Le cadre d’usage désigne un ensemble de savoirs et de savoir-faire mobilisés ou mobilisables pour l’usage d’un objet technique mais il « ne se limite pas seulement à l’activité des usagers ».

En résumé, d’un côté, la question centrale est « comment ça marche ? », de l’autre « comment on s’en sert ? ». Précisons que nos grilles d’analyse reprennent cette distinction – certes critiquable 109 –, et questionnent à la fois les représentations de l’usage et du fonctionnement des téléphones mobiles dans les publicités et les modes d’emploi. Notre objectif étant d’identifier les références socio-techniques imagées dans ces deux discours d’accompagnement, il nous a semblé pertinent d’évaluer la part d’informations présentes sur l’usage et le fonctionnement dans ces deux genres de discours. Sont-ils plus proches de l’imaginaire technique ou de l’imaginaire social ?

Relevons en outre que ces cadres peuvent changer, évoluer ; ils ne sont pas fixes. Des ruptures de cadre sont possibles. Les deux cadres composant le cadre socio-technique visent à faire connaître et à faire agir par rapport l’objet technique. Ces cadres limitent et délimitent – au sens de normes – mais laissent une certaine liberté d’action. « Ces cadres de références ne déterminent en aucun cas l’action technique, ils constituent bien plutôt un point d’ancrage, un ensemble de contraintes qui permettent l’activité technique, celle-ci se déroulant librement au sein de ce cadre » 110 . L’intérêt de recourir à la notion de cadre est donc, comme nous l’évoquions précédemment, d’éviter le piège du déterminisme.

Concernant l’activité des acteurs au sein de ces cadres (qu’ils soient concepteurs ou usagers), P. Flichy reprend, pour les qualifier, la distinction élaborée par M. de Certeau entre tactique et stratégie 111 . Il distingue ainsi les stratèges, acteurs qui participent à l’élaboration des cadres, et les tacticiens, ceux qui les subissent. Evidemment, les concepteurs sont généralement des stratèges et les usagers des tacticiens, mais le sociologue ajoute qu’il existe des cas (rares) d’usagers-stratèges 112 . Cette conception permet à notre avis de souligner l’intrication qui est au cœur de notre réflexion entre innovations techniques, conceptions, représentations et appropriations. Appréhender les imaginaires socio-techniques non pas « comme la matrice initiale d’une nouvelle technique mais plutôt comme une ressource mobilisée par les acteurs pour construire un cadre de référence » 113 dans lequel s’inscrivent ensuite les actions techniques permet de redonner leurs places aux rêves et aux utopies sans en surestimer le rôle dans nos relations aux objets techniques.

Ajoutons par ailleurs que P. Flichy envisage le développement d’une innovation technique comme la mise en place et la stabilisation d’un cadre socio-technique. Cette genèse suit généralement trois phases :

  • le « temps des histoires parallèles » : cette période correspond à la préhistoire d’une innovation technique. C’est une période de foisonnement ; dans les bureaux d’étude et les laboratoires, les chercheurs réfléchissent à de futures innovations sans connaître les travaux des autres laboratoires ;
  • la « phase de l’objet-valise » : c’est une phase de convergence durant laquelle les projets commencent à se rencontrer ; les acteurs de la technique découvrent les projets, les interrogations d’autres acteurs. Cette rencontre se fait de prime abord sous un mode imaginaire. A ce stade plusieurs objets techniques, cadres d’usage et de fonctionnement sont imaginés. Durant cette phase très utopiste, l’objet technique est abstrait. Cette période instable peut soit s’épuiser soit déboucher sur une phase de négociation, d’élaboration et de concrétisation au sens où l’entend G. Simondon, appelée « phase de l’objet-frontière » ;
  • la « phase de l’objet-frontière » : durant cette phase, les choix technologiques s’affinent. Les contours de l’objet technique se précisent ; le cadre socio-technique commence à prendre forme. L’objet-valise devient objet-frontière, c’est-à-dire la matrice des gammes d’objets techniques qui seront commercialisés. A la fin de cette phase, le cadre socio-technique se stabilise et un verrouillage technologique s’effectue.

Cette modélisation de la genèse d’une innovation technique appelle bien évidemment un certain nombre de remarques. Nous avons choisi de ne pas détailler ici les critiques habituelles formulables à l’égard de ce modèle 114 . Nous préférons insister sur les apports de cette perspective pour notre propre réflexion.

  • Tout d’abord, et encore une fois, cette modélisation accorde une place centrale aux imaginaires techniques et sociaux 115 dans la genèse des innovations techniques notamment durant la « phase de l’objet-valise ». Dans ses travaux sur l’imaginaire d’Internet, P. Flichy développe sa perspective et distingue les imaginaires techniques selon leurs fonctions durant les différentes phases de conception technique, allant de « l’utopie de rupture » à « l’idéologie-mobilisation ». Il formalise cette distinction dans le schéma suivant :
Illustration 4. Typologie des imaginaires selon P. Flichy
Illustration 4. Typologie des imaginaires selon P. Flichy Ce schéma se trouve dans P. Flichy, « La place de l’imaginaire dans l’action technique », Réseaux, n° 109, 2001, p. 69.

Le modèle de P. Flichy tend donc à montrer une évolution temporelle des imaginaires au cours de la conception et de la diffusion d’une innovation technique. C’est à partir d’une analyse des discours produits sur Internet, entre les années 1960 et le milieu des années 1990, par divers acteurs (lanceurs de projets, concepteurs, premiers utilisateurs et médiateurs) que P. Flichy a pu relever cette évolution. D’une part, donc, une analyse des discours accompagnant un objet technique permet d’appréhender ses imaginaires socio-techniques. D’autre part, ces derniers ne sont pas figés et évoluent dans le temps, du moins pendant la phase de conception. Analyser les discours sur le téléphone mobile peut donc nous permettre d’identifier les imaginaires socio-techniques entourant cet objet technique contemporain et leur évolution.

Toutefois, P. Flichy n’interroge pas en détail l’évolution des imaginaires socio-techniques depuis que l’utilisation d’Internet s’est banalisée. Or lorsque la diffusion d’un objet technique a atteint le seuil de la masse critique, qu’en est-il de l’imaginaire dans les discours d’accompagnement ? Ne continue-t-il pas d’évoluer ? Certes, P. Flichy adopte un modèle circulaire qui tendrait à nous faire penser que l’idéologie-mobilisation laisse la place à l’utopie de rupture et ainsi de suite. Mais son modèle ne permet pas de répondre à un ensemble de questions qui nous semblent pourtant fondamentales : durant la phase d’appropriation et de stabilisation des usages, les imaginaires confrontés à la réalité des pratiques ne sont-ils pas contraints d’évoluer ? En effet, comment les détournements d’usage sont-ils intégrés par les discours d’accompagnement ? Utilise-t-on toujours les mêmes imageries, figures, valeurs dans ces discours lorsque l’objet frontière est devenu objet de consommation ? C’est à cet ensemble de questions que nous nous proposons de répondre dans ce travail à travers l’exemple du téléphone mobile. Ainsi, il nous a semblé nécessaire d’étudier les imaginaires socio-techniques du téléphone mobile non pas durant la phase de conception mais plutôt durant sa diffusion auprès du grand public, afin de pouvoir à terme répondre à ces différentes questions. Celles-ci procèdent, comme nous venons de le voir d’une limite du modèle développé par P. Flichy, mais aussi des conclusions des travaux sociologiques sur l’appropriation des objets techniques.

Notes
102.

Appellation employée par B. Miège dans La société conquise par la communication. II La communication entre l’industrie et l’espace public.

103.

P. Flichy emprunte la notion de cadre à la psychosociologie goffmanienne. Chez E. Goffman, un cadre primaire se définit comme « un cadre qui nous permet dans une situation donnée d’accorder du sens à tel ou tel de ses aspects, lequel autrement serait dépourvu de signification ». Voir Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, Editions de Minuit, Paris, 1991, p. 30.

104.

Voir P. Flichy, op. cit., 1995, p. 130.

105.

Sur la conception symbolique de l’action sociale et technique voir « Préambule terminologique » pp. 14-37.

106.

In P. Flichy « Technologies imaginaires pratiques ». Son propos est d’ailleurs illustré par une citation de P. Ricoeur issue de L’idéologie et l’utopie : « Là où il y a des êtres humains, on ne peut rencontrer de mode d’existence non symbolique et moins encore d’action non symbolique ».

107.

Voir. P. Flichy, op. cit., 1995, p. 124.

108.

Idem.

109.

Dans son article Changement et réseaux socio-techniques : de l’inscription à l’affordance, T. Bardini souligne que la distinction faite par P. Flichy entre cadre de fonctionnement et cadre d’usage comporte le risque de refonder la dichotomie technique/social.

110.

P. Flichy, op. cit., 1995, p. 128.

111.

Dans L’invention du quotidien, M. de Certeau définit la stratégie comme « le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir […] est isolable d'un "environnement". Elle postule un lieu susceptible d'être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte ». La tactique est « un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l'autre comme une totalité visible. La tactique n'a pour lieu que celui de l'autre ».

112.

Le rôle des usagers durant la phase de conception est abordée plus en détail dans la présentation des approches relevant de la sociologie de l’appropriation.

113.

P. Flichy, op. cit., 1995; p. 179.

114.

Plusieurs critiques sont habituellement adressées à ce modèle. Tout d’abord, ce dernier considère que le calcul économique intervient après le verrouillage technologique. Or, par exemple, les questions de prix de vente et de coûts sont forcément présentes avant la concrétisation de l’objet technique. Ensuite, pour P. Chambat, l’approche de P. Flichy ne met pas clairement en évidence le fait que l’action technique des concepteurs et celle des usagers ne sont pas du même ordre. Elle risque d’aboutir à une conception fonctionnelle de l’usage. Enfin, la notion de cadre de référence ne permet pas de hiérarchiser les prescriptions par opposition à l’autonomie des usagers ou des concepteurs.

115.

L’imaginaire technique est plus proche du cadre de fonctionnement et l’imaginaire social du cadre d’usage.

116.

Ce schéma se trouve dans P. Flichy, « La place de l’imaginaire dans l’action technique », Réseaux, n° 109, 2001, p. 69.