L’ensemble des travaux sur lesquels nous nous appuyons 343 énonce un phénomène de banalisation de l’objet téléphone mobile. Selon ces études, le mobile s’est banalisé au cours des années 2000. Ce constat relève presque de l’évidence au vu des résultats des approches quantitatives présentés précédemment. Rappelons par ailleurs que J. Jouët envisage quatre temps dans la constitution des usages d’un objet technique : celui de l’adoption, de la découverte, de l’apprentissage puis de la banalisation (ou du rejet). L’évolution du taux d’équipement dans la société française semble indiquer que le mobile s’est popularisé et démocratisé. Les observations récentes des usages du mobile soulignent plus précisément le phénomène de banalisation : « Utiliser un mobile dans les situations de la vie ordinaire, que ce soit dans l’espace public, privé ou de travail, est une pratique intégrée et normalisée. On peut ainsi parler de "lissage" des pratiques » 344 . Nous sommes donc actuellement dans la quatrième phase : celle de la banalisation du mobile.
L’intérêt est ici de relever le lien entre l’insertion sociale du mobile et le changement de statut symbolique de cet objet technique. Les études des usages du portable envisagent, en effet, une évolution dans la logique de consommation de cet objet technique. Il semblerait que dans un premier temps la détention de mobile ait eu un caractère ostentatoire permettant de distinguer le statut social de son possesseur. Ensuite, corrélativement à l’augmentation du taux d’insertion sociale, ce phénomène a perdu de son effectivité.
En 1998, J.-P. Heurtin, quoique peu convaincu, rappelle qu’une des explications avancées pour expliquer le succès du mobile se réfère « à l’idée d’une forme de consommation ostentatoire, et à la recherche d’un effet de distinction » 345 . Il émet aussi, déjà, l’hypothèse d’une diminution de cet effet parallèlement à la démocratisation du mobile.
Pour K. Poupée, en 2003, l’ostentation est toujours présente dans la consommation de l’objet mobile. Toutefois, elle énonce un déplacement des critères de distinction : au début du marché, l’opposition reposait sur la possession. Elle s’est progressivement déplacée sur les fonctionnalités et les marques : « Il existe une tendance à la comparaison par rapport à la marque, aux fonctionnalités, au prix qui sont autant de moyens pour afficher son statut, d’entrer en compétition et de marquer son appartenance » 346 .
G Gaglio a, quant à lui, travaillé sur la pertinence des concepts d’ostentation et de distinction pour appréhender la culture matérielle à travers l’étude de cas du téléphone mobile. Son travail l’amène à constater « qu’au fil du développement des usages du mobile, la logique distinctive est dépassée par une logique imitative et d’usage, mettant en exergue l’aspect utilitaire de l’objet » 347 . Autrement dit, l’ostentation, et dans une moindre mesure la distinction, sont pertinentes pour appréhender les débuts de la diffusion du mobile. Puis elles laissent place aux logiques imitatives (contagion, influence et mode) 348 et utilitaires.
L’étude du GRIPIC caractérise ce changement à travers l’expression « métamorphose identitaire ». A ses débuts, le mobile permettait d’exprimer son statut social 349 . En devenant commun à tous les milieux sociaux c’est-à-dire en se banalisant, cet objet technique semble moins enclin à être appréhendé comme marquant un statut social. Toutefois, les nombreuses opérations de singularisation et de personnalisation dont il est l’objet permettent de l’envisager comme une signature identitaire. Les caractéristiques d’un mobile (interne et externe) montrent, actuellement, avant tout l’identité de son possesseur.
L’ensemble de ces travaux nous amène donc à prendre note de cette évolution symbolique du mobile dans la société française : le passage d’un objet dont la possession exprime un statut social à un objet dont la configuration exprime l’identité et l’appartenance. Cela dit, afin de montrer qu’à ses débuts le mobile est considéré comme un marqueur de statut social, G. Gaglio comme le GRIPIC s’appuient sur des discours : œuvres cinématographiques et littéraires pour le GRIPIC, entretiens pour G. Gaglio. Il s’agit donc de représentations ou de perceptions du mobile majoritaires durant une période. La retranscription des entretiens de G. Gaglio montre d’ailleurs que les premiers utilisateurs 350 tiennent un discours utilitariste et n’ancrent pas leur décision d’équipement sur une volonté de se distinguer. Ici transparaît le rôle des représentations sociales comme moyen de légitimation des actions sociales. Nous pouvons, en outre, considérer que les discours associant le mobile au luxe, à un marqueur de statut social expriment l’imaginaire collectif d’une période. Ainsi, comparer à ces images le contenu du discours des offreurs peut nous permettre de comprendre leur positionnement. Sur quel registre s’appuient-ils ? Utilitaire ? Luxe ? Ont-ils changé de registre parallèlement au changement symbolique relevé ?
Voir bibliographie.
GRIPIC/CELSA, Le téléphone mobile aujourd’hui : usages, représentations, comportements sociaux, 2005, Rapport d’étude pour l’AFOM, [en ligne] Disponible sur <http://www.afom.fr> (consulté le 31.11.2005), p. 53.
J.-P. Heurtin, art. cit.
K. Poupée, op. cit., p. 11.
G. Gaglio, « L’ostentation et la distinction, deux concepts pertinents pour aborder la culture matérielle ? Illustration à travers l’exemple du téléphone mobile et de sa trajectoire sociale », Colloque Société et Consommation, Rouen, 31 mars–1er avril 2003.
G. Gaglio explique que la diffusion sociale du GSM repose sur ces trois mécanismes sociaux. Voir G. Gaglio, « La question du passage téléphone mobile objet simple au téléphone mobile objet relais », Actes du colloque ICUST, 2001, pp. 322-332.
G. Gaglio montre par ailleurs que dans le cas du mobile, il est plus question de statut social que de classe, concept auquel se rattachent pourtant les notions d’ostentation et de distinction.
Nous considérons comme premiers utilisateurs ceux qui se sont équipés avant 1998.